Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Juin 2017 (volume 18, numéro 6)
titre article
Alexandre Burin

Le bijou, ce « miroir énergétique » de la littérature fin-de-siècle

Sophie Pelletier, Le Roman du bijou fin-de-siècle, Paris : Honoré Champion, coll. « Romantisme et Modernités », n° 168, série « Esthétique et société », 2016, 366 p., EAN 9782745330406.

1Le bijou, objet parfaitement décadent, est chargé d’ambiguïté ; il représente le malaise fin-de-siècle, mais ce « miroir énergétique1 » de l’homme renferme aussi des enjeux esthétiques, sexuels, sociaux, économiques et politiques : « le bijou se manifeste comme une construction littéraire en interdépendance et en discussion avec l’époque fin-de-siècle et sa semiosis sociale » (p. 18-19). Au-delà du caractère anthropologique de la parure et de l’importance ontologique du bijou, il est un signe à la fois problématique et polysémique qui anime les implications poétiques et sociopolitiques des œuvres ici à l’étude. L’ouvrage de Sophie Pelletier propose une analyse qui suit un schéma temporel : elle se penche principalement sur les trois dernières décennies du dix-neuvième siècle, en se focalisant autour du noyau dur de 1884 (À rebours de Huysmans, Le Crépuscule des dieux de Bourges, Monsieur Vénus de Rachilde, Chérie de Goncourt) mais en ouvrant aussi à Zola, Barbey d’Aurevilly, et jusqu’à Catulle Mendès, Félicien Champsaur et Jean Lorrain, dont les textes, selon S. Pelletier : « regroupent des figures, des thématiques et des façons de faire caractéristiques de l’époque fin-de-siècle » (p. 14). À travers l’étude du bijou dans la littérature finiséculaire, elle examine donc aussi bien le « texte des joyaux » que le « texte-joyau » — le bijou en tant que matériau de l’œuvre d’art. Un tour de force et d’horizon réussi pour l’excellent ouvrage de S. Pelletier, dont la structure dialectique (objet, corps, matière) permet, dans le même temps qu’une profusion de micro analyses détaillées, la création d’un véritable panorama du « roman du bijou fin-de-siècle ».

Entre distinction sociale & bijou-chronotope

2Dans le roman fin-de-siècle, le bijou en tant qu’objet commodifiable s’avère d’abord être un signe de distinction sociale. À l’image des dandys exubérants et parés qui peuplent la littérature décadente, tels Monsieur de Phocas (S. Pelletier écrit même : « Phocas est un joyau », p. 29) ou Monsieur de Bougrelon de Jean Lorrain, le bijou symbolise une « recherche du rare, du singulier, de l’unique et de l’authentique » (p. 26). Il s’oppose ainsi à la reproduction mécanique et l’accumulation de copies d’objets luxueux trouvés dans les maisons bourgeoises du dix-neuvième siècle. Le bijou, c’est donc d’abord le pouvoir, la richesse, le désir et la jouissance (l’on pense d’ailleurs à l’importance des grands magasins et de la marchandise, notamment dans Au bonheur des dames de Zola) ; la Philosophie de l’argent de Simmel, pour qui le dandy atteint « l’idéal de la distinction [qui], comme l’idéal esthétique […], a en propre l’indifférence pour le “combien” » (p. 70) est à ce propos largement cité par S. Pelletier. Les pierres et bijoux fonctionnent donc comme objets symboliques, et renvoient directement à cet usage de la collection que l’on retrouve abondamment dans les mœurs et la littérature décadente de la fin du xixe siècle. Il n’y a de vrai que l’apparence, la forme symbolique, l’allégorie. La réalisation de soi, l’ethos, s’opère ainsi dans le collectionnisme ; c’est ce que Bernard Vouilloux appelle l’« autotélisme de la collection »2. Ainsi, à travers l’analyse de textes-phares de la littérature finiséculaire, S. Pelletier dresse aussi une histoire sociocritique du bijou3.

3Le bijou représente ainsi des enjeux socio-historiques et ontologiques, mais il incarne aussi des phénomènes opposés de résistance et disparition. Le bijou en littérature, c’est la matière (temporelle) de celui ou celle qui s’en pare ; il figure donc l’existence, une manière d’être dans le monde en même temps que d’être au monde (p. 33). Dans cette section, S. Pelletier s’appuie surtout sur Monsieur de Bougrelon qui matérialise ce que Barthes appelle cet « immobile infini » de la pierre, « le désespoir de ce qui n’a jamais vécu et ne vivra jamais, de ce qui résiste obstinément à toute animation »4. Il y a dans la poursuite du bijou le fantasme d’un monde figé pour l’éternité mais cela crée aussi un paradoxe en ce sens que la pierre comme attribut de durabilité renvoie aussi à la ruine et à la mort. Le corps-joyau de Bougrelon, selon S. Pelletier, représente ainsi « l’image de l’« épave » [qui] traduit parfaitement toute la complexité du symbole qu’est le bijou du dandy fin-de-siècle, entre fixité et désagrégation, entre mémoire du passé et marche du temps. » (p. 47). En ce sens, l’exemple de la montre de Bougrelon, « un énorme chronomètre en cuivre, une sorte de montre-boussole de navigateur »5, est tout à fait pertinent, puisqu’il signale que ces héros, selon S. Pelletier, « appartiennent à un hors-temps et un hors-lieu »6. Effectivement, les bijoux, chez Lorrain comme dans la plupart des textes fin-de-siècle cités dans l’ouvrage, sont le signe d’un rapport du « moi décadent » à l’existence et à la disparition, à la mort.

Le corps paré : pouvoir symbolique & résistance féminine

4Dans Son Excellence Eugène Rougon de Zola, le corps est agent de pouvoir. Le bijou décuple ce pouvoir, surtout lorsqu’il est porté par les femmes : « dans le discours et l’imaginaire, et en particulier durant la période fin-de-siècle, luxe et luxure vont de pair : ils appartiennent à la même opulence » (p. 104). À ce titre, le corps paré de la femme renvoie à celui qui habille et dispose de ce corps (voir L’Ève nouvelle de Jules Bois, dans lequel l’auteur expose « le parallèle symbolique, physique et langagier qui existe entre les bijoux et les fers », p. 123). Le bijou comme agent et représentation de pouvoir caractérise bien la notion de capital, généralement exprimé à travers les personnages américains dans le roman finiséculaire, comme le rappelle S. Pelletier. Elle ajoute aussi qu’à l’époque, le « corps humain [est] un objet de discours et de questionnement, voire d’angoisse » (129). Cependant, le bijou corrompt et produit aussi des êtres tronqués, des « êtres dénaturés, des anti-femmes » (p. 221) : des corps-objets comme l’andréide “Hadaly” que fabrique Lord Ewald dans L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam, Clara dans le conte Les Perles mortes d’Octave Mirbeau, ou encore la Chérie d’Edmond de Goncourt. L’être naturel doit se culturaliser ; la parure morcelée7 devient plus importante que ce qu’elle recouvre. Aussi, la femme parée dans le roman décadent est souvent un personnage inquiétant, à l’image de nombreuses figures mythiques que l’on retrouve sans surprise dans beaucoup d’écrits fin-de-siècle (Salomé, Astarté, Ennoïa, etc.).

5Mais le bijou fonctionne aussi comme instrument de résistance féminine : « Par le biais de leurs parures, c’est un savoir que les héroïnes s’approprient […] il s’agit pour elles d’investir et de maîtriser le paysage discursif »8 (p. 222). Il y a donc la possibilité d’un renversement des rapports dans l’ensemble du corps social. Car si la parure de beaucoup de personnages féminins de la littérature fin-de-siècle renvoie souvent à des pathologies (les “hystériques” et névropathes, femmes-artifice et vénériennes), il n’en reste pas moins qu’elle leur confère un rôle indépendant de créatrices. S. Pelletier écrit : « Hystériques ou pas, décadentes ou pas, ces héroïnes s’expriment à travers leurs objets d’art et, même, fabriquent leurs œuvres » (p. 223). À ce sujet, l’on pense au potentiel de production que symbolise Liane de Pougy9 pour Jean Lorrain, et qui deviendra tour à tour, sous la plume de l’écrivain scandaleux de la Belle Époque, Illyne Yls (Fards et Poison, 1904), Ludine de Neurflize (La Maison Philibert, 1904), Viviane de Nalie (Le Poison de la Riviera, 1911). À l’époque, l’actrice-courtisane se représentait d’ailleurs sur toutes les scènes d’Europe, précédée du slogan : « Liane de Pougy sera sur scène avec un million de bijoux ». Ainsi la séduction, qui s’opère à partir de l’ornementation du corps féminin – le bijou comme puissant agent érotique –, dote la femme d’une certaine puissance (S. Pelletier joue d’ailleurs avec l’expression « arme de séduction ») qui lui permet de triompher, du moment qu’elle reste la seule à choisir et diriger la parure.

Le texte-bijou, un « idéal de suggestion10 »

6Enfin S. Pelletier attribue aussi au bijou une utilité critique dans le texte. Elle écrit que les « personnages-bibelots » apparaissent alors comme des « métaphores d’un processus créateur donnant accès à un autre monde, à la part du rêve et de l’art qui est en soi » (p. 223). Le Roman du bijou fin-de-siècle serait donc à considérer comme une Salomé tatouée : dans la tension entre le corps et l’ornement, entre le texte et sa parure symboliste, il faudrait ainsi s’adonner à une lecture double du texte décadent, dans une grille de signifiés, toujours en mouvement. En effet, le genre romanesque est à l’époque à réinventer. Dans Là-bas, la position de Huysmans est restée célèbre: « le naturalisme confiné dans les monotones études d’êtres médiocres, évoluant parmi d’interminables inventaires de salons et de champs, conduisait tout droit à la stérilité la plus complète »11. À la tendance autoréférentielle des romans fin-de-siècle, Pelletier ajoute de manière pertinente que « le bijou nourrit la réflexion métaromanesque et détient le pouvoir de donner corps aux rêves » (p. 228) : le bijou dans le texte, donc, c’est la métaphore du devenir du genre romanesque12. Mais, à l’image du Crépuscule des dieux d’Élémir Bourges, cette poétique fin-de-siècle est aussi basée sur « la communion de sujets avec leur environnement et leurs objets » (p. 252 ; l’on pense aussi à la thébaïde de des Esseintes où aux costumes de Monsieur de Bougrelon). Ainsi le bijou représente tout autant l’intimité que l’imaginaire décadent.

7Le bijou, c’est donc ce signe qui circule et habille le texte d’une texture autre. De partout il s’incruste, tatoue et habille le texte, si bien que cette empreinte esthétique concourt à l’élaboration d’un voile — un hyphos13, un tissu ornemental et impressionniste qui permet la lecture du texte décadent en relief, comme « l’univers mouvant, aux composantes transmuables et modulables à l’infini » (p. 275) de Lulu de Félicien Champsaur. Cette notion de parure esthétique, imaginaire et sociale est par exemple parfaitement symbolisée au chapitre XI du Picture of Dorian Gray, chapitre qui par ailleurs offre lui-même un véritable exemple de digression symboliste : « On one occasion he [Dorian] took up the study of jewels, and appeared at a costume ball as Anne de Joyeuse, Admiral of France, in a dress covered with five hundred and sixty pearls14.» Dorian dans le costume d’Anne de Joyeuse apparaît donc comme la personnification filée de l’écriture décadente, serti de bijoux, références esthétiques, intertextuelles et interlinguistiques15. Ainsi, selon S. Pelletier, « l’inaccessibilité matérielle de la création-bijou de l’écrivain rejoint les objectifs et effets de la complexité de son style » (p. 322) : en opposition aux lois de marché, les romanciers décadent offrent donc à voir l’inanité du texte-bijou, sa valeur d’œuvre purement esthétique, « destinées à l’appropriation symbolique » (p. 329), ce qui leur permet cependant de prétendre, à travers la création romanesque, à résister et perdurer16.


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8Fort d’un riche support critique et d’un large choix de textes littéraires, Le roman du bijou fin-de-siècle de S. Pelletier offre un véritable panorama du bijou dans la littérature décadente. Mais plus encore, il ouvre des pistes de réflexion pour les chercheurs intéressés par les questions qui portent sur le bijou comme objet, corps et matière dans le roman en général, et ses effets sur/dans la création romanesque.