Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Janvier 2018 (volume 19, numéro 1)
titre article
Johanna Lenne-Cornuez

De la radicalité en république

Pierre Crétois & Stéphanie Roza, Le Républicanisme social : une exception française ?, Paris : Publications de la Sorbonne, coll. « La philosophie à l'œuvre », 2017, 220 p., EAN 9782859447892.

1Bien que le titre de cet ouvrage collectif — Le Républicanisme social : une exception française ? — demeure prudemment interrogatif, il s’agit bien pour les directeurs de la publication — Pierre Crétois et Stéphanie Roza — de tenter de faire émerger les contours d’une spécificité du républicanisme à la française et, en un sens, de faire valoir les mérites de sa radicalité. Trop souvent minoré par l’historiographie républicaine dominante (celle de Cambridge), le républicanisme français présenterait deux traits singuliers et indissociables : le fondement du pouvoir politique légitime dans la souveraineté populaire et la prise en charge du problème des inégalités sociales. Ainsi, la dissolution de l’exception française dans le bain du républicanisme italien ou anglo-saxon, opérée par des auteurs comme Pocock ou Skinner, serait le symptôme de leur méfiance à l’égard de la figure du peuple et de la « question sociale ». En mettant l’accent sur la liberté comme non-domination et sur la voie constitutionnelle, les historiens de Cambridge occulteraient une autre voie, celle de la République sociale, à laquelle il s’agirait finalement de donner un ancrage historique et une cohérence conceptuelle.

2L’ambition de l’ouvrage n’est cependant pas d’imposer une vision sans partage de cette exception française. Au contraire, la première partie se propose de soutenir la thèse selon laquelle le républicanisme français, bien que porteur d’une spécificité, doit être reconduit à sa filiation européenne. Les autres parties suivent un ordre chronologique : la République avant, pendant et après la Révolution française. Ce compte-rendu fait le choix d’un ordre un peu différent, de manière à souligner la cohérence de certaines propositions, que l’ordre chronologique laisse dans l’ombre, et peut-être également certaines limites.

Rousseau, héraut du républicanisme social ?

3Sans surprise, Rousseau se détache de l’ouvrage comme une des figures principales du républicanisme français. Il est vrai que le Genevois apparaît comme la « victime principale » (p. 25) de l’historiographie cambridgienne. Il sert ici de pierre de touche à la démonstration de l’hypothèse introductive : la connexion fondamentale entre un fondement démocratique et la préoccupation pour ce qu’on appellera par anticipation la « question sociale ».

4À rebours des thèses de Pocock et Skinner, l’article de Pierre Crétois (« Souveraineté et égalité chez Rousseau ») entend défendre la singularité d’un républicanisme français fondé sur la souveraineté populaire. L’attention aux problématiques sociales serait dictée par cette exigence d’émancipation du peuple. Rousseau est notamment convoqué au travers d’une analyse du chapitre 9 du livre I du Contrat social. Loin de remettre en cause la confusion féodale entre l’imperium et le dominium, le Genevois la reprendrait à son compte de façon délibérée : le droit de souveraineté ne serait pas seulement le pouvoir de faire les lois régissant les personnes mais celui de maîtriser la propriété foncière. Cependant, on comprend, grâce à l’explication de P. Crétois, que cette reprise est en réalité une subversion. Loin de conduire à un pouvoir monarchique absolu et illimité, la maîtrise des biens et des territoires serait la conséquence même d’une souveraineté réelle du peuple. La confusion rousseauiste du souverain et du peuple protègerait de l’abus même que constituait la confusion féodale. Rejetant toute accusation de totalitarisme ou de populisme, P. Crétois montre que la généralité même de la volonté du peuple en est sa limite. Ainsi, le souverain ne peut légiférer que sur « les conditions générales de l’exercice de la propriété » mais ne peut en aucun cas s’arroger le droit de disposer des biens d’un particulier.

5Cependant, l’auteur introduit une autre condition à l’exercice de la volonté souveraine que celle formelle de sa généralité. Suivant un principe cette fois « conséquentialiste », la souveraineté populaire devrait vouloir prévenir les inégalités qui menaceraient de l’ébranler. Or, si l’absoluité de la souveraineté populaire peut servir à « fonder la légitimation des politiques sociales de lutte contre les inégalités » (p. 56), il semble qu’en même temps l’égalisation des conditions soit précisément la condition de la vertu de citoyens capables de vouloir le bien commun. Comme le montre P. Crétois, l’égalisation des conditions ne trouve pas sa légitimation dans un « principe collectiviste » mais dans « l’intérêt commun » que chacun atteint « de manière réflexive en se donnant lui-même la préférence » (p. 64, nous soulignons). La force de l’article est alors de souligner la réversibilité de ce qui semblait être le lien logique établi au départ : si la modération des inégalités est « assise » sur la « théorie de la souveraineté populaire » (p. 56), la première est en fait la « condition » de la seconde (p. 68). En effet, une relative égalité des conditions est nécessaire à l’exercice de la liberté constitutive de la souveraineté du peuple. Or si, comme l’affirme P. Crétois, « la non-domination est ici certes le résultat de la législation mais aussi sa condition d’existence » (p. 69, souligné par l’auteur), l’autonomie démocratique apparaît elle-même comme paradoxale1. Elle présuppose, pour sortir de ce cercle que l’auteur semble éluder, soit la figure problématique du législateur, soit une éducation morale, non dans le sens d’un sacrifice altruiste ou totalitaire, mais dans le sens de ce que nous serions tenté d’appeler un individualisme réflexif2 qui enveloppe l’exigence de justice grâce à l’identification empathique à autrui (c’est selon nous le projet même de l’Émile).

6Dans une dernière partie, P. Crétois montre que la prévention des inégalités par les lois et la théorie de l’impôt sont « deux voies d’action » en faveur de l’égalité sociale qui sont subordonnées aux « impératifs portant sur la promotion et la consolidation de la vertu et de l’esprit civique » (p. 72). La régulation économique est justifiée par des exigences politiques. Nul citoyen ne saurait exercer sa souveraineté s’il n’a pas les moyens de subsister, de même que les rapports de domination économique menacent la volonté générale. Cependant, le républicanisme social de Rousseau ne saurait être donné trop facilement, selon l’auteur, pour l’anticipation de l’État social, car on n’y trouve ni « théorie du service public » ni promotion d’une politique de redistribution des biens. Plus que la spécificité d’un républicanisme à la française, P. Crétois met donc en relief le fondement politique de l’exigence non seulement d’égalité formelle mais d’égalisation sociale, au cœur de la conception rousseauiste. L’article révèle en creux l’aveuglement d’un républicanisme plus libéral, qui refuse d’affronter au travers de la question sociale celle de la cohésion de la société. Cependant, la légitimité d’une politique sociale républicaine ne nous semble pas tenir seulement aux conditions d’exercice de la souveraineté populaire. Elle relève aussi, chez Rousseau lui-même, d’une forme de reconnaissance d’un droit de chacun à une existence indépendante, qui engage une critique de l’économie politique.

7L’article de Stéphanie Roza (« L’exercice de la souveraineté populaire, de Rousseau à Babeuf ») permet de faire passer au premier plan le paradoxe de l’institution de la souveraineté populaire qui semblait être le point aveugle de l’article de P. Crétois. Après avoir rappelé l’originalité de la conception rousseauiste de la souveraineté du peuple, inaliénable et indivisible, St. Roza insiste sur le problème du moment de son institution, soulignant « l’ambiguïté temporelle de la figure du législateur » (p. 153) entre rupture du contrat, continuité directionnelle et répétition historique3. Au-delà des paradoxes bien connus que concentre en lui le recours à un législateur qui doit accomplir « une œuvre civilisatrice » en contradiction avec « l’idée du rôle fondateur du contrat lui-même », St. Roza relève la limite au cœur de la conception rousseauiste du peuple : ce n’est pas « une puissance d’innovation en tant que telle » (p. 154, l’auteur souligne). L’auteur apporte ensuite un éclairage nouveau sur la question controversée du rousseauisme de Babeuf, grâce à la lecture et la transcription personnelle partielle d’un manuscrit dit des Lueurs philosophiques (conservé à Moscou). On y trouve une critique surprenante du Contrat social que St. Roza interprète comme un infléchissement des thèses rousseauistes « à l’épreuve des faits » (p. 165), plus que comme une réelle contradiction. Mais c’est surtout la tension entre les écrits inédits de Babeuf et ses revendications publiques de l’époque qui frappe. Cette tension traduit une méfiance à l’égard d’une volonté populaire prise dans un rapport de force et qui pourrait ne pas être l’expression de la volonté générale. Ainsi, bien que le peuple soit légitime à faire entendre ses besoins, une médiation serait nécessaire à sa visée du bien commun. Les représentants du peuple chez Babeuf se substitueraient alors à la figure rousseauiste du législateur. Mais la suite de la pensée du révolutionnaire constitue aux yeux de l’auteur un « revirement » (p. 167) : le peuple ne se contente plus d’exprimer spontanément ses intérêts du moment, il devient puissance de contrôle des décisions de ses représentants et force propositionnelle capable de s’éclairer par elle-même. Selon St. Roza, si Babeuf « revisite Rousseau », c’est au fond parce qu’il faisait passer l’exigence de la subsistance du peuple avant celle de l’exercice de sa souveraineté. Il faut ajouter cependant que cette préoccupation était loin d’être étrangère à la pensée rousseauiste elle-même. Ainsi, l’homme politique montrerait par là un rapport assez lointain aux idées du philosophe. L’intérêt de cette filiation tient finalement plutôt à la mise en exergue de la connexion problématique entre la souveraineté populaire et la question sociale. Dans l’introduction de l’ouvrage, l’auteur de l’article faisait, avec P. Crétois, l’hypothèse du caractère indissociable de ces deux exigences. Or il se pourrait que la figure rousseauiste du législateur comme les revirements de la pensée de Babeuf mettent plutôt en lumière la difficulté d’instituer sans ambiguïtés le lien entre la volonté du peuple et la visée de l’égalité réelle de tous.

8Pour sa part, Thomas Boccon‑Gibod (« De la volonté générale au service public : continuités et ruptures d’une tradition républicaine ») fait dialoguer Rousseau avec le juriste Léon Duguit. Faisant du Genevois « le représentant typique de l’individualisme propre à l’école moderne du droit naturel » (p. 190), Duguit renvoie dos-à-dos les concepts modernes de propriété privée et de souveraineté, compris comme « deux mêmes figures de la croyance dans l’indépendance de l’individu à l’égard des autres » (p. 191). Le droit étant fondé au contraire sur un rapport social, l’ambition de Duguit est alors de substituer la notion de service public à celle de souveraineté. Mais l’auteur relève les difficultés internes dont souffre la conception de Duguit. D’une part, incapable de déterminer la règle du droit qu’il croyait objectivement fondée sur l’interdépendance sociale, son « positivisme juridico-sociologique » glisserait vers un « subjectivisme » (p. 193). D’autre part, la notion-maîtresse de service public souffre d’ambiguïtés. Tandis que sa « définition fonctionnelle » pêche par l’absence de détermination des besoins sociaux, sa « définition formelle » repose sur la notion de désordre reliée au sentiment d’injustice. Une fois dissipés les contresens sur la formation de la volonté générale, Th. Boccon‑Gibod montre que la « réflexion quasiment sociologique » (p. 198) de Rousseau n’aurait rien à envier à celle de Duguit. Contre ceux qui reprochent au Genevois d’avoir substitué la dépendance aux choses à la dépendance personnelle, on peut rétorquer qu’ « en société, il n’y a plus de rapport pur et naturel aux choses ». Ainsi, la loi rousseauiste que l’auteur appelle « dynamique sociale de l’inégalité, en ce sens qu’il est toujours plus facile à un riche de s’enrichir qu’à un pauvre de sortir de la pauvreté » (p. 200, l’auteur souligne) définit bien le rapport des hommes aux choses. Mais parce que celui-ci est pris dans l’interdépendance des hommes, l’économie doit être subordonnée au politique. De même, relisant le Discours sur l’économie politique contre l’utilitarisme libéral, Th. Boccon‑Gibod montre que le bonheur dépend de la subordination de l’économie à la morale. Rousseau permettrait d’opposer « une logique de l’amour mutuel et de la bienveillance réciproque » à « une théorie individualiste de la liberté conçue comme accumulation des instruments de la puissance » (p. 203). Cependant, l’importance d’enrichir le républicanisme actuel par les analyses rousseauistes est montré ici au prix d’une hypothèse discutable. Il n’est pas sûr en effet que le fondement naturel chez Rousseau puisse entièrement être réinterprété, comme le suggère Th. Boccon‑Gibod, « sous la forme d’une tendance interne au mouvement de la vie commune » (p. 204). Si l’état de nature est définitivement perdu, l’ordre naturel demeure bien pour Rousseau une puissance normative distincte de l’ordre social. Ainsi, il nous semble inexact de dire que « Rousseau s’attarde peu sur le problème, pourtant crucial en apparence, de la distinction entre besoins nécessaires et besoins superflus » (p. 203). Sa critique de l’économie politique repose en un sens sur cette distinction qui est notamment accessible au jugement par le point de vue fictif de Robinson4. Si le problème de la pauvreté est bien compris par Rousseau de façon « quasiment sociologique » et engage une réponse politique, celle-ci s’adosse, pour être légitime, à un hors-champ social, donc à un jugement non-sociologique. Quoiqu’il en soit, c’est bien ce problème moral que refuse d’affronter un républicanisme plus libéral.

9Ainsi, le rapprochement des trois articles qui placent Rousseau au centre de leurs réflexions met en lumière les tensions qui traversent les rapports entre le fondement démocratique et l’égalisation des conditions, plus qu’il ne permet de dégager l’origine limpide d’un républicanisme à la française.

Le républicanisme social, essence du républicanisme ?

10S’écartant du problème de l’exercice politique de la souveraineté démocratique, il se pourrait que le républicanisme qui prend en charge la question sociale apparaisse, non comme une exception, mais comme l’affirmation la plus cohérente du règne de liberté qui définit l’idéal républicain lui-même. Rousseau pourrait alors lui-même être réintégré dans une filiation.

11Le point de départ de l’article de Johnson Kent Wright (« L’exception qui confirme la règle : l’école de Cambridge et la France ») s’enracine dans le « paradoxe saisissant » souligné par C. Spector dans son ouvrage sous les usages politiques contemporains de la philosophie de Rousseau5 : d’un côté la France et sa Révolution semblent appartenir pleinement à la tradition républicaine, et en être même le moment culminant, d’un autre côté cette place leur est déniée, ou est pour le moins occultée6. Suivant les suggestions de C. Spector, J. K. Wright avance deux raisons à cette occultation. D’une part, le « parti pris méthodologique » dommageable des Cambridgiens qui consiste à opposer des « langages politiques » prétendument incompatibles — en l’occurrence le républicanisme classique et le jusnaturalisme. D’autre part, le soupçon qui pèse sur l’histoire de la Révolution française, terreau de la Terreur. En cohérence avec l’hypothèse introductive de l’ouvrage, l’auteur de l’article renverse cette présomption en symptôme de la « conception idéologique et fondamentalement conservatrice du républicanisme » (p. 26) de l’école de Cambridge. J. K. Wright attire cependant notre attention sur deux auteurs qui font figures d’exception face à la frilosité des Cambridgiens à l’égard d’un radicalisme à la française : Eric Nelson7 et Michael Sonenscher8. Malgré leurs différences d’approche, ces deux chercheurs convergeraient vers l’identification, dans la France du xviiie siècle, d’un courant républicain d’apparence classique mais qui se singulariseraient par son égalitarisme radical. L’hypothèse de Wright se veut pourtant différente : le républicanisme français devrait être réintégré dans le courant atlantique, de manière à apparaître comme « faisant partie d’une séquence bien plus large, et non comme une “exception” inassimilable à la règle » (p. 30). Érigeant Montesquieu en point de jonction, il s’agirait finalement d’établir le lien entre le républicanisme classique et le socialisme, et de réconcilier Pocock avec lui-même puisqu’il aurait eu l’intuition de cette filiation. On regrettera cependant que l’auteur de l’article n’étaye pas plus avant les pistes de cette généalogie, « proposition scandaleuse » (p. 31), qu’il appelle de ses vœux.

12L’article de Christophe Miqueu (« Rousseau, la philosophie radicale et les fondements théoriques du républicanisme social ») peut néanmoins nous aider à compléter cette perspective. En effet, son ambition n’est pas de nier la spécificité d’un républicanisme social mais plutôt de critiquer sa réduction à une nationalité. Bien qu’exhumant le travail fondateur de Chr. Nicolet9 sur l’idée républicaine en France, l’auteur de l’article entend démystifier le caractère exceptionnel de celle-ci. C’est pourtant ce que semblait avoir fait J.‑F Spitz10 en montrant que le républicanisme français ne serait que l’expression la plus cohérente du règne de la liberté individuelle, présupposant « l’intervention de la puissance publique » comme la condition d’« une juste égalité des chances » (p. 39). Cependant, à trop vouloir réinscrire le moment français dans la continuité du républicanisme classique ou néo-romain, J.‑F. Spitz l’aurait dissous dans le bain de la conception de la liberté réalisée par la loi. Or, selon Chr. Miqueu, non seulement le républicanisme à la française n’a rien d’une exception nationale, mais il doit être reconduit à un « républicanisme radical, d’influence très largement spinoziste et d’expansion européenne » (p. 41). S’inspirant des travaux de J. Israel11, l’auteur définit cette radicalité comme la volonté de mettre le principe de la liberté conçue comme non-domination en cohérence avec lui-même, ce qui impliquerait de ne pas le cantonner à l’ordre politique ou religieux mais de l’étendre à l’ordre économique et social. Cette définition avancée par Chr. Miqueu nous permet de comprendre que la « radicalité » doit s’entendre ici au sens de ce qui est à la racine du principe républicain lui-même et se donne ainsi les moyens d’être le plus conséquent avec lui. Citations à l’appui, l’auteur nous montre alors que, de Spinoza à Rousseau, il pourrait n’y avoir qu’un pas. Ils reconduiraient tous deux la liberté républicaine à son vrai sens, rendant indissociable la paix et les conditions matérielles d’une existence digne d’être humain. L’exception française volerait donc en éclats. Plus important peut-être, le républicanisme social ne serait pas une branche dévoyée par sa radicalité mais l’essence même de l’idée républicaine.

13Arnault Skornicki (« Le moment néo-machiavélien dans l’économie politique française des Lumières ») avance pour sa part l’hypothèse d’une source néo-machiavélienne dans l’élaboration de la question sociale au siècle des Lumières. Sans prétendre rompre avec la société marchande, une économie politique critique naît de l’opposition, que l’on trouve chez Montesquieu, mais aussi chez Helvétius, entre deux types de luxe. L’un, ostentatoire, profite à une caste privilégiée et sous-tend le despotisme, l’autre « national », mieux réparti entre les différentes parties de la société, renforce l’unité patriotique. Le luxe corrupteur serait plutôt celui de la France de l’Ancien Régime, tandis qu’en Angleterre le luxe serait plus équitable et bénéfique au corps social dans son ensemble. Or, un courant de l’économie politique anglaise, inspiré de Harrington, lui-même se réappropriant les idées machiavéliennes, serait passé outre-Manche pour irriguer la « science du commerce » de Gournay et de Forbonnais. Contre le modèle physiocratique qui associe une politique agricole libérale privilégiant les grands propriétaires à un despotisme légal, Forbonnais s’inspirerait du principe harrigtonien expliquant « la forme politique des gouvernements » par « le régime de propriété, c’est-à-dire par l’économie » (p. 88). Il promeut alors la classe moyenne modératrice au rang de soutien de la liberté de tous et de contre-pouvoir à l’autorité monarchique. Mais l’émergence de la question sociale apparaît plus clairement encore, selon l’auteur, dans les idées de Necker, défenseur d’une monarchie parlementaire et constitutionnelle à l’anglaise et d’une économie politique qualifiée de « populaire », dans lesquels l’héritage du républicanisme machiavélien serait à l’œuvre. Le paradoxe mérite d’être souligné : « l’homme d’argent et de réseaux » se transfigure en « protecteur du peuple » (p. 94). S’écartant de la réponse morale et communautaire d’un Mably à la question des subsistances, l’originalité de la réponse de Necker consiste dans la prise en compte des intérêts de classe et des passions divergentes qui rendent conflictuels les échanges économiques. À l’aide d’un tableau des correspondances, l’auteur de l’article défend l’idée d’une transposition des catégories machiavéliennes dans la langue de Necker. L’enjeu de la politique de Necker serait commun à celui de Machiavel : « dégager un point de stabilité à partir du désaccord entre les groupes sociaux » (p. 101). Homme de compromis, le législateur doit épouser la cause du peuple sans pour autant remettre en cause l’antagonisme qui travaille la société. Loin de fonder sa politique sociale sur la souveraineté populaire, le paternalisme de Necker le range finalement, aux yeux de Arn. Skornicki, « à la lisière du républicanisme » (p. 102). Ainsi, ce que cet article nous permet de discerner, ce n’est pas tant la filiation machiavélienne d’un républicanisme social français, que celle d’un discours sur l’économie politique alternatif à celui de l’homo œconomicus naissant. La singularité française ne résiderait pas tant alors dans sa défense spécifique du républicanisme en tant que tel, que dans son analyse des antagonismes sociaux auxquels il faudrait donner une organisation politique capable de les modérer et les équilibrer.

14On le voit, au travers du rapprochement de ces trois articles, les tentatives (par ailleurs peut-être incompatibles entre elles) pour réintégrer le républicanisme français dans une filiation plus large ont l’avantage d’inscrire la question sociale non tant dans une voie radicale exceptionnelle que dans un républicanisme qui irait jusqu’au bout de ses principes. Cependant, cela semble se faire au prix d’un abandon de l’hypothèse initiale qui nouait l’exigence d’égalité réelle à l’exercice de la souveraineté populaire.

Malaises dans la réception de la Révolution française

15L’étude de la période révolutionnaire et de sa réception ne diminue pas les tensions. Françoise Brunel (« Le politique sociale de l’an II : un “collectivisme individualiste” ? ») emprunte la formule du « collectivisme individualiste » à Jaurès qui l’emploie dans l’Histoire socialiste pour qualifier le projet social de Billaud-Varenne. L’hypothèse défendue par l’auteur de l’article est que ce moment de la pensée des « révolutionnaires démocrates extrêmes » du xviiie siècle constitue « un tournant important dans la construction de “l’hypothèse socialiste” » (p. 110). L’interprétation de l’an II comme porteur d’un projet cohérent de politique sociale est sujette à controverses chez les historiens. Fr. Brunel cherche d’abord à lever les malentendus en justifiant notamment l’emploi de l’adjectif « social » non seulement en un sens politique et civil mais aussi égalitaire. L’analyse de l’auteur se concentre ensuite sur « deux éléments essentiels de la pensée sociale de l’époque » (pluviôse-prairial an II, p. 117). D’abord, ce « moment » de l’an II pose les bases d’une réforme du droit de propriété : mesures sociales dans le domaine agraire d’une part, lois successorales d’autre part. Ensuite, l’assistance devient priorité de la politique nationale. En complément des décrets de ventôse, Barère présente notamment le 22 floréal an II un projet ambitieux de secours aux indigents qui ne fut rapporté qu’en l’an V, sous le Directoire. Selon l’auteur, la Révolution française avait alors pris un tournant, que Barère avait compris : celui de secourir les indigents certes, mais tout en niant la « dette sociale » (p. 127) à leur égard. L’idéal jacobin ou montagnard apparaît en conclusion comme la synthèse de « l’individualisme bourgeois » et de la « validation du préalable social », pouvant seule assurer « le bonheur de la société »12 (p. 128).

16Yannick Bosc (« Républicanisme et protection sociale : l’opposition Paine-Condorcet ») se place quant à lui du côté des Girondins. L’auteur entend faire voler en éclats la ligne de partage entre un « républicanisme des droits de l’homme » associé aux Girondins situés du côté des Modernes et un « républicanisme de la vertu » associé aux Montagnards placés aux côtés des Anciens13. Rappelant la réception controversée de l’héritage de Condorcet, Y. Bosc montre que le xxe siècle (à rebours du milieu du xixe siècle qui louait son républicanisme modéré) en fait d’abord « un personnage capable d’incarner le républicanisme social de Robespierre mais sans les inconvénients de la Terreur » (p. 133), puis l’insufflateur de la radicalité de Paine. Or, tandis que Condorcet envisage une république exclusive fondée sur la propriété, Paine fonde le secours de la misère sur une critique de l’appropriation, faisant de ce secours un droit et non une aumône. Pour Paine, la république est par essence sociale puisque la liberté civile suppose la protection d’un droit naturel et égal à l’existence (d’où sa défense d’un principe d’allocation universelle). Au travers de cette opposition, Y. Bosc distingue deux conceptions de la liberté. Condorcet, acquis à l’idée physiocratique d’harmonie naturelle du marché, définit la liberté comme « absence d’entrave » (p. 142). Pour Paine, la liberté est fondée sur l’égalité des droits réparant l’usurpation originelle d’où est née la propriété. Ainsi, bien qu’ils partagent une volonté de lutter contre la pauvreté, leurs conceptions de la protection sociale reposent sur des principes distincts. Y. Bosc remet alors en cause la partition de Pocock opposant jusnaturalisme et républicanisme : le véritable théoricien des droits de l’homme ne se trouverait pas du côté de Condorcet et de sa liberté négative conçue comme non-interférence, mais du côté de Paine pour qui la liberté est un rapport social et dont le républicanisme défend l’égalité des droits personnels. Finalement, en montrant les tensions qui travaillent l’origine du modèle social français, l’auteur nous invite à repenser ses frontières qui ne sont pas tant nationales que conceptuelles et à envisager un modèle républicain associant liberté, droits naturels et égalité sociale.

17Enfin, Jean‑Numa Ducange (« Fonder le républicanisme socialiste : Jean Jaurès et la Révolution française ») retrace l’originalité de la position de Jaurès, à distance tant d’un étatisme républicain trop éloigné du peuple, que d’un marxisme privilégiant une voie violente sur celle de la réforme. Cependant, l’auteur nuance la classification de Jaurès parmi les penseurs « non marxistes ». Cette ligne de partage serait suspecte d’imposer une lecture rétrospective projetant le léninisme sur le marxisme auquel Jaurès serait censé s’opposer. J.‑N. Ducange insiste ensuite sur l’évolution de la pensée jaurésienne vers la reconnaissance de la légitimité de formes d’interventions populaires. En outre, l’auteur montre que le républicanisme jaurésien serait construit contre le socialisme allemand. Ce dernier refuserait l’idée que la République, supposément dans le camp bourgeois, puisse résoudre la question sociale, mais donnerait dans le même temps la primauté au parti organisé. Au contraire, Jaurès relierait la question sociale à la République, sans pour autant mépriser l’action directe du peuple. Au‑delà de la question de savoir qui du républicanisme socialiste ou de la social-démocratie peut revendiquer l’héritage de Marx, l’auteur revendique « une spécificité “irréductible” » (p. 187) de la voie républicaine tentée par Jaurès en intégrant « une forte dimension sociale » et en acceptant une forme d’action insurrectionnelle. Cependant, les ambiguïtés de la réception de la pensée jaurésienne pourraient là encore révéler la difficulté à lier ensemble République, souveraineté populaire et question sociale.


*

18Existe-t-il une exception française ? Au terme de ce parcours, la question n’est pas tranchée. Le recueil a le mérite de présenter de nombreuses perspectives intéressantes et d’inviter à la réflexion. Pour être en mesure de cerner l’exception, il faudrait cependant pouvoir déterminer dans quelle mesure les autres courants du républicanisme sont réellement sourds à la question sociale. On regrettera peut-être aussi l’absence de recherche sur les rapports entre un républicanisme social et la naissance de la sociologie française14. L’enjeu, pour les auteurs, était sans doute ailleurs. Le républicanisme social, s’il existe, n’est certes pas affaire de nationalité ni de simple opposition à l’école de Cambridge. Ce qui fédère les articles, c’est, plus qu’une historiographie alternative, l’exigence de mettre au jour un républicanisme qui prenne en charge, en son fondement même, l’égalisation des conditions. Mais, qualifier cette exigence sociale de « radicale » pourrait se révéler trompeur15. Le recueil paraît privilégier la radicalité du concept de République qu’il s’agirait de reprendre à la racine ou de mettre en cohérence avec lui-même (par la protection réelle des libertés de tous), tout en y associant une radicalité subversive qui donne le pouvoir au peuple. Malgré les tentatives pour concilier ces deux formes de radicalité, c’est la difficulté à les faire tenir ensemble que l’on retient.