Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Juillet 2010 (volume 11, numéro 7)
Cécile Brochard

Marguerite Duras : l’héritage décrié de la philosophie ?

Françoise Barbé-Petit, Marguerite Duras au risque de la philosophie, Paris : Éditions Kimé, 2010, 210 p., EAN 9782841745067.

1À maintes reprises Marguerite Duras a affirmé ne pas avoir été seule dans l’écriture : celle-ci n’est pas née ex nihilo. Pourtant, si elle reconnaît l’inspiration de quelques philosophes, au rang desquels figurent Pascal, Diderot, Rousseau, Kierkegaard, c’est pour dans le même temps s’en détacher en déclarant avoir oublié ses lectures. C’est sur ce paradoxe que s’interroge Françoise Barbé-Petit : que signifie cette revendication d’oubli ? Est-il dès lors légitime de chercher un héritage philosophique dans l’œuvre de Duras ?

2De nombreuses réserves semblent a priori réfuter toute présence philosophique au sein de l’œuvre durassienne. Existerait tout d’abord un désenchantement de Duras face aux lectures philosophiques qui, selon elle, ne lui auraient rien appris. Mais ce que Duras expose comme déconvenue philosophique est en réalité le « fondement de toute philosophie » : Duras retrouve « le scandale de la négativité par lequel l’énigmatique Thanatos défait inlassablement ce que la vie a tissé »1. Les personnages durassiens sont en ce sens philosophes puisqu’ils ressentent et anticipent le sentiment de la finitude, de l’altération de toute chose, notamment de l’amour. L’écriture de Duras est postérieure à cette perte : Duras « tentera d’écrire afin de retracer ce qui abuse notre existence, à savoir la défection et l’apostasie2 ». C’est dans cette interrogation fondamentale sur le néant et le devenir humain que Duras rejoint Pascal et Kierkegaard.

3Autre argument pouvant aller à l’encontre d’un héritage philosophique manifeste chez Duras : le refus de la théorie et de l’intellectualisme. Dans un entretien radiophonique3, la romancière rêve d’une destruction de toutes les institutions du savoir (écoles, universités) afin de pouvoir renaître de cette ignorance. D’ailleurs, si les hommes sont du côté de « l’imbécillité théorique » et de « la rigidité du savoir »4, les femmes sont du côté du désordre créateur. Pour Duras, les hommes apprennent et reproduisent, les femmes inventent. La philosophie semble alors d’autant plus propice à effrayer Duras. Mais si celle-ci rejette la réflexion, temps qui l’ennuie, au profit de l’instinct, Lacan n’y voit pas tant le rejet du savoir que l’affirmation d’un privilège : celui du « savoir insu5 ». Duras et certains de ses personnages savent sans savoir comment ils le savent. Le savoir n’est pas un labeur de longue haleine, ni pour Duras ni pour ses personnages : c’est une expérience fugace, une traversée qui les dépossèdent d’eux-mêmes et contre laquelle ils sont impuissants. La philosophie, ou des philosophies, auraient-elles traversé l’œuvre durassienne en dépit d’elle-même ?

4Duras se présente comme une « chambre d’échos6 », image paradoxale d’un auctor sans responsabilité dont l’œuvre fonctionne sur le principe de la reprise cher à Kierkegaard. Les textes de Duras « ne seraient que des répétitions à l’infini de grands textes simplement différenciés par son écriture même7 ». Le parallèle entre l’œuvre durassienne et la pensée du philosophe paraît d’autant plus légitime que Kierkegaard est le philosophe du ravissement, de la plongée vers l’inconnu ; or c’est bien ce qu’interroge Duras lorsqu’elle met en scène l’autre, la passion, la douleur. Mais encore faut-il distinguer la reprise de la simple répétition. Pour le philosophe, la reprise n’est pas répétition passive de l’ancien mais « se situe entre la convocation du passé et l’aspiration à un avenir meilleur, en les transcendant tous les deux8 ». Une reprise n’est pas stérile, c’est un renouvellement : à cet égard la figure biblique de Job incarne ce principe de reprise puisque Job s’est perdu et se retrouve.

5Il ne s’agit donc pas de savoir quelles répétitions mais quelles reprises traversent les textes de Duras. Cette distinction permet de situer plus précisément le propos de Françoise Barbé-Petit par rapport à la question de l’intertexte. L’enjeu n’est pas de repérer l’intertexte philosophique dans l’œuvre de Duras, ce dont a très bien traité l’ouvrage collectif Les Lectures de Duras. Il s’agit plutôt de montrer l’altérité philosophique essentielle à l’œuvre de Duras. En effet, dans l’œuvre de la romancière, ne se déploient pas simplement des échos aux philosophes, mais une interrogation fondamentale sur l’autre. « L’important intertexte littéraire n’est que le signe ou le symptôme d’une ouverture aux autres, l’être durassien étant celui-là même qui risque son être tout entier et se voue aux autres dans un monde du commun, un monde du partage9 ». Duras découvre l’être dans son ouverture à l’extérieur, et ce principe philosophique fondamental fonde aussi l’acte d’écrire.

6Pour Françoise Barbé-Petit, la méthode thématique qui consiste à repérer des motifs dans l’œuvre est d’emblée inappropriée car l’œuvre de Duras échappe au contrôle, à la prévision, à la cohérence : elle n’est pas système, mais se caractérise par « l’inexplicable, l’incompréhensible, l’irrationnel10 ». Cette méthode thématique ignorerait l’écriture de Duras qui se situe dans la passion, la fulgurance avant de brusquement retomber dans le silence. Par ailleurs, une approche thématique empêcherait de percevoir réellement une œuvre marquée par des rapports entre innommable et écriture : pour Duras « à l’écriture seule incomberait de dire l’incommensurable de la douleur, de la laideur et de l’horreur11 ».

7La méthode critique choisie entend correspondre, plus que ne le pourraient la continuité et l’exhaustivité thématique, à la discontinuité du texte durassien : philosophes et penseurs dont la voix se fait entendre chez Duras seront tour à tour sollicités, qu’ils soient explicitement convoqués par Duras, comme c’est le cas de Pascal, Diderot, Rousseau, Kierkegaard, ou jamais mentionnés par la romancière, comme c’est le cas de Lévinas et Butler. Chacun des sept chapitres de l’ouvrage de Françoise Barbé-Petit examine les liens existant entre la pensée d’un philosophe et l’œuvre de Duras, à la manière non d’un « inventaire conceptuel » mais d’un « témoignage d’une éventuelle proximité avec la pensée que produit une écriture de création »12.

8Le chapitre s’ouvre sur le constat du caractère a priori problématique de l’inspiration pascalienne dans la mesure où la question du salut et de la rédemption est étrangère aux préoccupations de Duras. Qu’est-ce qui a donc pu animer la création durassienne dans les textes pascaliens ? La première clé semble se trouver dans la multiplicité des visages du « je » pascalien, en raison de la courte existence du philosophe : mondain dans les salons de Madame de Sablé et Madame d’Aiguillon, il renonce ensuite au monde et aux recherches mathématiques pour s’intéresser à son salut. Il rejette les vaines jouissances et se replie sur sa propre souffrance qui le pousse à se détacher de lui-même et à s’ouvrir à la misère des autres. La discontinuité de l’existence de Pascal manifeste une ouverture à l’altérité, une attitude réceptive face aux confrontations qui peuvent faire basculer vers une conversion. Or on retrouve bien cela chez les personnages de Duras qui sont saisis dans un moment où un événement extérieur les ravit dans un état inconnu d’eux-mêmes et qu’ils explorent.

9Un ravissement saisit Pascal lors de l’expérience mystique de la nuit du 23 novembre 1654 où, échappant à un accident, il se croit protégé par la Providence. Le Mémorial entend fixer ce moment d’extase par la transcription spontanée de l’événement « en quelques expressions jetées instantanément sur le papier13 ». Duras se retrouve dans cette écriture spontanée, instantanée. Une même interrogation fondamentale réunit les deux écrivains : comment retranscrire l’inouï que constitue le ravissement de l’être ? Françoise Barbé-Petit perçoit un rapport entre l’ « écriture du non-écrit » de Duras, ces mots posés sur la page, comme « égarés », laissés « seuls », « sans grammaire de soutien »14, et les notes qui forment les Pensées où l’on retrouve parfois des suites de mots simplement juxtaposés, sans construction syntaxique et sans logique apparente.

10Chez Duras comme chez Pascal c’est au lecteur de créer le sens, de combler les lacunes entre les mots : les deux auteurs s’appuient sur les silences et les échos. Les deux styles sont dépouillés et invitent à la méditation du lecteur. Ce qui chez Pascal est fragmentation involontaire puisqu’il s’agit d’une œuvre inachevée, devient ellipse volontaire chez Duras. Dans les deux cas le lecteur est actif, attentif parce qu’il doit remplir les blancs du texte. Chez les deux auteurs existe un jeu sur l’incomplétude dans lequel le lecteur doit achever le texte.

11Un deuxième lien se profile entre Duras et Pascal via la description de ce qu’il advient dès lors que l’esprit cède à ce que Pascal appelle les « puissances trompeuses15 ». Dans La Douleur, Duras fait l’expérience de cet abandon de l’esprit aux expectations stériles. L’attente du retour de Robert L. des camps de concentration pousse la narratrice à imaginer sans cesse le pire, sa mort, comme le meilleur, son retour, vivant. Parier sur l’existence de Robert L. est impossible pour Duras : elle en reste au calcul des probabilités mais ne peut rejoindre Pascal dans sa décision du pari. Cette décision aurait pourtant mis un point final à la torture de l’ignorance. Pour Françoise Barbé-Petit, La Douleur montre la nécessité de parier au risque de perdre sa propre vie.

12Comme Duras dans La Douleur, Pascal est dans le monde tout en étant hors du monde : tous deux témoignent de son inanité, de l’impossibilité d’être-au-monde après avoir fait l’expérience de l’inhumanité. Pascal et Duras se rejoignent dans cette vision de la misère humaine, même si leurs solutions diffèrent. Si pour Pascal le renoncement au monde conduit à se tourner vers Dieu, pour Duras c’est « la littérature qui seule […] tient lieu de sacré16 ». Néanmoins Duras possède une grande connaissance de la Bible, ainsi que l’atteste l’impact sur son imaginaire de deux grandes figures bibliques, Job et Salomon.

13Job et Salomon sont deux figures de l’excès, Job parce qu’il endure des souffrances extrêmes et Salomon parce qu’il détient des richesses et une sagesse extrêmes. Avec Salomon est soulevée la question de la maternité et du sacrifice, une question importante chez Duras. La romancière est fascinée par la violence passionnelle de ces figures bibliques, là où Pascal s’intéresse plutôt à leur appréhension de la misère humaine puisque tout n’est que vanité, à l’image des barrages effondrés à cause des crabes nains dans Un barrage contre le Pacifique. Duras aussi est persuadée de cette précarité humaine face au néant : elle met en scène la solitude de l’homme et ses questions sur les raisons de son existence. Comment l’homme peut-il continuer de vivre sans jamais pouvoir résoudre les apories ? Vanité, ignorance, impuissance : l’adhésion au discours de L’Ecclésiaste réunit Pascal et Duras.

14Dans quelle mesure le penseur classique et la romancière entretiennent-ils un rapport identique au savoir ? Tout d’abord, le ressassement et la répétition sont des instruments au service de la pédagogie mais aussi de l’apologétique. Chez Pascal le ressassement traduit la volonté de convertir les hommes en leur permettant d’oublier Dieu. Un processus identique est à l’œuvre chez Duras, dans la réécriture à l’infini d’un motif, d’un mot, d’un personnage, comme la mendiante dans le cycle indien. Par ailleurs, Duras comme Pascal mettent l’accent sur la différence entre connaissance et savoir. Les hommes connaissent, c’est-à-dire ont l’intuition d’une vérité qu’ils ressentent, mais n’en ont pas la certitude. Pascal touche ici à ce qui constitue à la fois les limites et la grandeur de l’homme, ce qui le distingue de l’animal et fait de lui un « roseau pensant17 ». Cette dualité entre grandeur et misère humaines est présente chez Duras par exemple à travers le personnage d’Anne-Marie Stretter, à la fois sainte compatissante et femme facile.

15Duras et Pascal ont conscience de cette pensée qui s’arrête toujours devant l’indicible : la force de cette faiblesse est de se reconnaître comme telle. Une semblable humilité caractérise la pensée des deux auteurs qui font l’expérience des limites où l’homme est « indubitablement tout à la fois infini et néant, foi et raison, âme et matière, mort et vie, sens et vanité18 ». L’obsession de la folie réunit le moraliste et la romancière, folie de la Croix pour l’un, folie tout court pour l’autre. La différence essentielle réside dans le pari opéré par Pascal, toujours refusé par Duras.

16Comme Rousseau, Duras ne distingue pas sa vie de l’écriture : « leur vie est un acte littéraire tout comme leur littérature est un acte de vie19 ». Pour les deux, écrire et être sont des synonymes.

17Le primat des sensations, du ressenti sur la réflexion lie sans nul doute Duras aux Rêveries de Jean-Jacques. Immersion dans une nature propice à susciter la rêverie, vagabondage passif de l’esprit : le fils dans Des journées entières dans les arbres, adepte de l’école buissonnière, vit selon ce principe de plaisir de la légèreté, de l’inconséquence. Être dans l’instant et non dans la durée : le bonheur réside, pour Rousseau et Duras, dans l’immédiateté.

18Françoise Barbé-Petit retient deux expériences de l’instant chez Rousseau. La première est la nuit qui scelle l’union de Julie et Saint-Preux, instant de ravissement parfait ; la seconde, c’est l’illumination qui donne naissance au premier Discours où sont dénoncés les maux dont souffre l’homme. En un instant Rousseau, pour le reste de sa vie, devient un homme public et engagé. De la même manière Duras, dans des recueils d’articles de presse comme Outside et Le Monde extérieur, intervient sur la scène publique, se confronte à l’extérieur via son travail journalistique. Duras fit une expérience de la réprobation identique à celle subie par Rousseau, à la publication de l’article pour le meurtre du petit Grégory, dans lequel Duras imagine une mère criminelle, ce qui crée le scandale dans l’opinion publique. Chez les deux auteurs se déclenche alors une même entreprise de justification, une même volonté de s’innocenter dans un processus d’aveu et de confession.

19Un autre parallèle autorise le rapprochement entre le philosophe et la romancière : il s’agit de la question du sentiment filial. Rousseau abandonne ses enfants aux Enfants trouvés car il ne peut subvenir à leurs besoins. Il affirme avoir ainsi cru faire un acte citoyen mais son cœur lui a révélé son erreur. C’est l’ambigüité d’un acte d’abandon conçu comme un acte de sauvetage, de préservation qui fascine Duras. Les mères durassiennes telles la mendiante ou la mère de Des journées entières dans les arbres témoignent de ce rapport violent et inconditionnel fait d’amour et de désir de mort.

20Chez les deux auteurs les mères peuvent être monstrueuses parce que violentes et parce qu’étymologiquement elles servent à montrer ce qui était tenu secret car honteusement marginal, d’où l’exhibition de secrets comme la fessée de Mlle Lambercier où violence et sexualité sont mêlées. Duras aussi mêle les deux, elle qui selon Kristeva se complaît dans « la maladie de la douleur20 » qui pousse à l’autodestruction, par l’alcool par exemple pour le personnage de Maria dans Dix heures et demie du soir en été. Se dégrader, se détruire, s’abîmer : autant d’actes que Duras s’inflige également à elle-même au travers d’aveux sur sa propre sexualité.

21Mais une altérité fondamentale sépare Rousseau de Duras car si tous les deux ont cherché à se dire, Rousseau veut laver son image auprès de ses concitoyens tandis que Duras, plébiscitée par les médias, prostitue au contraire son image. Le discours de l’édification personnelle s’oppose à celui de la dépossession de soi. Si on observe une démarche identique d’aveu, le rapport entre vérité et fiction est bien différent. Rousseau veut convaincre de sa bonne foi et empêcher le lecteur de juger. Le philosophe se drape dans un souci constant de vérité rigide ; en ce sens, Les Confessions relèvent de l’autobiographie tandis que Duras se situe davantage du côté de l’autoportrait. En effet, ses aveux apaisés préfèrent le laisser-aller, car quand bien même chaque élément composant l’œuvre est véridique, le « je » est éclaté et multiple. Pour Duras les frontières sont floues entre vérité et fiction : elle cherche surtout à exprimer « la puissance de la vie21 ». Alors que Rousseau est centré sur le moi, Duras est tournée vers les autres.

22Dans leur désaveu du monde et leur peur de l’autre, Rousseau et le personnage du vice-consul de France à Lahore entretiennent de singuliers points communs. Tous deux représentent la souffrance d’exister et leur situation de parias, de marginaux exclus de la société suscite parfois des sentiments de compassion. Ce sont deux révoltés solitaires qui ne peuvent soutenir l’insupportable et dont l’entreprise se veut démystificatrice. C’est bien le sens de l’acte désespéré du vice-consul tirant sur les lépreux des jardins de Shalimar pour signifier au monde la misère, dans la lignée d’un Rousseau dénonçant la foi aveugle dans les progrès de la civilisation.

23Même si Duras a subi, plus que Rousseau, une fascination pour le monde, les deux auteurs entretiennent un rapport similaire à la communauté. Celle-ci est caractérisée par l’impossibilité d’être naturel : elle fonctionne grâce à l’artifice. Il n’y a pas d’authenticité des sentiments possible. Dans Les Rêveries du promeneur solitaire, la passion est dans tous les cas impossible : soit, quand les membres de la communauté amoureuse sont réunis, il faut renoncer à l’amour au nom de la vertu, soit un membre de la communauté doit disparaître. La mort apparaît comme seul véritable don possible entre amants. La communauté n’existe alors paradoxalement que dans sa disparition, la présence ne peut s’offrir que dans l’absence. On retrouve une telle communauté amoureuse, même si contractuelle, dans La Maladie de la mort puisque l’amour est contaminé par la mort. C’est une illusoire communauté car les sentiments doivent être dénaturés et seule la mort permet d’échapper à cette dénaturation.

24Selon Françoise Barbé-Petit, la différence essentielle séparant l’homme des Lumières de la romancière se situe dans le rapport que chacun entretient avec l’érudition : Duras « aim[e] se présenter comme celle qui sait sans savoir22 » alors que l’Encyclopédiste veut recenser tous les savoirs de son temps. L’exhaustivité intéresse Diderot qui veut assembler, présenter, diffuser les connaissances là où Duras est une « passoire23 », une « chambre d’échos24 ». Françoise Barbé-Petit évoque qui plus est la difficulté posée a priori par l’association entre Diderot et Duras compte-tenu de la cohabitation problématique des influences de Pascal et Diderot tant ce dernier, par sa pensée matérialiste, est étranger aux questions du salut. En quoi ce rapprochement peut-il malgré tout s’avérer éclairant ?

25Un lien unit la pensée matérialiste et la notion de féminité : la pensée serait d’abord corps, or le corps par excellence, c’est la femme. S’appuyant sur les travaux d’Elizabeth de Fontenay dans Diderot ou le matérialisme enchanté et d’Angelica Gooden dans son ouvrage consacré au corps chez le philosophe, Françoise Barbé-Petit rappelle l’importance de la féminité et du corps dans la pensée de Diderot pour qui la dimension spirituelle reste irrévocablement attachée à la vie animale. La Religieuse explore les thèmes de la folie, de la jouissance et de la violence, de l’ignorance et du savoir tenu secret, autant de thèmes sondés également par Duras. Une parenté relie en effet des personnages féminins dessaisis d’eux-mêmes comme Suzanne Simonin, héroïne principale de La Religieuse, et Lol V. Stein.

26Suzanne, comme ravie à elle-même lors de la relation saphique avec la Supérieure, n’a pas conscience de ce qu’elle vit. À la lecture de l’œuvre de Diderot se perçoit une différence entre ce que ressentent les personnages féminins et ce qu’on peut en dire, ainsi qu’une dualité entre masculin et féminin, Diderot faisant dire à Mlle de l’Espinasse dans Le Rêve de d’Alembert que « l’homme n’est peut-être que le monstre de la femme, ou la femme le monstre de l’homme25 ». Et en effet chez Duras, sans pour autant que la monstruosité réfère aux transgressions et perversions, l’homme montre à la femme ce qu’elle est capable de faire, ainsi qu’en témoigne la violence érotique de L’Homme assis dans le couloir qui brutalise le corps féminin.

27C’est du corps que part l’écriture et réciproquement, l’écriture permet de saisir le corps. Or Diderot comme Duras tentent par leurs œuvres de dévoiler le féminin. L’inconnu, le mystère pour Diderot, c’est le sexe féminin, et pour Duras, c’est le livre pensé comme un enfant : corps féminin et livre sont donc associés. Dans les deux cas une même énigme, celle du féminin, du désir, de l’écriture et du savoir.

28Pour Diderot l’écriture permet aussi à l’amour de perdurer lorsque l’autre est absent : les Lettres à Sophie Volland montrent que la lettre est le prolongement de la main et donc de l’étreinte. Mais l’enthousiasme de Diderot, son espérance, sa vivacité dans l’amour s’opposent à la douleur, l’épuisement et la mélancolie durassiens. Alors que l’amour est bienveillance envers l’autre pour Diderot, il est destruction chez Duras. Si le philosophe nourrit l’espoir d’une réunion des amants même après la mort, via les molécules, la douleur d’amour est désarroi absolu pour Duras qui dépeint par exemple l’abandon d’un père par sa fille dans L’Après-midi de M. Andesmas. Décrire la séparation est le point où se rencontrent les deux auteurs, mais ce qui est surmontable chez Diderot est irrémédiable dans l’univers de Duras.

29Enfin, liant irrémédiablement corps et écriture, l’un et l’autre ont toujours fait l’apologie de la passion. Pour Diderot et Duras la vie est profusion ; l’hypothèse de la matière sensible innerve la pensée du philosophe. Mais chez Duras une différence fondamentale se dessine en ce que la vie est précarité et manque.

30Le Neveu de Rameau comme l’œuvre durassienne sont forgés sur le principe du détissage qui consiste à défaire quelque chose après en avoir affirmé la nécessité. C’est ce que fait Diderot avec la philosophie, dont il défait le primat après en avoir montré l’urgence. De la même manière La Religieuse se défait par la mise en lumière de la supercherie à l’origine du roman, la mystification d’une fausse religieuse demandant l’aide d’un sage afin de faire revenir à Paris un ami des philosophes. C’est aussi ce que fait Duras en « introdui[sant] plus tard au cœur de son œuvre sa destruction, et au cœur de l’amour le principe du désamour26 ». La romancière confie ainsi dans La Couleur des mots que détruire ce qu’elle fait est pour elle avancer.

31Comme précédemment était interrogée la pertinence d’un rapprochement entre la pensée de Diderot et celle de Duras, une question liminaire s’impose lorsqu’il est question d’examiner les liens entre Kierkegaard et la romancière car « [s]’il y a une soif, commune à ces deux auteurs, de décrire l’inadmissible, l’inacceptable et l’insoutenable, peut-on rapprocher pour autant de façon plausible le philosophe de la foi et l’écrivaine du désir et de la jouissance ?27 »

32Françoise Barbé-Petit écrit que Kierkegaard et Duras sont fascinés par la figure biblique d’Abraham qui conjugue foi infinie et infanticide. D’ailleurs Abraham comme Lol V. Stein sont des êtres ravis et pour qui le ravissement apporte un surplus d’existence à travers l’extase mystique. L’opération mystique de dépossession de soi s’inscrit ainsi au cœur de la pensée de Kierkegaard et de Duras.

33Contre la fadeur du monde, les deux auteurs affirment la nécessité absolue du désir qui ne peut qu’être non-conformiste s’il veut être intense, d’où les récits d’adultère. Mais le désir pousse à la vie chez Kierkegaard tandis que chez la romancière il pousse à la mort.

34Contrairement au penseur danois, Duras n’attend pas de la mort qu’elle aboutisse à une résurrection. L’attrait durassien du néant est étranger à la pensée de Kierkegaard qui juge malsain cette propension au dégoût de la vie. Face au désespoir, seul l’espoir envers et contre tout permet le salut personnel. Or Dieu reste le non-dit de l’œuvre durassienne et son absence est comblée par des substituts terrestres comme l’alcool et le désir physique.

35L’omniprésence de la mère dans le texte durassien rend nécessaire la présence du père. Or ce dernier est absent, remplacé par de nombreux substituts symboliques, en particulier par la figure de l’amant. L’œuvre de Kierkegaard est au contraire marquée par le silence de la mère et l’omniprésence du père : la complémentarité et l’attrait de Duras pour le penseur danois semblent dans cette perspective inévitables. Qu’en est-il de Dieu, figure par excellence du père, chez Duras ? L’appel à Dieu, selon Françoise Barbé-Petit, passe non par le cri mais par l’écrit. Écrire est un acte transcendant, divin, ainsi que le laisse entendre l’analyse par Duras des derniers mots d’Aurélia Steiner, « j’écris » et non par exemple « j’appelle » : « l’écrit a à voir avec Dieu28 ».

36Dans l’œuvre éponyme, le personnage de Yann Andréa Steiner veut comprendre pourquoi un livre sur Théodora Kats est impossible. La narratrice répond qu’on ne peut raconter l’histoire de cette femme. Françoise Barbé-Petit voit dans cette impossibilité d’aller au-delà du nom Théodora un aveu de l’impossibilité de développer la référence à Dieu, à l’absolu. L’onomastique est révélatrice d’une parole sur Dieu. Or toute l’œuvre de Kierkegaard évoque la problématique du nom de Dieu. Dans cette perspective, la pseudonymie est essentielle. Il paraît très significatif que Duras ait changé son nom, Donnadieu, qui porte trace du Père, pour un toponyme qui renvoie à l’origine géographique du père, Duras, dans le Sud-ouest. D’ailleurs Kierkegaard utilise lui aussi un pseudonyme, Johannes Climacus, lorsqu’il publie en 1844 les Miettes philosophiques. La pseudonymie traduirait dans cette perspective l’indétermination de l’être scindé selon Kierkegaard entre deux aspirations, l’une temporelle, l’autre éternelle.

37Le titre même de l’œuvre, Miettes philosophiques, témoigne d’un choix de la fragmentation qui s’oppose à la « totalité totalisante tant abhorrée que représente le système hégélien29 ». Selon Kierkegaard la philosophie ne peut se dire complètement en une seule fois ; « elle ne peut que s’entrapercevoir de façon furtive, défaillante, et indéterminée30 ». Une même affirmation de l’émiettement de l’œuvre cette fois cinématographique se note dans La Couleur des mots, et l’écriture durassienne s’accepte volontiers émiettée et inachevée.

38Ainsi le choix des noms est-il déterminant chez Duras. Or cette onomastique est souvent incomplète : Lol V. Stein, Emily L., Jean-Marc de H. Cet inaccompli onomastique est en corrélation avec l’inaccompli amoureux. C’est l’absence qui paradoxalement rend possible, acceptable, l’amour absolu, chez Duras comme chez Kierkegaard. L’absence de baiser réel dans la scène romanesque entre Emily L. et son gardien a pour corollaire philosophique l’absence du Christ, c’est-à-dire sa disparition sur la Croix, qui rend acceptable pour Kierkegaard son message d’amour.

39Pour Kierkegaard la voix est la manifestation de l’intériorité. Un semblable détachement par rapport au corps se donne à lire et à entendre dans India Song avec le principe de la voix off qui rend invisibles les corps des personnages. L’œuvre de Duras se trouve alors animée d’une véritable tension entre désincarnation et incarnation.

40Devant l’anéantissement de l’homme, Duras choisit d’écrire Hiroshima mon amour ou encore La Douleur pour ne pas oublier et porter ainsi le deuil collectif. Duras propose en outre de partager le crime pour en faire quelque chose d’acceptable. Ce partage du crime fait écho à la notion de responsabilité chère au philosophe selon qui je dois répondre devant l’autre des fautes de l’autre. La pensée de Lévinas est une philosophie du pour-l’autre et non plus de l’être-en-soi : le rapport à autrui y est le fondement même de l’humain.

41La romancière comme le philosophe affirment la nécessité de s’ouvrir à l’autre et à son mystère. Lévinas montre que la philosophie est traditionnellement abstraction et neutralité, et préconise au contraire sa nécessaire humanisation. Ouverture vers une altérité absolument autre et responsabilité : Emily L. est riche des mêmes préoccupations. Les amants du premier couple, celui qui observe les Anglais, éprouvent le besoin de sortir d’eux-mêmes, d’où le besoin de venir au café, espace de rencontre avec les autres, car l’être-à-soi est souffrance, leur amour étant vraisemblablement mort. L’inexplicable fascination pour le couple d’Anglais est un moyen de sortir d’eux-mêmes, mais l’attirance envers ce couple reste une énigme. Françoise Barbé-Petit écrit qu’« en termes lévinassiens, si l’énigme est cette façon de se manifester sans se manifester, le Captain et sa femme sont énigmatiques au sens où ils manifestent, par leur existence même, ce que leur simple présence ne livre pas mais pourtant suggère32 ». Or cette signifiance énigmatique résiderait dans la Bible.

42Les deux auteurs clament en effet la nécessité de lire la Bible car le pouvoir dire excède le dit. Pour Lévinas l’écriture n’est pas bornée par le sol, elle n’a pas de racines, comme les poèmes d’Emily L. se propageant, se répandant par-delà les frontières. D’où l’image du désert dans la Bible, et de la mer chez Duras – le Captain et sa femme sont marins. La question de l’herméneutique des poèmes d’Emily L. montre que le roman contient une dimension religieuse au sens où l’entend Lévinas, comme ce qui met en relation le Même et l’Autre.

43Or la Bible narre bien les conflits entre frères et la nécessité de les dépasser dans l’amour de l’autre. Pour Lévinas « [l]a Bible c’est la priorité de l’autre par rapport à moi33 ». La patronne du café dans Emily L. incarne cette volonté de fraternisation, ce respect de l’étranger à soi, dans les relations d’estime voire d’affection qu’elle tisse avec le couple anglais. Françoise Barbé-Petit rappelle par ailleurs l’évident lien du dernier texte de Duras, C’est tout, à la Bible, par le biais de L’Ecclésiaste et de son « Vanité des vanités, tout est vanité », cité par Duras dans cet écrit à valeur testamentaire.

44Selon Lévinas l’art est grand mais aussi mensonger puisqu’il veut donner aux choses un visage. Or la représentation du visage chez Duras appuie une telle conception dans la mesure où les traits demeurent esquissés. Duras, dans Les Parleuses, reconnaît sa difficulté à voir les visages de ses personnages. Comme chez Lévinas, qui semble accorder le privilège à la non-figuration dans La Réalité et son ombre, le visage ne se laisse pas appréhender chez Duras. Cette impossibilité de la représentation fait-elle signe, chez la romancière, vers une transcendance elle aussi irréductible à toute représentation ?

45Duras et Judith Butler se rejoignent dans leur perception du désir et du deuil « tant elles partagent une conception de l’être comme traversé par le désir et la perte, c’est-à-dire mis hors de soi par la possession/dépossession de l’autre35 ». Dans cette perspective, la vie est une suite d’expériences qui nous défont : le deuil, le désamour, autant de défections de liens qui constituent l’existence. C’est bien ce qu’exprime la narratrice de La Douleur ou Duras elle-même dans Le Monde extérieur lorsqu’elle déclare : « Je crois avoir aimé ma mère plus que tout, et ça s’est défait d’un coup36 ». Mais ce qui est de l’ordre de la constatation mélancolique chez la romancière devient système chez la philosophe.

46Signe du respect des morts et du deuil nécessaire, le mythe d’Antigone revêt une importance capitale dans la pensée de Butler. Or ce mythe traite aussi des relations entre frère et sœur, relations marquées pour Duras d’un caractère singulier, comme en témoigne notamment sa relation exclusive à son petit frère mort.

47Les deux femmes partagent également une même vision du deuil collectif. Pour l’auteur de La Douleur l’écrivain a un devoir de mémoire ; il doit porter le deuil collectif ce que ne fait pas le politique. Duras condamne le fait que De Gaulle ne parle pas des camps, comme Butler le fait que Bush annonce la fin du deuil national dix jours après le 11 septembre. Là où les politiques voudraient les rendre invisibles, Duras rappelle les morts des camps de concentration comme Butler rappelle les morts anonymes du sida.

48Si notre vie est relation à l’autre, nous ne nous appartenons pas, donc aucun récit de soi ne saurait se dire de manière totale. Certaines données nous échappent irrémédiablement comme notre venue au monde. Chez Duras comme chez Butler « [l]a reconnaissance de soi par soi est donc incomplète et toujours lacunaire37 ». À ce titre le regard de l’autre sur nous nous dépouille de notre corps, à l’image de Charles Rossett qui, dans Le Vice-consul, creuse par le regard le corps d’Anne-Marie Stretter jusqu’aux os. Pour Butler aussi le corps nous dépossède de nous-mêmes puisqu’il a « une histoire dont je ne peux avoir aucun souvenir38 ». Par ailleurs le corps nous trahit par la voix, les gestes incontrôlés. Le personnage du vice-consul suscite le malaise car il paraît hors de lui, il a la « voix blanche » d’un être qui ne s’appartient pas, « une voix ingrate comme greffée »39. Le personnage pose ainsi le problème de la détermination, y compris générique : l’absence de liaisons féminines du vice-consul en fait-il le double du personnage d’Anne-Marie Stretter ? Le Vice-consul peut-il se lire comme une interrogation sur la question du genre, interrogation chère à Butler ?

49Ne pouvant être tout à fait elle-même, le personnage de Lol V. Stein fait semblant, imite les autres, joue un rôle ; Lol est indistincte, fuyante, insaisissable. Selon Françoise Barbé-Petit qui s’inscrit dans la pensée de Butler, « Lol incarne, d’une certaine façon, la création performative du genre à titre de spectacle. Sa performance du genre social féminin semble purement apprise, répétée, puis par elle exécutée avec application40 ». De même Jean-Marc de H., vide, ne fait qu’effectuer des rituels sociaux.

50Non seulement l’œuvre de Duras ferait de la construction du genre féminin son leitmotiv, mais elle montrerait aussi que le seul lien véritable est celui qui unit deux femmes. S’appuyant sur l’ouvrage d’Eve K. Sedgwick, Between Men : English Literature and Male Homosocial Desire41, Françoise Barbé-Petit propose de voir dans l’œuvre durassienne une inversion du triangle traditionnel du xixe siècle où une femme permettait à deux hommes de se rencontrer. Chez Duras l’amant, personnage finalement accessoire, permet la réunion de deux femmes : c’est le sens du scénario imaginé par l’héroïne de L’Amant, où celle-ci imagine l’homme possédant son amie Hélène Lagonelle tout comme il la possède elle, confondant finalement les deux femmes. On retrouve un même schéma transitif du désir avec le triangle amoureux formé par Lol, Tatiana et Jacques, dans un homoérotisme aussi bien féminin que masculin. Ce jeu durassien avec le genre recoupe le refus des normes restrictives identifiées à un genre chez Butler. La question des normes dépasse la problématique générique et interroge, chez Duras et Butler, les structures du pouvoir qui contraignent, par exemple à travers la domination des colons blancs sur les autochtones.

51Dans Le Récit de soi, Butler postule l’impossibilité inhérente au récit de soi ou de l’autre : « le récit de soi [en se disant à l’autre] est déjà le récit de l’autre, et réciproquement, puisque la relation est au cœur de chaque vie42 ». Un questionnement identique est à l’œuvre dans Le Vice-consul au travers de l’écrivain Peter Morgan s’interrogeant sur ce qu’a dit ou n’a pas dit la mendiante dont il raconte la vie. C’est alors la question de la responsabilité vis-à-vis d’autrui qui est engagée : comment l’écrivain peut-il rendre compte d’autres identités opaques à elles-mêmes ? Pour Butler cette incapacité à nous saisir aboutit à une éthique consistant en une posture d’humilité vis-à-vis de nous, et donc de générosité vis-à-vis d’autrui, dans la mesure où nous ne pouvons exiger d’autrui ce que nous sommes incapables de fournir nous-mêmes.

52Françoise Barbé-Petit conclut sur le renouvellement du lien entre philosophie et littérature permis par une romancière qui, peut-être, permet à la littérature d’instrumentaliser la philosophie et non l’inverse. Traversée par la philosophie, l’œuvre de Duras n’est pas faite de « livres charmants » mais bien plutôt de véritables livres, ceux « qui s’incrustent dans la pensée et qui disent le deuil de toute une vie, le lieu commun de toute pensée43 ».

53Dans cette recherche de l’essence de l’écriture, la démarche durassienne se fonde sur la pratique du doute. Duras rejoint en quelque sorte Descartes lorsqu’elle affirme que douter et écrire sont une même chose, mais s’en éloigne dans sa conception de l’erreur. Pour le philosophe l’erreur doit être combattue alors que pour Duras l’erreur est nécessaire, elle atteste du « non-mensonge de l’œuvre44 ». La recherche de la perfection peut s’avérer contraire au sublime en ce qu’elle brime la liberté du créateur : pour Duras, trop écrire n’est pas bien écrire. D’où la nécessité de ne pas chercher à tout contrôler lors de l’écriture, de ne pas chercher à retravailler trop les textes.

54La dépossession de soi dans l’écriture, exposée notamment dans Écrire, rend cohérente « sa rencontre avec les philosophes ayant traité du dépassement, de l’envahissement, de l’absorption par le grand Autre, du saut dans l’inconnu, comme Pascal ou Kierkegaard, mais aussi de la dépossession par autrui avec Lévinas, et ce, toujours dans le cadre d’un certain déni du concept45 ». Tout se passe comme si Duras avait l’intuition que le texte fonctionne comme un palimpseste qui contiendrait un inconnu, un ailleurs insaisissable portant une pensée et une vision du monde oubliées. Mais alors, avec quelle vérité la littérature renouerait-elle ?

55Duras s’interroge sur l’impulsion, la force première, voire l’injonction qui la pousse, elle comme les philosophes qui ont aussi éprouvé « l’étrangeté de ce qui met hors de soi46 », à écrire. C’est pourquoi elle peut dire qu’elle écrit avec eux : l’écriture passe par la lecture, par l’écriture avec d’autres et fonctionne ainsi comme une réminiscence.