Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2018
Janvier 2018 (volume 19, numéro 1)
titre article
William Marx

Penser la littérature de l’extérieur

Postface à : William Marx, Le Tombeau d'Œdipe. Pour une tragédie sans tragique, Paris : Les éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2012, 208 p., EAN 9782707322012.

1S’il y a presque une infinité de façons d’envisager les œuvres littéraires, il n’y a peut‑être en revanche que deux façons d’aborder la littérature elle‑même, je veux dire la littérature en tant que littérature, considérée comme un ensemble d’objets langagiers dotés de propriétés communes et régis par des règles constitutives particulières : soit on aborde la littérature de l’intérieur, en acceptant par principe les règles plus ou moins implicites de ce jeu, en endossant le rôle dévolu par le jeu lui‑même à la critique littéraire et en faisant de son mieux le critique ; soit on s’extrait résolument du jeu, on prend de la distance et on observe la littérature de l’extérieur, en cherchant à expliciter et objectiver les règles, en remettant en cause d’emblée le principe même du jeu, en refusant d’y jouer, en le comparant avec d’autres jeux similaires ou tout différents, pour en montrer éventuellement les limites, la précarité, la contingence ou l’arbitraire.

2Sans doute faut‑il faire les deux : d’une part, jouer au jeu de la littérature, se soumettre plus ou moins à ses règles, et lire les œuvres comme elles ont été conçues pour être lues ; d’autre part, observer le jeu à distance. Sur le terrain et en dehors du terrain, successivement. Le problème étant qu’il n’y a que depuis l’extérieur du terrain qu’on peut voir si les règles sont adaptées aux textes qu’on lit : ne nous arrive‑t‑il pas, par exemple, d’appliquer à des textes anciens des règles d’invention trop récente, qui ne leur conviennent pas ? Il faut être hors‑jeu de temps en temps pour savoir jouer comme il faut, au moment où il le faut. Le terrain de jeu est en effet lui‑même à géométrie variable : il ne cesse de se reconfigurer, selon les lieux, les temps et les circonstances.

3Penser la littérature de l’extérieur, c’est sortir du terrain et considérer que depuis des siècles le statut, la fonction, l’idée même de littérature n’ont cessé d’évoluer et de se transformer. C’est pourquoi je m’efforce dans mes travaux de construire par petits bouts ou selon des perspectives particulières une histoire différentielle du concept de littérature, de manière à provoquer chez le lecteur contemporain un sentiment d’étrangeté par rapport à lui‑même, à remettre en cause ses habitudes trop assurées et, plus généralement, à déstabiliser ses systèmes de valeurs et sa vision du monde.

4Or, l’une des meilleures façons de mettre en lumière la spécificité actuelle de la littérature passe par la confrontation avec des formes de littérature soit totalement étrangères, soit obsolètes, ce qui revient à peu près au même quant à l’effet recherché de défamiliarisation. Plus les points de comparaison sont lointains, plus informative et plus efficace sera la comparaison elle‑même.

5Archimède cherchait un point d’appui pour soulever le monde ; il me fallait un point de comparaison, le plus ancien possible, pour montrer les transformations radicales de ce qu’aujourd’hui nous nommons littérature. Le Tombeau d’Œdipe est sorti tout entier de la constatation suivante : s’il s’agit de montrer la variabilité de l’idée de littérature, quel plus grand écart pourrions‑nous trouver a priori qu’entre les deux extrémités chronologiques de l’histoire de la littérature occidentale, c’est‑à‑dire entre aujourd’hui et le plus ancien de cette histoire ? Et, à part l’épopée et la poésie lyrique, qu’y a‑t‑il de plus ancien et de mieux attesté que la tragédie ? La tragédie apparaît comme l’outil rêvé pour prendre une distance maximale avec notre conception actuelle de la littérature.

6Le problème est que, paradoxalement, au terme d’une si longue histoire, la tragédie elle‑même nous est parvenue surchargée de commentaires, de lectures, d’interprétations et de réinterprétations qui nous la rendent aussi peu étrangère que possible : au moins depuis la redécouverte des tragiques grecs par les humanistes de la Renaissance, la tragédie appartient définitivement à notre histoire littéraire et culturelle, sur laquelle elle a exercé une influence capitale. Il a donc fallu me lancer dans une double entreprise de défamiliarisation : je ne pouvais parvenir à défamiliariser notre littérature sans passer par une défamiliarisation de la tragédie ; j’ai dû d’abord chercher à briser la gangue herméneutique qui entoure la tragédie grecque et empêche de la considérer en elle‑même, dans la singularité qui la constitue.

7Car ce qui nous sépare de la tragédie, c’est en premier lieu la littérature elle‑même, c’est‑à‑dire notre habitude de lire tous les textes comme des textes littéraires, au sens qui prévaut pour ce terme depuis deux siècles : une lecture littéraire fait sens de tout, elle décontextualise le plus possible, elle voit dans chaque texte un objet autonome et confère au lecteur une toute‑puissance herméneutique. Mais nous n’avons en général plus conscience de lire d’une façon si particulière, tant cette attitude est devenue pour nous une seconde nature. C’est ce filtre littéraire qu’il fallait rendre à nouveau visible, car la reconnaissance de notre littérature comme altérité conditionne notre prise de conscience de l'altérité propre de la tragédie, et vice‑versa.

8Et voilà comment un projet sur les mutations de notre idée actuelle de la littérature donna finalement un livre sur la tragédie grecque, l’hypothèse étant que dégager la tragédie de tous les préjugés dont nous l’embarrassons devait permettre à la fin du processus de retrouver l’objet tragédie non pas dans sa vérité première (je crains fort que ce ne soit impossible), mais du moins dans la conscience de ce qui nous en sépare – ce qui ne serait pas un mince résultat.

9Le livre propose donc ce qu’on pourrait appeler un processus de triangulation : il y a la tragédie grecque d’un côté, la « littérature » de l’autre (au sens moderne du terme), et puis il y a l’observateur critique, philologue et historien, qui fait l’aller‑retour de l’un à l’autre et qui dans ce va‑et‑vient tâche de construire un point de vue non pas neutre et surplombant, ce qui serait sans doute impossible, mais au moins consciemment situé. Il s’agit d’observer la littérature depuis la tragédie grecque et d’observer la tragédie grecque depuis la littérature.

Quatre exercices de dépaysement

10Le livre se construit autour de quatre exercices de pensée, quatre façons de dépayser la tragédie grecque, de la défamiliariser, mais aussi quatre façons de nous dépayser nous‑mêmes et de nous regarder de l’extérieur, en quatre chapitres intitulés « le lieu », « le corps », « le dieu », « l’idée ». Je passerai assez vite sur trois d’entre eux et m’attarderai un peu davantage sur le quatrième.

11« Le lieu » part de la constatation que la plupart des tragédies grecques sont en fait indissociablement liées à un lieu géographique particulier : elles évoquent, au sens fort du terme, un héros lié à des légendes locales et des rites singuliers que connaissaient les spectateurs, mais dont nous avons nous‑mêmes perdu toute notion. Pour aider à le faire sentir, j’utilise l’analogie avec le nô, cette forme théâtrale apparue à près de dix mille kilomètres d’Athènes, au Japon, et deux mille ans après Sophocle, au xivsiècle. L’analogie n’est pas une preuve, mais elle peut au moins rendre perceptible la mesure du chemin qui reste à parcourir, la quantité de dépaysement nécessaire à qui veut appréhender la singularité d’un fait culturel évanoui, tel que la tragédie. Il faut passer par l’autre pour rendre sensible la distance qui nous sépare du même. Et ici l’analogie aide à faire comprendre que considérer les tragédies grecques sans la connaissance des lieux auxquels elles sont associées, reviendrait à admirer la Vénus de Milo sans se rendre compte qu’il lui manque deux bras. À la différence d’une bonne part de la littérature moderne, le texte tragique ne revendique pas son autonomie : sa force dépend d’un réel perdu.

12Dans le chapitre sur le corps, je montre, contre l’interprétation purement intellectuelle et cognitive qui fut en vogue dans les dernières décennies, qu’à examiner rigoureusement et philologiquement les textes aristotéliciens, la catharsis tragique définie par Aristote dans la Poétique fonctionne en fait de façon physiologique, en rétablissant un équilibre humoral dans le corps du lecteur et du spectateur. Par le mécanisme de la catharsis, le texte tragique est censé pénétrer dans le composé du corps et de l’esprit et y produire des effets salutaires. Rien ne révèle davantage le gouffre qui sépare la conception littéraire prévalant à l’époque d’Aristote, où le corps tenait une place primordiale, et la nôtre, très intellectualiste.

13Le chapitre sur les dieux recense les diverses hypothèses sur l’origine religieuse de la tragédie, et, en s’appuyant en particulier sur les réflexions de Clément d’Alexandrie, au iie siècle de notre ère, propose d’en chercher un modèle de compréhension moins dans le théâtre tel que nous le connaissons aujourd’hui que, par exemple, dans le rituel de la messe chrétienne. Manière encore de défamiliariser ces œuvres antiques et d’en trouver des analogues, faute d’y avoir accès directement, empêchés que nous le sommes par une littérature moderne qui s’est en grande partie construite contre le sacré : l’absolutisation de la littérature a en effet coïncidé avec la désacralisation du monde. Comment pourrions‑nous rien comprendre au rapport intime de la tragédie avec la divinité si notre propre littérature, loin de vouloir évoquer les dieux, s’est précisément construite contre eux et cherche même à les remplacer ? L’absolu littéraire nous interdit, à bien des égards, tout accès au mystère de la tragédie.

14Rapport au lieu, action sur le corps, évocation du dieu : ces mystères de la tragédie antique définissent comme en creux ce que n’est pas notre art du langage, qui ne connaît ni lieux, ni corps, ni dieux. C’en est même la raison d’être : la littérature, au sens moderne du terme, naît en se séparant de tous les liens qui l’attachaient au monde sensible et suprasensible. C’est l’art délocalisé et intellectualisé par excellence.

Critique du canon tragique

15J’aurais pu m’arrêter là, et laisser le lecteur sur ces interrogations. Mais je ne saurais reprendre ici ce livre sans en signaler ce qui me semble l’un de ses apports les plus originaux et les plus positifs, susceptible de modifier de manière assez radicale notre compréhension de la tragédie grecque. Cet apport est d’autant plus étonnant qu’il se fonde sur des observations fort simples qui auraient dû être faites depuis longtemps. Mais nous savons bien depuis Edgar Poe et sa Lettre volée que le plus visible n’est pas toujours le plus évident.

16L’argument part d’un questionnement sur la pertinence ou non du concept de tragique, développé dans la philosophie allemande à partir de la fin du xviiisiècle, pour décrire la tragédie grecque : l’idée du tragique est‑elle adéquate à la réalité des tragédies ? Ce qui frappe en effet, c’est l’incapacité dans laquelle nous sommes de dire toute la diversité des tragédies qui furent représentées dans l’Antiquité grecque. Notre connaissance de la tragédie s’appuie pour l’essentiel sur 32 pièces d’Eschyle, Sophocle et Euripide, ce qui est vraiment très peu par rapport à l’œuvre de ces auteurs (ainsi n’avons‑nous que 7 tragédies de Sophocle sur les 123 qu’il aurait composées, et les proportions sont comparables pour les deux autres), mais c’est encore moins par rapport aux centaines, voire aux milliers de tragédies produites dans la période. On peut aisément calculer que nous ne disposons que de 1 ou 2 % du corpus total : le naufrage est colossal. La question est donc double. Une de fond : dans quelle mesure nos 32 tragédies sont‑elles représentatives du corpus global ? Et une seconde, subsidiaire : peut‑on répondre à cette question en l’absence précisément de ce corpus perdu ?

17Le problème a beau paraître insoluble, il n’a jamais gêné grand monde : l’habitude a toujours été de faire en gros comme si les tragédies conservées étaient les plus dignes de l’être, sans trop s’inquiéter de la fragilité de cet acte de foi. La seule chose que nous a apprise la philologie, c’est que la plupart de ces tragédies dérivent d’un choix scolaire datant de la fin du iisiècle environ de notre ère, dont la tradition s’est maintenue dans les manuscrits byzantins : une sorte d’anthologie qui nous serait parvenue sans aucun mode d’emploi ni d’indication sur les critères de sa constitution. Sachant le caractère arbitraire de toute anthologie, il y a là de quoi sérieusement se faire du souci quant à la représentativité de notre corpus, mais comment démontrer ce caractère arbitraire sans corpus de référence ?

18Or, ce corpus de référence est là devant nous, sauf que jusqu’ici on ne s’était pas aperçu de son existence. Il s’agit de 8 tragédies d’Euripide transmises par une toute autre voie que le choix scolaire, que les spécialistes appellent communément les tragédies « alphabétiques » parce que leurs titres se suivent dans l’ordre alphabétique du grec : une telle bizarrerie s’explique par le fait qu’elles reproduisent quelques rouleaux d’une édition complète d’Euripide, dont les œuvres étaient selon l’usage antique classées alphabétiquement.

19Mon hypothèse est la suivante : le fait que ces 8 tragédies d’Euripide soient issues non pas d’une sélection arbitraire comme les 10 autres, mais du pur hasard de l’ordre alphabétique, ce fait‑là change tout ; il est possible en effet de les considérer comme un échantillon statistiquement représentatif des tragédies d’Euripide puisqu’il a été constitué de façon totalement aléatoire. Et la comparaison des tragédies du choix scolaire avec ce corpus de référence est tellement édifiante qu’elle me surprend encore moi‑même aujourd’hui. Lorsque vous vous rendez compte, par exemple, que presque toutes les tragédies alphabétiques ont un dénouement heureux tandis qu’il est malheureux dans presque toutes les autres, vous comprenez d’un seul coup que le choix qui nous a transmis les autres tragédies n’a pas été neutre.

20De manière inespérée, les tragédies alphabétiques d’Euripide nous fournissent un accès à la partie immergée de l’iceberg, c’est‑à‑dire à toutes les tragédies qui n’ont pas été retenues par le choix du iisiècle. D’où au moins deux enseignements majeurs à tirer. D’abord, on ne peut plus faire comme si notre corpus reflétait fidèlement la totalité des tragédies de la période : si paradoxal que cela paraisse, il faut maintenant s’habituer à l’éventualité qu’une grande partie des tragédies aient pu finir bien. C’est une enquête que j’ai moi‑même poursuivie en m’appuyant sur les fragments tragiques : ceux‑ci confirment l’hypothèse qu’une moitié environ des tragédies antiques avaient probablement un dénouement heureux, et donc qu’elles n’étaient pas tragiques au sens moderne du terme. D’où l’idée, exprimée dans le sous‑titre du livre, que la tragédie antique doit être considérée sans le concept moderne du tragique.

21Le second enseignement, c’est que notre corpus est en fait biaisé idéologiquement et esthétiquement : il est le produit d’une sélection non seulement partielle, mais partiale, peut‑être d’inspiration stoïcienne, qui en privilégiant les dénouements malheureux a notamment préparé toute la conceptualisation moderne autour de l’idée de tragique. Cette idée moderne du tragique est en grande partie un artefact de la transmission des textes.

Généralisation

22Et ce qui est vrai de la tragédie grecque l’est aussi de toute la littérature antique : notre corpus est pour la plus grande part le produit d’une transmission sélective dont nous ignorons la plupart du temps les critères. Ce constat doit nous conduire à la plus grande prudence avant d’opérer toute interprétation et toute généralisation en cette matière, car il nous faut prendre conscience que la majeure partie de ce que nous lisons de l’Antiquité a déjà été lue, choisie et préparée pour nous par d’autres que nous – conscience douloureuse qui nous prive de la croyance illusoire en un accès immédiat aux textes. Sans cette prise de conscience, nous resterons de simples jouets de la tradition manuscrite et de ceux qui l’ont constituée au fil des millénaires, les victimes passives d’un filtre qui s’est interposé entre les œuvres et nous. Nulle réflexion sur la littérature antique ne peut faire l’économie d’une prise en compte de l’histoire des textes. De quoi il faut tirer une leçon de modestie épistémologique : la connaissance très partielle que nous avons des textes anciens, dont nous avons perdu la plus grande part, doit nous inciter à forger un état probabiliste et sceptique de la connaissance et de la discipline, éloigné de toute affirmation péremptoire. Le probabilisme doit avoir sa part dans les études littéraires.

23Mais ce qui est valable pour la littérature antique l’est aussi, quoique à un moindre degré, pour les corpus plus récents. L’historiographie de la littérature se fonde en effet toujours sur la définition d’un corpus dont la plus ou moins grande extension est elle‑même déterminée par une évaluation implicite des œuvres prises en compte, si bien que le corpus envisagé vient renforcer en retour les critères informulés qui avaient servi à le définir. Or, ces critères ne sont pas même nécessairement les nôtres, car les textes que nous lisons le plus volontiers et qui nous servent de références nous ont été transmis par les générations qui nous ont précédés, qui elles‑mêmes les héritèrent de leurs propres prédécesseurs, et ainsi de suite. Bref, une réflexion sur la littérature ne saurait faire l’économie d’une critique des canons qui nous servent à définir la littérature et d’une critique des mécanismes de constitution de ces canons, qui délimitent un en‑dehors de la littérature.

24Il faut donc réhabiliter la puissance de l’extériorité et du négatif comme outil d’exploration du réel. Voulez‑vous comprendre ce que dit un texte ? Pensez également à ce qu’il ne dit pas. Voulez‑vous mieux lire les tragédies grecques que nous avons conservées ? Réfléchissez à toutes celles qui ont été perdues. Voulez‑vous définir ce qu’est la littérature ? Demandez‑vous ce qu’on a laissé en dehors d’elle, et demandez‑vous également ce qu’en disent ses adversaires : tel est le fil qui relie Le Tombeau d’Œdipe au livre suivant, La Haine de la littérature 1. Il faut savoir penser la littérature de l’extérieur pour pouvoir au bout du compte mieux y jouer, mieux en jouer, en toute connaissance de cause, dans la pleine conscience de ses potentialités et de ses limites, pour y jouer, donc, de l’intérieur.