Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Avril 2018 (volume 19, numéro 4)
titre article
Irina De Herdt

Les voies plurielles de l’écriture viatique française & francophone

Guillaume Thouroude, La Pluralité des mondes. Le récit de voyage de 1945 à nos jours, Paris : Presses de l’université Paris‑Sorbonne, coll. « Imago Mundi », 2017, 300 p., EAN 979‑10‑231‑0505‑6.

1Guillaume Thouroude nous présente avec La Pluralité des mondes. Le récit de voyage de 1945 à nos jours une vision critique de la pluralité des pratiques, des méthodes et des écritures qui caractérise le récit de voyage français et francophone contemporain. L’analyse détaillée d’un corpus particulièrement hétérogène a permis à l’auteur de cerner les lignes de force récurrentes d’un genre protéen et à première vue hybride, sur lequel la vague de décolonisation des années après‑guerre a profondément jeté le soupçon. Ainsi, l’ouvrage met en premier lieu en évidence la tendance du récit de voyage à entrer dans un dialogue stimulant avec les savoirs issus des sciences humaines et sociales : non seulement l’ethnographie, dont on connaît l’interaction fructueuse avec la littérature des voyages grâce aux travaux de Vincent Debaene1, mais aussi la philosophie (Sartre, Deleuze), la sémiologie (Barthes), ainsi que les différentes réflexions sur le lieu et l’espace qui ont alimenté le « tournant spatial » des sciences humaines. En deuxième lieu, l’approche chronologique de G. Thouroude identifie le genre du récit de voyage, de manière parfois inattendue, comme un important moteur d’expérimentations formelles et de renouvellement de l’écriture, malgré son caractère au fond plutôt conservateur. Sur le plan purement critique, en troisième lieu, on constate que l’auteur s’inscrit assez systématiquement en porte‑à‑faux avec les prises de position de la critique postcoloniale anglo‑saxonne, très présente dans la bibliographie secondaire. L’évolution du récit de voyage se joue en effet sur fond de décolonisation et de dénonciation du goût pour l’exotisme et l’orientalisme qui caractérisait les grands reportages de l’entre‑deux‑guerres. Mais contrairement au consensus critique établi, qui a pu signaler un véritable tarissement du genre dans l’immédiat après‑guerre, G. Thouroude souligne qu’il s’agit tout au plus du changement de paradigme radical d’un genre qui n’a cessé d’évoluer et de se renouveler, en marge des genres plus prestigieux.

Enjeux génériques : l’ancrage factuel du récit de voyage

2La question du genre est effectivement le socle sur lequel s’arc‑boute cette étude, et dont le premier chapitre élucide les tenants et aboutissants. L’auteur y circonscrit les notions polysémiques de « voyage », « récit de voyage » et « littérature des voyages », et précise son objectif d’accorder une identité autonome au genre du récit de voyage. Ainsi, il se positionne à contrecourant de la tendance dominante qui consiste à le considérer comme un genre d’accueil, nécessairement mixte et par définition hybride. Or, encore que la distinction entre le récit de voyage et l’essai ne soit pas toujours étanche, comme l’illustrent notamment les pages d’analyse consacrées à Sartre, Lévi‑Strauss, Barthes et Butor, et en dépit d’un corpus vertigineusement hétérogène, G. Thouroude a globalement réussi le pari d’esquisser les contours d’un genre autonome. On peut éventuellement regretter qu’il n’ait pas davantage explicité que cette autonomie se fonde depuis quelques temps aussi de manière institutionnelle : le récit de voyage a en effet engendré une production critique considérable, qui se reflète dans l’existence de groupes de recherche, de séminaires et de revues2, ce qui, sur le plan universitaire au moins, en confirme l’autonomie.

3La démarcation du récit de voyage comme genre autonome implique le parti pris méthodologique, rigoureusement respecté, de ne prendre en compte que des récits factuels. Elle exclut d’emblée du corpus primaire tout texte de fiction, même si l’écriture du voyage fait fondamentalement partie de la trame narrative. Cette délimitation du corpus est entièrement justifiée, et il est évident que tout autre démarche aurait exigé l’adoption d’un corpus primaire bien trop vaste. Néanmoins, on peut se demander si la perspective de l’autonomie générique et le choix du récit factuel qui en découle n’oublie pas à tort tout un pan de la littérature contemporaine, qui ne paraît pas moins indispensable pour étudier le renouvellement des écritures du voyage. L’essai de G. Thouroude aurait pu se compléter d’une analyse de l’entre‑deux hybride entre le fictionnel et le factuel qui caractérise certains récits contemporains, où le voyage joue un rôle d’avant‑plan.

4L’absence totale de l’œuvre d’Olivier Rolin, par exemple, est d’autant plus frappante que son frère Jean Rolin est étudié en détail comme une figure charnière qui relie différentes traditions et tendances du récit de voyage contemporain. Pour indéniablement distincts que soient leurs textes et leur écriture, et encore que la composante romanesque soit plus forte chez Olivier Rolin, il s’agit d’une lacune à première vue difficilement justifiable. De même, il est peut‑être dommage que les récits mi‑romanesques, mi‑documentaires d’un Patrick Deville ne soient pas considérés comme une contribution pertinente au renouveau de l’écriture du voyage, au même titre que les textes exclusivement factuels qui figurent dans le corpus primaire. L’argument avancé par l’auteur, selon lequel le recours inévitable aux outils d’analyse propres aux textes de fiction finirait par dévaloriser automatiquement les récits de voyage factuels, ne se maintient pas réellement face à de tels textes dont l’enchevêtrement des composantes fictionnelle et documentaire fait au contraire toute la richesse.

5De surcroît, la réflexion terminologique détaillée sur laquelle s’ouvre cet essai aboutit sur une conclusion quelque peu ambigüe. Car la distinction entre le « récit de voyage » et la « littérature des voyages » que le premier chapitre éclaire sous différents angles se résume dans un diagramme de Venn qui suggère que la fiction a bel et bien sa place dans l’étude de la « littérature factuelle de voyages » : celle‑ci se présente en effet comme le dénominateur commun entre le « récit de voyage » strictement documentaire, et la « littérature des voyages » qui inclut la fiction. Aussi le panorama du récit de voyage de 1945 à nos jours, pour détaillé et nécessaire qu’il soit, aurait‑il sans doute été un peu plus complet si celle‑ci n’avait pas été écartée du corpus de manière si définitive.

Enjeux terminologiques : les deux pôles de l’écriture viatique

6En tout état de cause, il convient de s’arrêter un moment sur cette question terminologique, étroitement corrélée à celle de la circonscription du corpus. Est‑ce que des calques directs de la notion anglo‑saxonne de travel writing, tels que « écriture de voyage » ou « écriture viatique », ne cernent finalement pas mieux les enjeux mis en lumière, et, qui plus est, sans ouvertement trancher sur la nature fictionnelle ou factuelle des textes ? Le premier chapitre a beau renoncer à ces termes sous prétexte qu’ils ne sont pas reconnus et intégrés dans l’usage français, on constate que l’auteur y recourt néanmoins très régulièrement, au fil des chapitres, pour identifier les textes du corpus.

7Le terme d’« écriture viatique », en particulier, jamais explicitement commenté et jusqu’à présent relativement peu répandu dans le corpus critique, paraît tout à fait pertinent. Il articule en effet trois aspects primordiaux dans l’approche de G. Thouroude : la place de premier plan accordée à l’écriture et aux procédés formels qui ont renouvelé le genre ; le voyage bien évidemment, étymologiquement dérivé du latin viaticum ; mais aussi, grâce à la polysémie du mot viatique, la question de l’utilité de ces textes, qui, explicitement posée dans les premières et dernières pages de l’ouvrage, est toujours présente en filigrane. L’écriture du voyage comme « viatique » donc, comme secours ou soutien, que ce soit pour penser (Jean‑Paul Sartre), écrire (Michel Butor), déchiffrer (Roland Barthes), regarder (Nicolas Bouvier), renouveler la littérature romanesque (les « voyageurs étonnants »), ou arpenter le monde, proche comme lointain (de Jean Rolin à Antonin Potoski). On retrouve même un écho du sens original de viatique, « argent ou provisions de voyage », dans la critique que G. Thouroude adresse à l’hypocrisie de certains voyageurs médiatiques contemporains, qui escamotent délibérément l’aide logistique ou financière dont ils bénéficient. Ainsi, la notion d’« écriture viatique » contribue pertinemment à cette « fabrication d’un vocabulaire critique contemporain » (p. 45) que préconise l’auteur. On pourrait aussi y ajouter celle de « pôle d’écriture » ou « de créativité », sur laquelle se termine la réflexion du premier chapitre autour des enjeux génériques du récit de voyage : elle met en relief l’indéniable hétérogénéité du genre, tout en soulignant son rôle comme moteur d’innovation littéraire.

8À y regarder de plus près, cependant, plus encore qu’à un « pôle », l’écriture viatique du dernier demi‑siècle telle que G. Thouroude la présente ressemble à un axe, voire à un mouvement oscillatoire, entre deux pôles opposés. Ceux‑ci prennent différents déguisements : le proche et le lointain, l’expérimentation formaliste et le classicisme, la grande littérature consacrée et la paralittérature, une vision du voyage comme source de savoirs scientifiques ou philosophiques et une conception du voyage comme aventure et/ou exploit physique. Il va de soi que ce réseau d’oppositions binaires est bien trop réducteur pour rendre compte de la pluralité des écritures passées au crible de l’analyse. Néanmoins, il est possible de suivre, au fil des chapitres qui s’articulent selon une progression essentiellement chronologique, un flottement régulier entre deux pôles contraires. Quitte à généraliser indûment, voire à éclipser à tort l’approche toujours nuancée de l’auteur, il semble que ces tendances opposées puissent être désignées comme étant d’une part « innovatrice », d’autre part « conservatrice ».

Le pôle innovateur de l’écriture viatique : les origines

9Le deuxième chapitre ouvre la voie à la tendance innovatrice du récit de voyage tel qu’il se manifeste, en filigrane, dans certains textes de Jean‑Paul Sartre et de Claude Lévi‑Strauss. Pour divergentes, voire diamétralement opposées que soient leurs approches, les deux auteurs incarnent exemplairement le passage à la « clandestinité » (p. 80) du récit de voyage dans l’immédiat après‑guerre. En tant que « laboratoire esthétique et idéologique » (p. 50), le genre fait face à la mise en question de sa légitimité dans un nouveau contexte géopolitique, sans pour autant subir un tarissement comme la critique a parfois pu avancer. Mais l’apport de Sartre à l’écriture du voyage ne se limite pas à une prise de conscience politique, qui le pousse à reconsidérer son attitude voyageuse d’avant‑guerre, essentiellement culturelle et apolitique. Il se situe davantage encore sur le plan philosophique. G. Thouroude met en effet en évidence, à l’appui des essais que Sartre a consacrés aux villes américaines, un va‑et‑vient productif entre la pratique du voyage et le développement de la philosophie sartrienne de la conscience. Le voyage se transforme donc en outil, voire en « viatique » philosophique pour mieux cerner les principes de l’ontologie phénoménologique ; celle‑ci aide à son tour à voir plus clair dans les voyages et les pratiques nomades.

10De manière similaire, G. Thouroude aborde Tristes tropiques à la lumière du dispositif conceptuel que Lévi‑Strauss a lui‑même développé, en analysant notamment la logique combinatoire structuraliste et le principe de bricolage qui y sont à l’œuvre. Il s’arrête aussi sur le jeu de références intertextuelles avec la littérature des voyages existante que Lévi‑Strauss met en place. L’ethnographe s’impose ainsi comme le précurseur indirect de la littérature viatique expérimentale des années soixante que présente le troisième chapitre et qui a également instauré des dialogues intertextuels avec des traditions littéraires viatiques plus anciennes. Mais l’expérimentation formelle s’y accompagne aussi d’un élargissement du concept de voyage, qui prend le contre‑pied de la conclusion de Tristes tropiques : contrairement au bilan ambivalent de Lévi‑Strauss, pour qui l’époque des véritables voyages serait irréversiblement révolue, l’avant‑garde des années soixante lance un changement aussi bien d’échelle que d’approche, qui a continué d’alimenter l’écriture du voyage jusqu’à présent.

11Ainsi, Michel Butor s’est efforcé avec Mobile de libérer le récit de voyage des contraintes chronologiques et géographiques qui le régissent habituellement, afin que les espaces livresque et voyagé s’enchevêtrent presque physiquement sur la page. Une analyse détaillée de l’écriture de Mobile, et en particulier de l’art de la liste et de l’énumération que Butor affectionne – qui est d’ailleurs récurrent au sein des textes étudiés, au point de constituer un trait formel caractéristique de l’écriture du voyage – confirme l’importance de Butor comme un innovateur considérable du récit de voyage moderne.

12Si cette importance a généralement été reconnue par la critique, c’est beaucoup moins le cas pour Roland Barthes, absent de la plupart des études critiques du genre. Néanmoins, sa présence au sein du quatrième chapitre est plus que justifié, et non seulement en tant que commentateur contemporain de Mobile. Là où sa critique de l’exotisme et du tourisme dans Mythologies illustre bien les défis lancés à l’écriture viatique à l’ère de la décolonisation, L’Empire des signes, rédigé à l’issue d’un voyage au Japon,montre que le voyage peut se prêter à une réflexion approfondie sur le rôle des signes dans différentes sociétés et cultures. Après les récits de voyage philosophique et ethnographique, voici donc le récit de voyage sémiologique : autant d’exemples de ce rôle de « viatique » à la pensée abstraite que le déplacement voyageur revêt selon toute évidence dans la deuxième moitié du xxe siècle.

13Mais c’est sans doute l’approche « psychogéographique » de Guy Debord et des situationnistes qui a fourni la contribution la plus importante et durable au pôle innovateur du récit de voyage, puisque des auteurs contemporains comme Jean Rolin ou Antonin Potoski, étudiés ultérieurement, en héritent indirectement. À l’engouement pour le monumental et le lointain, dûment découverts et explorés, s’oppose désormais une attention pour ce qui est proche et déconsidéré, accidentellement rencontré lors de marches à pied et de dérives libres : Paris, les zones péri‑urbaines, les espaces du quotidien, les zones de friche, qui sont également l’aire de jeu des projets parisiens de Georges Perec ou des divagations poétiques de Jacques Réda. On aurait d’ailleurs pu y ajouter les explorations urbaines ludiques, à pied ou en bus, de Jacques Roubaud.

14L’histoire du récit de voyage renoue ici avec celle de la tradition française de la flânerie, dont Walter Benjamin a dressé le portrait et que la littérature et la pensée contemporaines semblent avoir reprise à leur propre compte, dans le sillage des errances psychogéographiques. Ainsi, la fascination pour les aires limitrophes en particulier a pris un réel essor à partir des années quatre‑vingts, sur fond du « tournant spatial » dans les sciences sociales. Le cinquième chapitre de l’ouvrage en esquisse rapidement les grandes lignes, de Michel de Certeau à Marc Augé en passant par Pierre Nora. À cela s’ajoute la ferveur typiquement contemporaine pour la marche et les voyages non motorisés, dont le dernier chapitre prend la mesure.

15L’exemple rapidement esquissé de cette vision transversale permet d’apprécier la valeur particulière de l’ouvrage de G. Thouroude comme espace d’accueil de différents développements contigus, issus de l’histoire des idées et de la littérature du dernier demi‑siècle. Leurs enjeux et leur intérêt dépassent le seul cadre, après tout limité, du récit de voyage, mais il est enrichissant de les voir éclairés et juxtaposés à partir de cette perspective spécifique. C’est, en général, toute la richesse de l’étude que d’avoir réussi à intégrer des pensées et des écritures aussi divergentes que celles de Jean‑Paul Sartre, Guy Debord ou encore des bestsellers de voyage du début du xxie siècle dans un dispositif critique cohérent, quitte à ne pas toujours creuser la complexité des œuvres au‑delà d’un aperçu superficiel. Dans les premiers chapitres, notamment, on constate que l’analyse se voit parfois contrainte à se réduire à n’être qu’un sommaire de la critique existante, souvent abondante. Ceci est moins le cas au fur et à mesure que l’on se rapproche de l’époque contemporaine, qui, moins étudiée, a permis à l’auteur de prendre des positions plus tranchées.

Le renouvellement actuel du récit de voyage

16La littérature contemporaine se présente dans le cinquième chapitre sous les traits de Jean Rolin, Jean‑Christophe Bailly ou encore François Maspero, héritiers de Georges Perec autant que des situationnistes. On pourrait éventuellement s’étonner de l’absence non seulement d’Olivier Rolin ou de Patrick Deville, déjà mentionnés, mais aussi de Christian Garcin ou de Bernard Chambaz, auteurs de plusieurs récits de voyages, voire de François Bon, dont certains textes s’intéressent à l’exploration insolite des espaces proches et habituellement négligés. Il est clair, toutefois, qu’un aperçu historique qui couvre près de soixante‑dix ans ne vise pas l’exhaustivité ; on comprend, et on apprécie, que l’auteur ait donné la priorité aux voix les plus novatrices du genre.

17Les auteurs qu’il a privilégiés constituent une « génération postrévolutionnaire » qui, sans appartenir nécessairement à la même génération dans le sens chronologique du terme, a partagé des idées similaires de contestation révolutionnaire dans les années soixante et soixante‑dix. À l’encontre du constat lévi‑straussien de la fin des voyages, ces auteurs renouvellent à la fois l’espace voyageable, entre non‑lieux et lieux de mémoire, et les moyens linguistiques pour en rendre compte. Aux dépens d’une lecture détaillée des Passagers du Roissy‑Express de Maspero oude Dépaysement de Bailly, textes phares plus ou moins canonisés de cette tendance à requalifier et revaloriser les zones de friches et de frontières, G. Thouroude a fait le choix pertinent de s’arrêter plus en détail sur l’œuvre de Jean Rolin, dont la contribution au genre du récit de voyage contemporain est considérable.

18L’auteur lui‑même se méfie toutefois du terme de récit de voyage, qu’il associe à une recherche superficielle du pittoresque, de l’anecdotique et de l’exotique – telle que l’envisage justement le pôle plus conservateur de l’écriture viatique. Abordant la diversité des récits de Rolin sous l’angle de leur identité stylistique commune, G. Thouroude met en relief la propension dualiste qui se manifeste autant au niveau de la phrase que du cheminement thématique. Il montre comment cette écriture contrapuntique reflète les déplacements non linéaires, disloqués et diffractés qui sont caractéristiques du voyage à l’époque contemporaine.

19Or, ce jeu d’échos entre le texte et le chemin parcouru est porté à son comble dans l’œuvre d’Antonin Potoski, étudiée dans le septième et dernier chapitre. En tant que représentant encore peu étudié d’une jeune génération d’écrivains voyageurs, nés dans les années soixante‑dix, Potoski y côtoie Philippe Vasset, Bruce Bégout ou Julien Blanc‑Gras, qui tous tendent à circonscrire, au cours de leurs dérives, une certaine banalité quotidienne habituellement dévalorisée. Issus d’un nomadisme adopté comme mode de vie, les récits inclassables de Potoski sont surtout intéressants dans la mesure où ils constituent une tentative de mise en pratique de la réflexion philosophique sur l’espace et le mouvement qu’ont développée des penseurs comme Gilles Deleuze, Paul Virilio ou Jean Baudrillard.

20Aussi ressort‑il, au fil des textes et des générations de ce pôle innovateur du récit de voyage, de Sartre à Potoski, une évolution implicite dans le rapport entre voyage et pensée, qu’il est peut‑être nécessaire de mettre davantage en évidence. L’écriture du voyage se présente initialement, avec Sartre, Barthes et Lévi‑Strauss, comme un instrument auxiliaire à la pensée, autrement dit comme un « viatique » pour le développement des idées (philosophiques, sémiologiques, ethnographiques). Par la suite, l’écriture voyageuse et la pensée s’approfondissent essentiellement sur des voies parallèles, les explorations des territoires proches et méconnus faisant indirectement écho aux théories de l’espace et du lieu dans les sciences sociales. Avec Potoski, on se voit confrontés à un véritable essai de mise en situation, sur le plan aussi bien littéraire qu’existentiel, de certaines « rêveries intellectuelles » (p. 253) contemporaines, qui prennent donc désormais le rôle de « viatique » pour l’acte voyageur.

21À cela s’ajoute la prise en compte des conditions réelles du voyage mondial et mondialisé à l’époque actuelle, avec tout ce qu’il comporte de banal et de critiquable. Les récits de Potoski cristallisent ainsi des questionnements d’ordre moral : si ceux‑ci ont pu soulever des contestations – par exemple au sujet de l’excision des femmes au Mali, que G. Thouroude étudie en détail – ils ont au moins le mérite de ne pas se réduire à des jugements tranchés ou à une vision simplificatrice du monde en noir et blanc. La pensée et la pratique voyageuses d’un écrivain comme Potoski ou certains de ses contemporains permettent en d’autres termes d’escamoter les clivages autant artificiels que limitants entre le proche et le lointain, la lenteur et la célérité, le tourisme et l’exploration ou encore les mobilités pédestre et motorisée qui se sont imposés avec les transformations radicales, au cours de la période étudiée, du monde comme des moyens de l’arpenter.

22En cela, l’œuvre de Potoski diverge radicalement de celle des « nouveaux explorateurs » de la même génération, dont l’hypocrisie morale et le goût pour les oppositions réductrices constituent l’objet d’étude de la première partie du dernier chapitre. Avant de se pencher sur ces pages‑là, cependant, il convient d’identifier plus en détail les représentants et l’évolution du pôle « conservateur » qu’il est possible de discerner dans les cheminements du genre du récit de voyage de 1945 à nos jours : les « nouveaux explorateurs » contemporains en incarnent l’aboutissement actuel.

Le pôle conservateur de l’écriture viatique : sur les traces de Nicolas Bouvier

23Héritière de la vogue des grands reportages d’exploration de l’entre‑deux‑guerres, dont la voyageuse suisse Ella Maillart est la figure de proue la plus visible, la tendance plutôt conservatrice de l’écriture viatique refait surface dans l’après‑guerre avec Nicolas Bouvier, qui est au centre du quatrième chapitre. Précisons toutefois que le cheminement dialectique entre les deux pôles novateur et mainteneur tel que le décrit G. Thouroude n’est jamais aussi tranché et univoque que cette présentation nécessairement synthétisante des chapitres ne laisse supposer. Cela est particulièrement vrai pour les pages consacrées à cette figure emblématique du récit de voyage moderne qu’est Nicolas Bouvier. Ainsi, le voyageur suisse est présenté comme une figure difficilement classable, qui oscille continuellement entre tradition classiciste et expérimentation postmoderne. Une ambiguïté similaire vaut pour ses héritiers (très) indirects, les « étonnants voyageurs », dont les dernières pages du quatrième chapitre prennent la mesure. Dans les deux cas, G. Thouroude n’hésite pas à se positionner quelque peu à contre‑courant du consensus critique existant.

24Il remet notamment en question le statut selon toute évidence intouchable de Bouvier, dont la vaste bibliographie secondaire tend trop souvent à se réduire à des expressions d’admiration élogieuse, plutôt que de proposer des lectures d’analyse critique. L’auteur épingle en particulier la façon dont la critique postcoloniale a paradoxalement omis de signaler la vision par moments néo‑orientaliste de l’écrivain suisse, qui en outre ne s’est jamais exprimé de manière critique, au sein de ses textes, à l’égard du colonialisme. Ainsi, G. Thouroude montre du doigt l’idéologie droitière qui pointe en filigrane de l’œuvre de Bouvier et que la critique a préféré ignorer.

25À côté de ces enjeux politiques, il procède aussi à une analyse de l’esthétique du signe débordant chez Bouvier, en lointain écho à la dimension sémiologique du voyage déjà étudiée dans le cas de Roland Barthes. À cela s’ajoute un rapprochement philosophique entre le rôle de la maladie et de la santé dans les textes de Bouvier, et la pensée contemporaine de Gilles Deleuze. On pourrait s’interroger sur la pertinence d’une telle mise en rapport, qui fait écho aux interactions fructueuses déjà constatées entre l’écriture du voyage et d’autres disciplines intellectuelles. N’est‑ce pas en quelque sorte amoindrir l’autonomie générique pourtant revendiquée du récit de voyage que de vouloir y adosser à tout prix une pensée philosophique, même là où l’auteur ne la présente pas en tant que telle ?

26On retient de ces pages consacrées à Nicolas Bouvier surtout le refus de lui accorder aveuglément le statut d’exception, résistant à toute approche critique, qu’il occupe dans la majorité des études que ses textes ont engendrées. En outre, on n’oublie pas ce rattachement à première vue surprenant, mais bien argumenté, au versant conservateur du récit de voyage moderne. Ce qui convainc moins, par contre, c’est l’association entre Bouvier et le mouvement des « étonnants voyageurs », que la deuxième partie du même chapitre introduit comme ses présupposés héritiers. Or, si ceux‑ci se caractérisent selon toute évidence par une même ambivalence sur le plan politique, ils s’avèrent en réalité être plutôt éloignés, tant sur le plan de la forme que du fond, de l’écrivain suisse ; voire de l’écriture viatique en général. Au fond, la prétendue filiation est superficielle au point de confirmer plutôt la place d’exception de Nicolas Bouvier dans le canon des écrivains de voyage francophones.

27Quoi que les écrivains adhérents à ce mouvement initié par Michel Le Bris en 1990 aient surtout été recrutés dans les rangs des anciens révolutionnaires de 1968, le manifeste du mouvement transmet avant tout une nostalgie réactionnaire qui ne reflète pas nécessairement les prises de position personnelles de chaque participant. Aussi faudrait‑il le considérer plutôt comme une expression collective de solidarité amicale vis‑à‑vis de Michel Le Bris que comme un mouvement littéraire à proprement parler. En outre, il semble que l’appel de Le Bris à une « littérature voyageuse » s’inscrive plus pertinemment dans l’histoire de la fiction romanesque contemporaine que dans la cartographie du récit de voyage, dans la mesure où il revendique essentiellement un retour à la fiction non expérimentale et au roman d’aventures. Le mouvement mène, autrement dit, à une impasse pour qui souhaite défendre et prouver l’autonomie générique du récit de voyage, qu’il tend au contraire à éclipser. Il va d’autant plus à rebours de l’histoire dont G. Thouroude trace les contours qu’il s’établit fondamentalement à l’encontre des approches expérimentales, structuralistes et intellectualistes que les premiers chapitres de l’ouvrage présentent comme les incubateurs immanquables du renouveau du récit de voyage. Ce n’est qu’un des paradoxes qui jonchent le cheminement de l’écriture viatique dans la deuxième moitié du xxe siècle, et qui en illustrent l’instabilité générique.

Le versant conservateur de l’écriture viatique aujourd’hui

28La prédilection des « étonnants voyageurs » pour le lointain et l’exotique, à l’exclusion des destinations et des routes accessibles au tourisme conventionnel, implique une rhétorique de la distinction que G. Thouroude n’hésite pas à dénoncer. Or, là où Antonin Potoski et certains de ses contemporains montrent des alternatives à cette exclusivité exploratrice, les auteurs étudiés dans le premier volet du dernier chapitre la reconduisent, et non pas sans en tirer une réussite commerciale considérable. Représentants du pôle conservateur de l’écriture viatique à l’aube du xxie siècle, ces « nouveaux explorateurs », dont Sylvain Tesson constitue sans doute le parangon le plus célèbre, effectuent un retour non critique à l’exotisme. Ainsi, ils renouent avec les périples des grands reporters des années trente, contre lesquels s’inscrit l’ensemble du pôle innovateur. La critique de ces bestsellers de voyage, qui se caractérisent entre autres par l’exploit physique parfois poussé à l’absurde, se situe sur plusieurs plans.

29Elle concerne tout d’abord la dimension éthique. G. Thouroude s’arrête longuement sur celle‑ci pour montrer comment le politiquement correct de ces voyageurs infatigables s’appuie en réalité sur des attitudes hypocrites, qui recèlent un racisme renouvelé. Les prises de position morales d’un Antonin Potoski sont certes polémiques et controversées, mais, toujours nuancées, elles prônent une « morale de l’ambiguïté » (p. 258) qui met en garde contre des certitudes trop peu remises en question. Les « nouveaux explorateurs », par contre, qui sillonnent de préférence les routes de l’Asie Centrale, devenue le point focal d’un orientalisme ravivé, propagent une vision manichéenne et réductrice du monde, dont G. Thouroude analyse en détail les mécanismes dans le cas de la province chinoise du Xinjiang.

30Il s’ensuit le diagnostic non mitigé d’un « appauvrissement littéraire » (p. 250), tant sur les plans éthique et thématique que stylistique. S’il est possible de percevoir des échos du style de Nicolas Bouvier dans l’écriture de Sylvain Tesson, il n’en reste pas moins que celle‑ci se réduit pour l’essentiel à des « aphorismes de sous-préfecture » (p. 240). Aussi ce corpus de textes à succès n’apporte‑t‑il en fin de compte guère au genre du récit de voyage, et risque‑t‑il au contraire, à défaut de qualités littéraires, de lui donner mauvaise presse. Pour vraisemblablement justifiée et bien argumentée que soit cette critique, elle suscite des questions sur le choix du corpus primaire de l’étude : car quelle est ou doit être la place de telles « scories aventurières » (p. 241) au sein d’un corpus dont la valeur littéraire est au demeurant indéniable ? Il va de soi que ces bestsellers ne peuvent être omis dans le relevé des récits de voyage récents, mais cela implique peut‑être une interrogation plus approfondie sur la question épineuse de la valeur littéraire des textes. Celle‑ci se trouve cependant systématiquement éclipsée par celle de l’appartenance générique, certes pertinente, mais aussi indéniablement académique – c’est-à-dire scholastique, dans le sens bourdieusien du terme – et, depuis la perspective de la réalité souvent hybride et inclassable des textes, plutôt artificielle.

31Au confluent de l’enjeu du genre et de celui, sous‑jacent, de la valeur littéraire, surgit de surcroît la question de l’éventuelle prise en compte d’autres formes et mediums que le livre. Le documentaire télévisuel est brièvement mentionné, mais l’étude des récits des « nouveaux explorateurs » pourrait éventuellement se compléter d’une incursion (nécessairement préliminaire et superficielle) dans le monde des blogs de voyage. Il convient au moins de se demander, compte tenu du mouvement dialectique entre innovation et maintien, dans quelle mesure l’adoption de nouveaux formats – conformément à l’effritement désormais indéniable de l’autonomie de la littérature3 – a pu contribuer, ou pas, au renouvellement du récit de voyage.

Migrations & clandestinités : ouvertures vers l’avenir

32La définition générique étroite qui a déterminé l’approche de G. Thouroude soulève également des questions dans le sixième chapitre. Consacré à la littérature migrante francophone, celui‑ci ne cadre pas réellement avec le va‑et‑vient entre les deux pôles conservateur et innovateur constaté ailleurs. Paradoxalement, c’est l’absence même du genre du récit de voyage dans la littérature issue de la migration qui est au centre de la réflexion, plutôt que son renouveau. Encore une fois, de même que dans l’analyse des œuvres de Bouvier et du mouvement des « étonnants voyageurs », le parti pris de l’auteur se situe explicitement à rebours de la vision critique généralement admise. Il s’agit de savoir pourquoi la majorité des spécialistes de la littérature postcoloniale ont omis d’attirer l’attention à cette lacune générique, ou, sinon, ont eu tendance à la combler en considérant des textes de fiction comme des récits de voyage. En prenant le contrepied de G. Thouroude, on pourrait avancer à l’appui de cette observation que le partage entre le factuel et le fictionnel pour l’identification générique des récits de voyage s’avère être malgré tout peu productif. Plus intéressante que les considérations de genre, cependant, est la lecture des récits de Gao Xingjiang et de Dany Laferrière sur laquelle se conclut ce sixième chapitre, et qui ouvre la voie aux problématiques éthiques creusées dans les dernières pages de l’ouvrage.

33Mais la question du voyage migrant et du manque des récits qui le décrivent ramène aussi à la question initiale de l’essai de G. Thouroude, qui est celle de l’utilité du récit de voyage. Au bout de plus d’un demi‑siècle de passages plus ou moins « clandestins » à bord d’une pensée, philosophique ou autre, quelle peut être la pertinence actuelle de l’écriture viatique, à une époque où la clandestinité est plus que jamais l’état non pas des textes, mais de la majorité des voyageurs ? Quel « viatique » peut offrir l’écriture, si le voyage, périlleux au point d’être possiblement fatal, vise en premier lieu à rester en vie et à sauver une existence ? La question est prégnante, comme elle l’a toujours été, et dépasse évidemment de loin le cadre du livre présenté ici. Si elle se pose, ce n’est certainement pas pour amoindrir ou contester ses conclusions, mais parce qu’il paraît impossible de parler de voyages aujourd’hui sans au moins la mentionner.

34Or, c’est justement tout le mérite de cet ouvrage que d’avoir rigoureusement posé les jalons d’un cadre critique, historiquement fondé, qui permettra à la critique d’accueillir tout ce que l’avenir apportera en termes d’écriture du voyage française et francophone, quelle que soit la nature ou l’origine du périple. Il est clair que cette production future, si elle veut continuer à assurer une réponse positive à la question de l’utilité du genre, se situera plutôt sur le versant innovateur des deux paradigmes conservateur et progressiste dont l’essai dessine les contours. Là où le premier est marqué par des contradictions internes et tend à se replier sur soi, reconduisant des modèles de voyage et d’écriture désormais dépassés dans un monde radicalement changé, le deuxième débouche clairement sur la promesse d’une ouverture productive. Ses créations les plus contemporaines sont susceptibles de servir de « viatique » notamment pour penser les tenants et aboutissants du voyage dans un monde globalisé, à la fois familier et aliénant. Si ce pôle innovateur reste actuellement moins connu et visible que sa contrepartie conservatrice, on ne peut qu’espérer que l’essai de G. Thouroude, rédigé dans un contexte universitaire mais tout à fait accessible au lecteur non spécialiste, contribuera durablement à répandre sa visibilité.