Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Avril 2019 (volume 20, numéro 4)
titre article
Marie Martin

Le cinéma projeté des poètes spatialistes

Marianne Simon-Oikawa, Les Poètes spatialistes et le cinéma, Paris : Nouvelles Éditions Place, coll. « Le cinéma des poètes », 2019, 112 p., EAN 9782376280460.

1Dix-septième livraison de la dynamique collection « Le cinéma des poètes », dirigée par Carole Aurouet aux Nouvelles Éditions Place, où figurent déjà les incontournables Duras, Prévert ou Queneau, l’ouvrage de Marianne Simon-Oikawa exhume, avec Pierre et Ilse Garnier, un pan de la poésie avant-gardiste méconnu, du moins des spécialistes d’études cinématographiques, et leur découvre un destin audio-visuel encore jamais remarqué par les experts en littérature1.

Un projet en creux

2Deux raisons au moins peuvent expliquer pourquoi ce lien entre les poètes spatialistes et les images mouvantes et sonores est demeuré inexploité : les pièces les plus probantes du dossier n’ont pas toutes été publiées et, dans les ouvrages déjà parus, le rapport entre spatialisme et cinéma reste à construire théoriquement. Dans le droit fil de la réponse de Pierre Garnier à Christian Janicot, l’éditeur de la fameuse Anthologie du cinéma invisible, faisant état de « scenarii de films […] restés dans les “cartons” », réponse malheureusement restée lettre morte puisqu’aucune création spatialiste ne fut retenue pour publication, M. Simon-Oikawa donne ainsi, d’une part, à découvrir des œuvres inédites et, d’autre part, à relire sous un angle nouveau des œuvres déjà connues (p. 8-9). Autant dire que le cinéma ne fut jamais le projet premier du couple Garnier, attachés avant tout à la poésie, dont la sphère audiovisuelle leur apparut seulement comme « l’un des possibles » (p. 12).

3C’est donc la cartographie de cette potentialité cinématographique qui est ici esquissée de manière suggestive en la montrant, le cas échéant, au creux des recherches spatialistes sur le mouvement des lettres et des mots, et sur la reproduction technique des sons. C’est pourquoi l’on pourrait presque caractériser la démarche de l’historienne de la littérature comme une rétroprojection du cinéma sur un vaste corpus d’archives, de créations et de correspondances, qui est donc à la fois présenté, décrit en termes évocatoires pour pallier le manque d’illustrations, et analysé dans ses virtualités audiovisuelles – sans que cette lecture au prisme du septième art soit, d’une quelconque manière, synonyme de forçage interprétatif, tant la notion de projection informe l’œuvre entier du couple Garnier.

4M. Simon-Oikawa commence d’ailleurs par déployer le spectre de leur attachement originaire à ce qui est alors beaucoup moins un art qu’un divertissement forain et populaire voire, avant tout film en particulier, un simple dispositif lumineux, tel qu’il a pu être évoqué dans un entretien avec leur fille Violette – le souvenir du projecteur Pathé Baby dont Pierre et son frère faisaient grand usage – mais aussi tel qu’il reparaît ensuite dans l’œuvre. Citons simplement ces vers de Pierre Garnier dans L’Immaculée conception (litanie) (p. 14) :

il se souvient du cinéma quand il était enfant
il regardait au-dessus de sa tête le faisceau de lumière qui transportait les personnages –
c’était un autre film
il y voyait aussi des oiseaux inconnus
l’enfant reste des heures sous la lucarne ;
il regarde le théâtre de la lumière et de la poussière

Spatialisme & cinéma : le cinétisme en commun

5Au-delà de ces souvenirs qui ne suffiraient à attester en profondeur aucune affinité élective entre spatialisme et cinéma – quel artiste du xxe siècle ne s’est vu marqué, de près ou de loin, par l’invention des frères Lumière ? –, M. Simon-Oikawa envisage le nouage entre l’image animée et cette « poésie nouvelle, visuelle et phonique » ayant à cœur d’explorer les possibilités matérielles « de la langue et de l’écriture, du son et de l’image » (p. 7) à partir d’une notion commune : le cinétisme.

L’intérêt des poètes spatialistes pour le cinéma s’explique par leur conception de la poésie comme pratique fondamentalement cinétique : le mouvement, la lumière, l’espace, le support leur paraissent essentiels dans l’élaboration comme dans le déchiffrement du poème. (p. 10)

6Selon la définition de Pierre Garnier lui-même, dans le dernier chapitre de Spatialisme et poésie concrète (p. 25) :

Il y a cinétisme quand il y a déformation d’une forme préalable, puis transformation en une autre forme ou retour à la première. Cinétisme = marche, machine, film, rotation, gravitation, mais aussi métamorphoses des insectes ou croissance des corps.

7Le poète expérimental des années 1960 retrouve ainsi, en miroir, les déclarations des cinéastes d’avant-garde des années 1920 ; en particulier Germaine Dulac, qui a souvent pris l’exemple de la germination du grain de blé filmée en accéléré pour caractériser l’œil analytique et sensible de la caméra qu’elle reverse, précisément, à sa capacité poétique2. Rien d’étonnant, donc, à ce que le cinéma selon Ilse et Pierre Garnier ne vise pas la narration mais permette de mettre en mouvement, bien davantage encore que la mise en page, leurs expérimentations langagières, accompagnées ou non de poèmes sonores – avec cette précision importante que le mouvement en question peut aussi bien être virtuel, à travers des rapports énergétiques machinés entre les mots ou leurs dessins, qu’actuel, via des mécanismes extérieurs au texte. D’où l’extension maximale de la notion de cinétisme, qui lui permet d’être une puissance intermédiaire opératoire, y compris en creux, entre poésie spatialiste et cinéma.

Si on utilise un écran – film ou diapositives – celui-ci […] est aussi un mur de lumière crépitante ; les mots ou les syllabes projetés – il ne saurait être question de phrases, celles-ci exigeant un temps de lecture incompatible avec le cinétisme – sont pris déjà dans la scintillance de la lumière. Mais ces mots et ces syllabes eux-mêmes doivent être en mouvement – intérieurement en mouvement. Si on se contente de faire bouger des mots fixes sur un écran c’est comme si on faisait varier sur l’écran des personnages immobiles : il faut que le mot bouge en lui-même, qu’il se forme, se déforme, s’intègre, se désintègre, se forme, se déforme, se transforme, devienne un autre mot, etc. (p. 26-27)

8Pareille préconisation cinétique du poète, dans ces mots martelés dont la répétition même crée la différence, le rapproche ainsi, mais cette fois quarante ans en avant, des diverses recherches sur le texte et l’image en mouvement de Pierre Alferi. Les différentes bandes vidéo regroupées dans le DVD Ciné-poèmes et films parlants de ce dernier (2003), sans se revendiquer du spatialisme en tant que tel, pourraient en effet être considérées comme héritières de la poésie cinétique, permettant d’ailleurs de se représenter un peu mieux, mutatis mutandis, les « films invisibles » d’Ilse et Pierre Garnier. Signalons à ce propos une authentique tentative de révéler et d’incarner en film, au plus près de la texture audiovisuelle du mouvement virtuel envisagé par leur autrice, les expérimentations ciné-poétiques d’Ilse Garnier, soit quatre créations se reprenant les unes les autres sur des supports divers, feuillets A4 ou diapositives, du Poème cinématographique de 1982 aux deux ciné-poèmes de 1996 en passant par le Voyage cosmique de 1986 (p. 68-93) : une interprétation par animation et montage vidéo en a en effet été proposée en 2016 par Albert Coma et Meritxell Martínez à l’occasion du colloque consacré au couple à Tours3.

L’écriture & la projection

9La dimension de partition que revêtent les recherches cinétiques des Garnier explique sans doute que la scène soit l’un des sites d’existence attestée, non d’un dialogue des arts ou d’un mélange des genres, qu’ils récusent, mais bien de l’approfondissement de la poésie par d’autres moyens. La scène peut donner lieu, précisément, à des « performances poétiques » (p. 54-55, à propos de la poesia visiva de l’artiste italien Sarenco, dont Pierre Garnier loue les films qui « part[ent] de la langue pour la faire parler en geste et en images »). Le théâtre spatialiste fait ainsi souvent appel au cinéma, « et ce à trois niveaux […] : architectural, dramaturgique et poétique. La disposition de la salle de spectacle est conçue pour accueillir des projections sur écran, les “séances” intègrent des images en mouvement et l’écriture théâtrale […] se rapproche parfois de celle d’un scénario […]. » (p. 37).

10Au niveau architectural, la circularité de la salle et l’immersion des spectateurs marquent l’empreinte cinématographique de la scène spatialiste, de même qu’en termes dramaturgiques, la distinction entre décor et action perd de sa pertinence au profit de ces projections qui, insistons-y, ne consistent pas à diffuser des citations filmiques ni des prises de vues en direct, comme c’est le cas dans le théâtre contemporain depuis quelques années4, mais à créer des réverbérations sonores ou à mettre en mouvement métamorphique des motifs et, surtout, des mots ou de courtes maximes. Ces parentés entre la scène et l’écran semblent ainsi tout à fait convaincantes, en pointant, à travers le prisme intermédiatique de la projection, une commune origine attractionnelle revendiquée par la poésie spatialiste.

11En revanche, c’est en s’appuyant sur une déclaration de Pierre Garnier lui-même que les textes d’Éléments d’un théâtre sont a posteriori envisagés comme « de mini-scenarii de cinéma » (p. 45). Au crédit de ce rapprochement non plus de dispositif mais d’écriture, M. Simon-Oikawa indique trois facteurs : « la forte présence des images [langagières], la division de chaque “séquence” en unité clairement identifiées (comparables à des “plans”), le choix de spectacles composites qui ne sont pas sans évoquer le cinéma des premiers temps. » (p. 46). Si l’argument d’autorité conserve une indéniable valeur en incitant à réévaluer la poésie spatialiste à l’aune du cinéma et valide ainsi la démarche globale de l’ouvrage, néanmoins aucun de ces trois facteurs ne semble décisif au niveau théorique, tant l’écriture poétique moderne fonctionne en général sur les deux premiers éléments de ce modèle d’une part, y compris lorsqu’elle ne se réclame pas explicitement du cinéma et, d’autre part, parce que cette analogie pointée après coup n’a pas pour but d’enfermer le texte dans une catégorie ou une autre – auquel cas il faudrait définir au préalable les essences contrastées de la théâtralité et de la filmicité5 – mais bien de désigner un mouvement commun, voire un flottement conceptuel assumé comme créatif par les avant-gardes et théorisé par Luc Vancheri comme une déterritorialisation respective des arts en régime contemporain6.

12À qui souhaite malgré tout établir la nécessité théorique d’un rapprochement entre le texte poétique et le scénario, sans doute faut-il revenir à la part de dispositif que recèle l’écriture même et qui ramène immanquablement à la projection, qu’on pense cette dernière comme « mécanisme imaginaire et, consubstantiellement, […] nécessité poétique7 » ou bien comme mécanisme de défilement propre au cinéma dont les poètes spatialistes ont prolongé sur la page la dynamique d’écran, jusqu’à retrouver, en 1981, la forme originaire du flip-book dans le recueil de Pierre Garnier, Tristan et Iseult, sur près de 150 pages (p. 56-63). Chaque poème y est en effet conçu comme un objet cinétique en lui-même, dont les éléments – mots isolés (« sable », « vent », « mer », « ciel », « roc », « mort », « amour », etc.), signes de ponctuation, symboles mathématiques, formes géométriques – agissent les uns avec les autres, dans leur disposition (en roue, par exemple) mais aussi dans un rapport actif avec le lecteur. Ilse évoque ainsi (p. 59) « les glissements rythmiques de page en page des figures linguistiques qui forment la chaîne de l’être », du couple amoureux aussi bien. Et elle précise également que « les progressions de mots doivent être vues d’un coup – il faut […] produire en feuilletant rapidement un développement cinétique » (p. 60).

13En tirant donc toutes les conséquences expressives du processus du folioscope, Pierre et Ilse Garnier retrouvent le paradigme projectif comme modalité d'écriture8. Et si le cinétisme permet de rapprocher dans un mouvement partagé poésie spatialiste et cinéma, la projection reste bien la modalité privilégiée de leur mise en œuvre commune. C’est en tout cas la leçon en filigranes qui se dégage de la lecture de l’ouvrage de M. Simon-Oikawa, dont on ne peut que louer le travail d’exposition et de mise en perspective stimulant à partir d’œuvres encore trop confidentielles. Et si de nombreux éléments ont ici volontairement été laissés dans l’ombre, ce n’est que pour mieux garantir aux lecteurs la joie de les découvrir eux-mêmes, guidés par la plume experte de leur passeuse inspirée.