Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Avril 2017 (volume 18, numéro 4)
titre article
Sylvie Fabre

De la méthode : la thèse comme « chasse au trésor »

Umberto Eco, Comment écrire sa thèse, Paris, Flammarion, 2016, [1970], traduit de l’italien par Laurent Cantagrel, 332 p., EAN : 9782081380516.

1Cet ouvrage d’Umberto Eco, dont la publication initiale remonte à 1977, fut traduit dans plus de vingt langues, y compris « dans des pays […] où les exigences pour une thèse sont différentes » (p. 12). La première version en français est parue chez Flammarion en août 2016, quelques mois seulement après le décès de l’auteur. Il s’agit des premières épreuves non corrigées, ce qui explique le caractère inachevé de l’ensemble (de nombreux tableaux manquent à l’appel, faute d’avoir été insérés dans les endroits prévus à cet effet). L’introduction est celle de l’édition italienne de 1985.

2Il peut sembler paradoxal de publier en français un livre écrit en Italie à la fin des années 70 (postface, p. 325). Umberto Eco tentait alors, dans un contexte politique trouble (les « années de plomb »), de convaincre les étudiants rebelles « de l’utilité de se soumettre aux règles rigoureuses que requiert la laurea1» (p. 332). Néanmoins, comme le rappelle l’auteur dans son introduction « les règles pour faire un bon travail de recherche sont […] les mêmes en tout lieu et à quelque niveau de complexité que ce soit » (p. 12). Nous pourrions également ajouter : en tout temps. Aujourd’hui comme hier, le candidat doit démontrer qu’il maîtrise l’exercice de la quête scientifique et qu’il en a compris les tenants et les aboutissants. C’est pourquoi « vouloir faire une thèse de laurea sans se plier à ces règles est une demi‑mesure : mieux vaut rejeter le principe même de la thèse », conseille l’auteur (p. 332).

3Le titre Comment écrire sa thèse fait immédiatement penser au guide pratique, au manuel didactique destiné à ceux qui ont peur de se tromper (ou de mal faire) et qui éprouvent par conséquent le besoin d’être rassurés. Le sommaire (p. 7‑9) reflète d’ailleurs les différentes phases du travail à accomplir : questionnements préliminaires (enjeux de l’exercice et choix du sujet), conduite des investigations (recherche et exploitation du matériau), formalisation des résultats obtenus (rédaction et mise en page). Bien que les nouvelles technologies de l’information et de la communication n’aient pas été intégrées à l’édition 2016, cela n’affecte en rien le fond du propos qui vise à transmettre « une méthode rigoureuse pour organiser les étapes de son travail, trier, sélectionner, et hiérarchiser le matériau » (p. 328). Certes, le support a changé — depuis les années 70 l’étudiant est passé de la machine à écrire à l’ordinateur, des fiches bristol aux logiciels d’organisation de données, et de la recherche exclusive en bibliothèque aux open data — mais pas la méthode, qui demeure fondée sur l’observation et l’analyse rigoureuses d’un ou de plusieurs matériau(x), c’est‑à‑dire sur la capacité du candidat à interroger un sujet dans une optique scientifique.

Ambition de l’ouvrage

4Umberto Eco l’affirme, son ouvrage n’est pas un travail de réflexion sur l’épistémologie scientifique. Sa vocation n’est ni d’expliquer « comment on fait une recherche scientifique » (p. 15) ni de dire ce qu’il faut écrire dans une thèse de laurea, mais de permettre aux doctorants de tirer le meilleur parti de l’expérience de la thèse qui, du fait de l’investissement qu’elle suppose, ne constitue pas seulement une quête du savoir mais aussi une quête de soi. L’auteur tient donc, dès les premières pages, à écarter tout malentendu : son livre « ne parle pas tant des idées que doit contenir une thèse que de l’état d’esprit dans lequel l’aborder ce travail et d’une bonne méthode à suivre pour le réaliser » (p. 11‑12). L’essentiel du propos tient d’ailleurs dans cet avertissement. Derrière le caractère assertif du titre affleure en effet une question sous‑jacente : qu’est‑ce qu’une thèse (réussie) ? L’épistémologie de la recherche scientifique n’est par conséquent pas aussi éloignée que l’auteur le prétend : les conseils prodigués dessinent le canevas d’une méthodologie proprement scientifique.

5Dans une langue fluide et claire — et en prenant soin de toujours s’adresser directement à son lecteur (« gardez bien ceci à l’esprit », « souvenez‑vous », « n’oubliez pas », « comment croyez‑vous que… »), quitte à faire parfois preuve d’autorité à son égard (« ne m’obligez pas à le répéter », p. 318) — l’auteur expose comment travailler seul, avec méthode, rigueur et discernement, de façon à obtenir un résultat scientifique. Sa démarche répond à un impératif pédagogique d’explicitation, de transmission et d’appropriation d’un savoirfaire proprement académique, mais dont l’auteur constate qu’il fait pourtant cruellement défaut à des étudiants toujours plus « abandonnés à eux‑mêmes » (p. 12). Tout en s’efforçant d’expliquer à quel point la thèse est en mesure d’activer le « métabolisme intellectuel » de celui qui l’entreprend (p. 319), Umberto Eco pointe les lacunes des cursus de formation à la recherche scientifique (p. 14‑15), livrant un portrait sans concession de l’université qui, en quelques décennies, est passée du statut d’institution « destinée à une élite » (p. 13) à celui d’université de masse. Or, a contrario du projet qui était le sien au départ, cette université de masse exclut ceux qu’elle prétend intégrer faute de leur donner les moyens suffisants d’acquérir la pleine maîtrise des codes indispensables à la réussite : « Je serais très heureux si […] je n’étais pas conduit à rééditer une fois encore mon manuel », déplore‑t‑il (p. 13).

6Voilà pourquoi l’ouvrage s’adresse en priorité aux étudiants les moins favorisés, c’est‑à‑dire ceux qui se retrouvent livrés à eux‑mêmes, mis à la marge d’un système universitaire qui, en dépit des mutations sociétales continue à fonctionner pour les plus aisés, comme du temps où ceux qui la fréquentaient disposaient de tout le temps nécessaire pour se consacrer à l’étude (p. 13). L’auteur se fixe donc pour objectif de réconcilier ces étudiants — dont certains se sont découragés au point de se détourner de l’université – avec une expérience positive des études. Il tient à leur prouver que l’on peut faire une thèse de valeur malgré une situation difficile et qu’étudier ne consiste pas à accumuler du savoir mais à mener une réflexion critique sur une expérience (p. 15). Or cette expérience peut aussi s’avérer très utile en contexte professionnel pour qui sait la mettre à profit. Umberto Eco insiste ainsi sur les apports méthodologiques de la thèse en tant qu’expérience de travail « pour construire un “objet” qui, en principe, serve aussi aux autres » (p. 28‑29). Il rappelle également qu’« un bon professionnel doit aussi continuer d’étudier » (p. 319). La thèse entreprise doit cependant répondre à un ensemble de règles de faisabilité en termes d’intérêt personnel, d’accès aux sources et de cadre méthodologique. Umberto Eco donne ainsi ce conseil de bon sens : il faut « que la thèse soit une thèse que l’on sache et que l’on puisse faire » (p. 31).

7On l’aura compris, l’objectif de l’ouvrage est d’accompagner pas à pas les étudiants confrontés aux exigences d’un exercice universitaire (la laurea) qui a pour but de sanctionner un cursus, et dont les modalités peuvent varier d’une discipline à une autre ou d’un pays à un autre. C’est la raison pour laquelle le manuel se veut généraliste, même s’il réfère presqu’exclusivement au domaine des sciences humaines. Quant à ceux qui chercheraient à échapper à leurs obligations, Umberto Eco leur propose une solution radicale : passer leur chemin ou bien recopier la thèse d’un autre… en veillant à ne pas se faire prendre.

Organisation de la matière

8Même s’il ne remplace pas complètement les conseils avisés d’un directeur de thèse ou de mémoire, l’ouvrage se révèle fort utile quand on ne sait ni par où commencer ni comment s’organiser. D’autant qu’il contient un grand nombre d’illustrations et qu’il fourmille d’exemples et d’applications pratiques. Umberto Eco se montre sur ce point d’une grande générosité : il se livre à plusieurs reprises à ce qu’il est désormais convenu d’appeler des études de cas (même s’il ne le formule jamais ainsi). L’auteur de la postface note à ce propos le décalage significatif entre la sensibilité d’Umberto Eco aux situations prosaïques (difficultés sociales, matérielles, isolement géographiques, contraintes des étudiants) et sa tendance à choisir ses exemples dans les domaines très pointus du savoir universitaire : sémiotique, logique pure, esthétique médiévale…, comme s’il voulait « prendre l’étudiant là où il est » pour l’amener vers une communauté où il pourra acquérir des modes de pensée stimulants et une méthodologie sûre (p. 330). Tout savant qu’il soit, Umberto Eco ne se contente pas de donner des conseils : il se met lui‑même en situation — c’est‑à‑dire à la place d’un étudiant — pour montrer à quoi devrait (ou pourrait) ressembler une fiche de lecture, une bibliographie, une note de bas de page, une table des matières, etc., et quelle est la voie à suivre pour progresser. Il n’est pas non plus avare d’anecdotes et démontre qu’il sait faire preuve d’autocritique, notamment lorsque, faisant allusion à l’honnêteté intellectuelle du chercheur (il faut rendre à César ce qui est à César…), il évoque les « dettes » qu’il aurait accidentellement « oublié de payer » tout au long de son parcours de recherche (p. 20).

9Avant d’en venir aux recommandations méthodologiques proprement dites, Umberto Eco prend le temps de rappeler la valeur et l’utilité des études doctorales : « Pourquoi doit‑on faire une thèse ? A quoi sert‑elle ? » (p. 21‑26). Attendu que nul ne peut réussir un exercice aussi délicat que la thèse s’il n’en cerne pas précisément les enjeux et les exigences heuristiques, il s’interroge brièvement sur la notion de découverte au sens de résultat scientifique et prévient que, dans le champ des sciences humaines, cette notion correspond davantage à une manière novatrice d’envisager un objet d’étude qu’à une « invention révolutionnaire » (p. 23). Il consacre ensuite plusieurs pages au choix (crucial) du sujet, qui détermine en partie l’issue de l’entreprise. À son avis, la thèse ne doit pas être trop générale. Une thèse trop panoramique est un piège : mieux vaut privilégier un sujet plus restreint qui permettra à l’étudiant d’endosser le statut d’« expert » face à un jury (p. 35). La scientificité de la recherche tient au fait qu’elle « porte sur un objet précis, défini de telle manière qu’il soit identifiable par les autres » (p. 61). On attend en effet d’un travail de recherche qu’il dise des choses qui n’ont pas été dites auparavant et qu’il soit utile aux autres au point de pouvoir être poursuivi ultérieurement (p. 63).

10Le premier objectif du doctorant est donc de faire de son sujet de thèse un allié en délimitant son domaine de recherche de façon à savoir « ce qu’il faut maîtriser et ce que l’on peut se permettre de négliger » (p. 39). Exemples à l’appui, Umberto Eco démontre qu’un bon sujet de thèse doit favoriser la connaissance aboutie d’un matériau tout en tenant compte du contexte panoramique — il faut examiner les autres pans du problème — dans lequel évolue l’objet d’étude. C’est pourquoi il estime que, contrairement aux apparences, « un auteur contemporain est toujours plus difficile » (p. 45) en raison du manque de recul sur son œuvre. En effet, « si l’on considère la thèse comme le moyen d’apprendre à mener une recherche, les problèmes que pose un auteur ancien sont plus formateurs ». D’où son conseil : travailler « sur un auteur contemporain comme s’il s’agissait d’un auteur ancien et sur un auteur ancien comme s’il était contemporain » (p. 46).

11Umberto Eco nuance toutefois son propos en expliquant que l’expérience de recherche dépend moins du sujet choisi que de « l’entraînement rigoureux qu’elle impose » et de « la capacité d’organisation du matériau qu’elle exige » de la part du candidat (p. 69). En effet, le sujet de thèse ne se confond ni avec la méthode utilisée ni avec « l’énergie théorique » dont celui‑ci doit faire preuve (p. 30). C’est pourquoi il convient de se méfier des sujets a priori scientifiques qui, traités de manière journalistique, perdent irrévocablement tout intérêt et toute valeur. Inversement, il ne faut pas craindre les sujets d’apparence journalistique qui, sous réserve d’adopter la méthodologie adéquate, peuvent tout à fait être traités dans une perspective scientifique. Pour illustrer son propos, Umberto Eco prend l’exemple des radios libres, qu’il développe sur une dizaine de pages (p. 73‑83). Afin de transformer ce sujet d’actualité (rappelons que, dans les années 1970‑80, c’en était un) en sujet scientifique, il faudrait rassembler un corpus selon des critères de sélection strictement définis. Il faudrait ensuite décrire l’objet d’étude de façon à en comprendre le fonctionnement et à établir des typologies, puis faire des comparaisons et enfin tirer des conclusions pertinentes parce que fondées sur une observation et une analyse rigoureuses. Umberto Eco invite par conséquent son lecteur à ne pas céder à la superficialité. Il fustige au passage « la méthodologie des recherches sociales à l’américaine » qui, selon lui, fétichisent « les méthodes statistiques et quantitatives » au détriment des facultés de raisonnement : « ces méthodes produisent des masses de données mais ne servent guère à comprendre les phénomènes réels » (p. 72).

12Umberto Eco aborde aussi des aspects très concrets de la thèse, comme la durée de celle‑ci qui, dans le cas d’une laurea, ne devrait pas se situer en dessous de six mois (faute de quoi elle risque d’être bâclée) et ne pas excéder trois années, sous peine de faire sombrer l’étudiant dans un syndrome de procrastination que l’auteur nomme « la névrose de la thèse » (p. 47). Selon lui, prolonger indéfiniment ses recherches est le signe d’une insatisfaction contre‑productive, car l’exercice exige précisément de savoir se fixer des limites. Il recommande également de connaître une ou plusieurs langues étrangères (selon le sujet choisi), les traductions s’avérant pour la plupart insuffisantes lorsque l’on cherche à (re)découvrir la pensée originale d’un auteur ou à connaître les études fondamentales qui ont été menées sur le sujet. Il n’oublie pas non plus d’évoquer les rapports— toujours délicats — avec le directeur de thèse : pas question de se faire exploiter par un directeur voulant donner à la thèse une orientation scientifique qui lui serait exclusivement favorable. La thèse s’intègre en effet dans un travail de plus grande ampleur. La solution ? Anticiper le choix du sujet de façon à le circonscrire clairement et se donner le temps d’un échange fructueux avec le directeur de thèse. L’épineux problème des moyens financiers est également soulevé à plusieurs reprises mais l’ouvrage ne prétend pas faire l’inventaire des allocations ou des bourses mises à la disposition des doctorants. Il s’attache plutôt à démontrer, de façon très pragmatique, comment l’étudiant peut s’y prendre pour réaliser une thèse en s’accommodant d’une situation socio‑économique a priori pas très favorable. Autrement dit « faire une thèse qui vaut quelque chose […] avec les moyens du bord » (p. 173).

Apports méthodologiques

13Une fois le sujet défini, la première tâche de l’étudiant consiste à repérer les sources sur ou à partir desquelles il va travailler. Umberto Eco classe les premières dans la catégorie des sources primaires et la seconde dans celle des études critiques (p. 90) : le repérage dépend du véritable objet de la thèse, d’où l’importance de le circonscrire nettement. L’auteur insiste en outre sur l’accessibilité des sources, qu’il pose comme un critère de réussite : s’il faut voyager loin et dépenser beaucoup d’argent, autant renoncer tout de suite. Même sanction si l’on choisit de travailler sur des sources que l’on ne pourra pas exploiter par manque de connaissances, de compétences ou bien par défaut de matériel. D’après lui, les sources doivent toujours être de première main (documents originaux, documents sources). Umberto Eco consacre ensuite de nombreuses pages — près de soixante‑dix — aux recherches bibliographiques : où trouver les sources et comment s’en servir ?

14Il expose, avec la minutie du celui qui a construit méticuleusement son savoir comment mettre à profit les ressources d’une bibliothèque pour établir une bibliographie. Catalogues numérisés (ou non), répertoires, consultations interbibliothèques… L’étudiant ne doit négliger aucune piste s’il veut entamer ses recherches sur des bases solides et s’économiser par la suite de coûteux efforts. Selon lui, il ne faut surtout pas se fier à sa mémoire : faire des fiches prend un temps considérable… mais en fait gagner beaucoup par la suite (p. 199). Pour prouver qu’il est possible d’établir une bibliographie sur un sujet qu’on ne connaît pas (ou peu) en seulement neuf heures (ce qui correspond à un travail de démarrage), l’auteur se livre à une mise en situation expérimentale dans la bibliothèque municipale d’Alexandrie. Consultant les catalogues ou les ouvrages en accès libre, interrogeant le bibliothécaire, Umberto Eco dresse en toute honnêteté — et en faisant état des difficultés rencontrées et de ses erreurs — une cartographie des chemins possibles : il opère des choix de lecture, formule des hypothèses, exploite les bibliographies des ouvrages consultés, expose comment tirer parti scientifiquement d’une situation géographique particulière en misant sur la proximité avec certaines sources. Il explique aussi comment aborder la bibliographie en prenant appui sur celle d’ouvrages de référence, et comment faire des fiches en respectant rigoureusement les normes bibliographiques. Formuler une bonne référence facilite le repérage, les croisements, c’est aussi un gage de sérieux universitaire et scientifique.

15Pour parachever ses explications, Umberto Eco fournit une fiche récapitulative des règles bibliographiques (p. 139‑140), qui peuvent toutefois varier selon le système utilisé. Même si presque toutes les universités françaises ont aujourd’hui établi des chartes de présentation à l’usage de leurs doctorants, l’intérêt du discours tenu par Umberto Eco réside dans la force de sa démonstration : l’auteur prouve que loin d’être un système conventionnel et hermétique auquel l’étudiant doit se plier par simple obéissance, les normes bibliographiques ont réellement du sens dans un projet scientifique, car la recherche « n’est pas seulement l’affaire d’un simple individu : toute une culture y participe » (p. 20). Comme l’écrit l’auteur de la postface, « Eco nous fait comprendre que la recherche se situe toujours dans le contexte d’une communauté scientifique ou universitaire » (p. 329). Faire une thèse, c’est en effet prendre part à « un monde d’échanges incessants […] d’idées, de questions, de concepts » (p. 330). Brisant une fois pour toutes le tabou de la solitude du chercheur, Umberto Eco rappelle que le discours singulier du scientifique s’inscrit dans un flux discursif qui a été entamé avant lui et qui se prolongera après lui. Le travail fourni autour de la bibliographie ne reflète donc pas l’obsession d’un vieil universitaire maniaque, à cheval sur les principes. Pour un chercheur, savoir manier les livres est une compétence fondamentale : la bibliographie est le socle fondateur de son travail, le terreau de sa réflexion.

16Parfaitement conscient du scepticisme de certains étudiants, Umberto Eco ose cette question polémiste : faut‑il vraiment lire des livres ? Et si oui dans quel ordre ? Il répond par l’affirmative en expliquant que, même dans le cas d’une thèse expérimentale, il est impératif de « replacer l’expérience dans son contexte par la discussion des écrits scientifiques antérieurs » (p. 174). Outre le fait que donner des références est un gage de rigueur, s’appuyer sur la pensée d’autres auteurs permet de structurer son propre cheminement intellectuel. Il s’agit — cette image est pour le moins éloquente — « d’être un nain qui se hisse sur les épaules des géants pour voir plus loin » (p. 43). Pour les thèses littéraires, il s’avère en outre nécessaire de distinguer « les livres dont on parle et les livres à l’aide desquels on parle » (p. 175). Voilà qui fait surgir une autre interrogation : faut‑il commencer par les textes ou passer d’abord en revue les études critiques ? L’idéal serait de commencer par deux ou trois textes critiques généraux afin de se faire une idée du fond, puis d’aborder l’auteur. Il faudrait ensuite explorer le reste de la littérature critique et enfin revenir à l’auteur « pour l’examiner à la lumière des idées nouvelles acquises » (p. 176). Umberto Eco attire enfin l’attention du lecteur sur le fait que la recherche est un cheminement qui ne doit négliger aucune direction : les idées germent en lisant, y compris des auteurs peu connus. Il a d’ailleurs à ce sujet une anecdote personnelle sur laquelle il revient à deux reprises (p. 17‑20 et 219‑221) : celle de la lecture d’un livre de l’abbé Vallet, « un auteur mineur du xixe siècle » qui ne faisait que répéter des idées reçues sans rien leur apporter de neuf » mais grâce auquel il eut « l’illumination » nécessaire à la résolution d’un épineux problème théorique (p. 220). C’est ce qu’Umberto Eco nomme « l’humilité scientifique » : cette capacité à prêter attention à la pensée d’autres auteurs, y compris celle d’esprits moins habiles que soi, cette faculté de considérer que « n’importe qui peut nous enseigner quelque chose » (p. 220).

17Après la quête et l’exploitation du matériau, il est question de la configuration de la thèse et du travail de rédaction. Afin de ne pas (trop) s’éparpiller, Umberto Eco conseille de rédiger la table des matières et l’introduction en premier et de s’en servir comme hypothèse de travail, comme plan. Cela permet d’avoir une ligne directrice. La table doit contenir des informations précises : position du problème, état des recherches sur le sujet, hypothèse formulée, données fournies, analyse de ces données, démonstration de l’hypothèse, conclusion et évocation de travaux ultérieurs. Introduction et table des matières ont vocation à être inlassablement remaniées, réécrites, jusqu’à la version finale de la thèse. D’autre part, on ne commence pas à rédiger sa thèse par le début mais la partie sur laquelle on se sent le mieux documenté. Umberto Eco suggère de procéder à des renvois internes afin de « faire ressortir la cohérence de la thèse dans son ensemble » (p. 189). Il explique aussi comment subdiviser un chapitre et insérer au fur et à mesure dans le plan les références des passages auxquels se référer dans les ouvrages. La matière scientifique ne peut se tisser qu’à partir d’une trame qui prend, selon la méthode d’Umberto Eco, la forme d’un réseau de fiches : fiches de lectures, fiches thématiques, fiches d’auteur, de citations… (p. 207).

18En ce qui concerne la phase de rédaction, Umberto Eco rappelle qu’« écrire est un acte social » (p. 238). On écrit toujours pour (et, quelque part, aussi avec) son lecteur. L’auteur préconise par conséquent de ne jamais perdre de vue que la thèse s’adresse certes à un public scientifique restreint, mais aussi potentiellement à tout le monde attendu que la thèse a vocation à être consultée après la soutenance. Afin de garantir la clarté du propos, les termes scientifiques doivent donc être explicités, à l’exception des termes propres à la discipline et dont l’auteur de la thèse peut supposer qu’ils sont déjà connus du public concerné. Seuls les ambiguïtés et les nuances ont à faire l’objet d’une (re)défintion. Bien entendu, tout jargon est à proscrire. Le langage de la thèse est un métalangage. Il doit donc obéir aux règles du discours critique (p. 230), ce qui implique d’utiliser un langage référentiel ou figuré. En d’autres termes on n’écrit pas n’importe comment. Rédiger une thèse est un exercice codifié : l’étudiant ne peut pas tout se permettre.

19Umberto Eco souligne également l’intérêt des citations, qui permettent d’interpréter et d’étayer sa propre interprétation en se conformant aux règles de précision, de fidélité et de clarté. Les étudiants ne faisant pas toujours la distinction entre citation, paraphrase et plagiat, Umberto Eco insiste sur l’exactitude des références et l’importance des guillemets. Car il convient de rendre à César ce qui est à César : ce que l’auteur appelle « payer ses dettes » scientifiques, c’est‑à‑dire rendre grâce à un texte, un ouvrage, un auteur, un savant… C’est à cela que servent, notamment, les notes de bas de page, auxquelles l’auteur consacre un point complet. Selon le type de thèse, ces notes seront plus ou moins abondantes. Elles permettent d’indiquer la source des citations, d’ajouter des informations ou des citations supplémentaires sans perturber le fil du discours, de faire des renvois, de corriger des affirmations. Umberto Eco motive également sa préférence pour la méthode auteur‑date — qu’il juge plus commode à condition que la bibliographie soit très spécialisée, récente et universitaire (p. 267) — plutôt que pour la méthode citation‑note.

20Umberto Eco commande enfin de résister, autant que faire se peut, à la frilosité de la pensée et aux excuses sempiternelles. Selon lui, il est interdit, au terme d’un travail d’une ampleur telle que celle de la thèse, de se sentir « complexé ». L’objectif de l’entreprise est précisément de prendre des initiatives intellectuelles ; il faut bien en retirer une « fierté scientifique » : « soyez humble et prudent avant d’ouvrir la bouche, mais une fois que vous avez commencé à parler, soyez orgueilleux » conseille‑t‑il (p. 278). Afin de se mettre une dernière fois en situation, il achève son ouvrage par un modèle de version définitive, tapée à la machine, ce qui peut sembler désuet à l’heure des ordinateurs mais qui montre à quel point la mise en forme de la thèse est révélatrice de la manière dont la thèse a été pensée. Le dernier chapitre intitulé « La rédaction définitive » est proposé dans version dactylographiée. Umberto Eco y indique comment rendre le contenu de son travail lisible, intelligible, c’est‑à‑dire comment transformer le fruit de ses recherches en objet de communication : mise en page, choix typographiques, usage des guillemets, signes diacritiques, rien n’échappe à son jugement. Pas même l’organisation de la bibliographie, sur laquelle il revient une ultime fois, insistant sur le fait que celle‑ci doit impérativement figurer à la fin de la thèse, et cela « même si les références bibliographiques ont déjà été données en notes avec toute la précision et tous les détails souhaitables » (p. 306). La bibliographie doit en outre être structurée en fonction du type de thèse et de la façon dont le sujet a été abordé, et traité. Elle peut même, selon le sujet, « constituer la partie la plus intéressante du travail » (p. 306).

21Umberto Eco achève son ouvrage en attirant l’attention du lecteur sur la nécessité de vivre sa thèse « avec passion », comme s’il s’agissait d’un « défi » : selon lui, il y a toujours quelque chose de positif à tirer de cette « chasse au trésor » (p. 318). Il soutient également que l’on en revient toujours à sa thèse, qui peut par la suite — et selon les circonstances — être citée, réécrite, voire publiée et dont on peut tirer des extraits. Bien sûr, il est possible d’envisager la thèse comme un produit fini, un passage obligé — surtout dans le cas de la laurea italienne, qui conditionne l’obtention du diplôme universitaire. Avec ce livre, Umberto Eco réussit néanmoins à faire prendre conscience aux étudiants qu’il s’agit avant tout d’une expérience de vie. Une mise à l’épreuve qui ne s’apparente pas forcément à une confrontation clandestine avec soi‑même comme on l’imagine trop souvent — il n’y a qu’à songer au regard porté en France par les entreprises sur les titulaires d’un doctorat, jugés la plupart du temps solitaires et inadaptés, déconnectés du réel — mais plutôt à une belle rencontre entre sa propre pensée et celle d’esprits brillants, ce qui est une formidable source d’enrichissement intellectuel. « Votre premier travail de recherche, c’est un peu comme votre premier amour… », indique l’éditeur en sous‑titre (avec la complicité de l’auteur). Une première fois scientifique qui, comme un premier amour, ne s’oublie pas, laisse des traces (culture, savoir, capacité de réflexion, méthodologie, tournure d’esprit…), bref, marque une vie. Nul doute que là‑dessus, peu de jeunes docteurs, voire de chercheurs confirmés, le contrediront.