Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Février-mars 2016 (volume 17, numéro 2)
titre article
Gaëlle Théval

Écouter la poésie ?

Dire la poésie ?, sous la direction de Jean-François Puff, Nantes : Éditions Cécile Defaut, 2015, 383 p., EAN 9782350183671.

1C’est à un champ encore peu exploré que cet ouvrage collectif, issu d’un colloque organisé en septembre 2013 à l’Université de Saint-Étienne, entend se confronter : celui de la poésie considérée dans son événementialité. Depuis quelques années se développe en effet une approche théorique dont les fondements vont à l’encontre d’une théorisation idéaliste du texte, telle que la conçoit notamment Genette lorsqu’il définit la littérature comme œuvre allographique :

L’œuvre allographique (et par là même, l’œuvre littéraire) présente ce paradoxe (et cet inconvénient pratique) qu’elle n’est purement elle-même que dans l’objet idéal où elle immane, mais que cet objet, parce que idéal, est physiquement imperceptible, et qu’il n’existe, même pour l’esprit, que comme point de fuite qu’on peut définir […], mais non contempler1.

2S’intéressant aux manifestations « orales, aurales, scéniques autant qu’éditoriales ou concrètes du texte », ce type d’approche repose sur le présupposé inverse, selon lequel « la consistance opérale [du texte] ne se mesure pas indépendamment des circonstances de sa production, de son exécution, de sa (dé)notation2. » Il s’agit d’envisager le texte dans la concrétude de ses manifestations, selon une perspective « médiologique », sans pour autant laisser le texte de côté, mais pour observer comment les deux pôles interagissent. Le texte se voit alors interrogé tantôt dans ses manifestations livresques, tantôt dans ses sorties hors du livre.

3Parmi ces dernières, les recherches sur les circulations du poème hors du livre ont connu des développements récents, dont ont témoigné les travaux sur les circulations médiatiques de la poésie3, la « littérature exposée4 », la « Poésie hors le livre5 », ou encore « la poésie dans l’espace public6 ». Au sein des multiples pistes dessinées, la poésie oralisée ou performée trouve une place de choix, qui se voit interrogée à nouveaux frais et de manière complémentaire. À nouveaux frais, et non de façon tout à fait inédite : ce type d’approche, réclamé par les productions de poésie « orale », mais aussi celles des avant-gardes historiques et de certaines poésies « expérimentales » depuis les années 1960, ont connu des antécédents dans le domaine francophone, avec les travaux de Paul Zumthor sur la poésie orale, qui traite également, bien que par la bande, de la poésie sonore dans Introduction à la poésie orale7, ainsi que par Jean-Pierre Bobillot qui ouvre ses travaux en « médiopoétique » à la fin des années 1990, à la suite de sa découverte de la poésie sonore de Bernard Heidsieck8. Ces études portaient sur des objets hybrides, à mi-chemin entre la poésie et d’autres arts, qui, mettant en avant dans leur poétique même leur fondamentale matérialité, nécessitaient une approche intermédiale. Les travaux qui émergent aujourd’hui entendent déborder de ce domaine restreint tout en maintenant le type d’attention qu’ils requièrent pour l’appliquer à d’autres objets aux dehors moins expérimentaux. Parmi les travaux récemment entamés, outre le colloque précité « La poésie hors le livre », plusieurs colloques et journées d’études se sont donné pour objet les « Performances poétiques9 », ont tenté d’interroger les relations entre « Poésie & performance10 », ou entre « Littérature numérique et performance11 », ont envisagé « Les gestes du poème12 ». Les deux publications les plus récentes sur le domaine, Poésie en scène13, et Dire la poésie, envisagent de façon complémentaire ce champ, en l’appréhendant tantôt du côté de la scène, tantôt du côté de la voix. La présente publication se situe dans le deuxième axe, même si comme nous le verrons le premier n’est pas – mais peut-il l’être ? – passé sous silence. À la différence des travaux pionniers précités, il ne s’agit pas dans ce volume de concentrer le propos sur les poésies sonores ou « de performance », mais sur un objet a priori plus évanescent, car non pensé comme tel ou nécessairement proclamé comme « œuvre » : les « lectures de poésie ».

4La lecture de poésie apparaît en effet au premier abord non comme un mode d’implémentation du poème14 mais comme un mode de promotion, de diffusion possible d’une œuvre pensée pour être publiée en livre. Or le volume s’ouvre sur un constat : ces « lectures publiques », selon le terme plus ou moins consacré depuis le milieu des années 197015, se multiplient, depuis plusieurs décennies, comme le souligne Jean-François Puff : « Nous assistons aujourd’hui, dans le champ poétique français, à une multiplication sans précédent du nombre de lectures publiques » (p. 9), dont la tout récente dénomination de « scène littéraire » conférée à la Maison de la Poésie depuis 2012 est un symptôme. Le poète sonore B. Heidsieck s’en félicitait dès les années 1980, témoignant par là d’une permanence de l’engouement :

La « Lecture publique », il y a maintenant plus de 25 ans que je la pratique. Depuis 1955, exactement. Volontairement. C’est dire si je me réjouis de voir cette pratique se généraliser en France, actuellement, devenir une quasi obligation16.

5La lecture publique comme mode de circulation du poème hors du livre est souvent envisagée comme secondaire, relevant de ce que Genette, comme le rappelle J.‑F. Puff, nomme le « paratexte », faisant partie donc davantage d’une économie du livre, d’un parcours promotionnel plus ou moins obligé, en tout cas étranger à l’œuvre qui, elle, résiderait dans le texte écrit et imprimé dans le livre. Pourtant, force est de constater que quelque chose se joue dans ces lectures de spécifique à la poésie, inhérent au genre qui relève, à l’origine, du dire. Faisant un pas de côté dans la manière d’appréhender le poème, il s’agit alors d’adopter une perspective d’écoute « de près », à l’instar de Charles Bernstein qui publie en 1998 A Close Listening. Le parti pris est bien ici d’envisager « la lecture de poésie non pas comme secondaire par rapport au texte écrit supposément premier, mais comme son propre médium17 », et d’en rechercher les caractéristiques spécifiques. Plaçant le volume sous l’égide de Jacques Roubaud, le titre centre clairement le propos sur la question de la diction poétique. Dans ce texte du même nom paru en 198118, le poète esquisse les contours d’une poétique de la diction, décrivant sa propre pratique de lecture. L’action de « dire » est ici cependant ici soumise à la question : qu’est-ce que dire la poésie ? comment dire la poésie ? peut-on dire la poésie ?

6Le questionnement prend sa source dans le constat d’une permanence, mais aussi d’une absence d’évidence :

Sans doute n’a-t-on jamais cessé de dire la poésie, depuis que la question se pose, c’est-à-dire depuis que son oralisation par le chant ne va plus de soi, et que s’est imposée la lecture silencieuse du livre imprimé. (p. 10)

7Il s’agit en effet de s’intéresser à l’action de dire la poésie alors même que la poésie a trouvé dans le livre son medium privilégié, dans la lecture silencieuse son mode de diffusion propre. Cette précision est d’importance : d’une part elle souligne que ces mises en voix relèvent d’une oralité que l’on qualifiera avec P. Zumthor de « seconde », en ce qu’elle procède « d’une culture lettrée […] marquée par la présence de l’écrit19 », mais aussi de « médiatisée » par les technologies nouvelles qui se développent au xxe siècle, notamment par la radio. D’autre part elle implique que, loin du mythe d’un « retour » à une oralité perdue que la poésie tenterait de restaurer, c’est donc bien au mouvement d’extraction du poème à la page que ces études s’intéressent, et, partant, à la transmédiation qu’il suppose.

8Le parcours de l’ouvrage suit un ordre globalement chronologique mais dessine par ses choix un parti pris clairement posé par J.‑F. Puff en introduction. Prenant son départ au xixe siècle, il place Mallarmé en fondateur pour s’achever dans l’évocation de J. Roubaud. Entre les deux pôles les contributions se regroupent autour de thèmes communs : diction et déclamation, poésie radiophonique, témoignages de poètes, poetry readings et transferts culturels, exemples contemporains.

9L’apport majeur de l’ouvrage se situe dans le positionnement adopté : il s’agit d’écouter la poésie lorsqu’elle est dite par les poètes, et cette écoute de près qui en autorise une description permet de poser les jalons d’une histoire de la diction poétique. Cependant cette poésie qui se donne à l’écoute ne relève ni de la poésie orale ni de la poésie sonore, et a bien le livre pour medium premier : se pose alors la question du passage de l’écrit à l’oral, abordé par plusieurs contributions, qui, en retour, amènent à envisager la réciprocité des influences et à s’interroger sur la spécificité de chaque medium. Enfin, bien que moins fortement affirmée dans le positionnement inaugural, une question revient de manière récurrente, qui a trait à la présence du corps dans la lecture.

Écouter de près : une histoire de la diction poétique, de la déclamation à la diction non expressive 

10Lorsque Ch. Bernstein publie, en 1998, A close listening, il propose un positionnement qui n’a rien d’évident : se mettre à l’écoute des poèmes dans le moment de leur dire. Ce choix, commun à l’ensemble des contributions, est clairement posé en introduction, où J.‑F. Puff souligne la nécessité de se placer « en position d’écoute attentive, de manière à se rendre réceptif aux nuances du dire, à sa relation aux formes ou à la poétique d’un auteur », et contribue à la grande cohérence de l’ensemble.

11Outre les freins liés à la vocation réputée secondaire de la lecture orale au regard de l’écrit, le choix est rendu d’autant plus ardu à assumer qu’il dépend d’une forte contrainte : celle de l’évanescence du corpus. Plusieurs solutions sont adoptées, à commencer par le travail d’exhumation d’archives sonores historiques : celle des « Archives de la parole » de Ferdinand Brunot, inaugurées en 1911 à la Sorbonne, par Michel Murat ; celles, radiophoniques, du « Club d’essai » de la RTF analysées par Céline Pardo et Anne-Christine Royère. À l’autre extrémité du siècle, ce sont des archives audio-visuelles qui sont convoquées par Vincent Broqua, en cours de constitution au sein de Double Change, qui effectue depuis 2000 un précieux et systématique travail d’enregistrement et d’édition (numérique et DVD) des lectures organisées par le collectif franco-américain. Lorsque ces archives manquent, pour des raisons historiques ou contingentes, le récit prend le relais : ainsi de la fameuse restitution par Valéry de la lecture du Coup de dés par Mallarmé, citée notamment par Thierry Roger, mais aussi, pour le champ contemporain, le témoignage d’auteurs (Jean-Marie Gleize et J. Roubaud) ou de spectateurs : Éric Suchère fonde ainsi sa proposition sur ses souvenirs de lectures publiques, tout comme Elisa Bricco. Un autre ensemble de contributions fonde son écoute non plus sur des archives, mais sur des objets qui, bien que ne relevant pas de la poésie sonore, se présentent davantage comme des publications autonomes, comme les textes lus et enregistrés sur CD puis diffusés dans une collection spéciale par Philippe Jaccottet, autonomisant un peu plus – et, comme le souligne Olivier Gallet, paradoxalement – la lecture par l’objet éditorial alors constitué. S’il est concomitant d’une évolution technique, le choix de l’archive sonore ou de l’archive audio-visuelle n’en est que partiellement tributaire et a son importance dans la manière même d’appréhender les objets archivés – nous y reviendrons.

12À partir de ces corpus divers, l’ensemble permet tout d’abord de poser les jalons d’une histoire de la diction poétique au xxe siècle, qui prend racine dans le xixe siècle finissant. Arnaud Bernardet revient ainsi sur la pratique du « monologue fumiste », inventé par Charles Cros, et sévissant de 1870 à 1910, pour montrer comment ce moment contribua, sous l’influence des sciences phonétiques et des technologies nouvelles, à reconsidérer la notion du « dire » et celle, voisine, de « diction », décrochant cette dernière de son acception rhétorique pour l’ancrer dans la singularité de l’événement : la mesure matérielle de la parole du poète et du comédien s’accompagne d’une évolution de la diction qui se détourne « du phrasé de la déclamation, conjurent la recherche de l’emphase et du chant au profit du mal dire » (p. 37). Le développement de la phonétique expérimentale ainsi que les nouvelles possibilités d’enregistrement sont également évoquées par M. Murat lorsqu’il se met à l’écoute des « archives de la parole » de Ferdinand Brunot, pour les relier aux débats autour de la « crise de vers » alors traversée par la poésie française, et envisager à cette aune l’histoire du rapport entre diction théâtrale et déclamation poétique à la Belle Époque. Se penchant plus précisément sur la séance enregistrée le 27 mai 1914 dans l’amphithéâtre de la Sorbonne, l’universitaire commence par souligner le fonctionnement « à plein rendement » du « modèle mimétique ou projectif », du côté d’une « voix in », « engagée dans la diction » des poèmes déclamés par des comédiens, pour remarquer dans un second temps le fait que les poètes lisent mieux leurs propres vers, « avec une restitution plus exacte du rythme – plus proches de la diction poétique que la déclamation » (p. 116-117). L’examen minutieux des enregistrements de Déroulède, Xavier Privas, Emile Verhaeren et René Ghil permet à M. Murat de distinguer plusieurs manières de dire le vers, métrique ou libre, et de constater que d’une manière générale la diction de la Belle Époque est plus chantante, touchant parfois à la mélopée. Les dictions adoptées par les poètes s’accordent à leurs choix formels. Ainsi de R. Ghil, dont la « cohérence métrique de la diction » atteint « son plus haut degré » : « cette cohérence dégage le chant du vers, sa mélopée, et lui permet de se déployer sans le secours d’aucune mélodie. La voix du poète résonne dans le chant, non pas hors de lui » (p. 125). Ainsi,

ces dictions conjuguées nous font entendre quelque chose comme la voix du symbolisme, ou, plutôt, de la poésie française dans le moment déjà lointain de sa « retrempe » : moment où la voix du poète se cherche, et, parfois, se perd, dans la diction, sur cette scène dont l’amphithéâtre de la Sorbonne offre l’image. (p. 126)

13« L’ombre de Mallarmé », selon l’expression finale de M. Murat, plane en effet sur l’histoire de la diction poétique telle qu’elle est ici retracée, et la majorité des contributions s’accorde à considérer la diction non expressive comme à l’origine de la marque de fabrique d’une diction poétique « à la française » par opposition aux modes de diction anglo-saxons. Se dessine ainsi les contours d’un « style vocal dominant de la poésie écrite » (J.‑F. Puff, p. 16), dont la « scène fondatrice » serait à trouver dans la lecture à haute voix du Coup de dés de Mallarmé à Valéry – qui prend donc, pour être précis, sa source dans le récit que ce dernier en fit, rappelé à plusieurs reprises dans l’ouvrage :

[…] et il se mit à lire d’une voix basse, égale, sans le moindre « effet », presque à soi-même […] J’aime cette absence d’artifice. La voix humaine me semble si belle intérieurement, et prise au plus près de sa source, que les diseurs de profession presque toujours me sont insupportables, qui prétendent faire valoir, interpréter, quand ils surchargent, débauchent les intentions, altèrent les harmonies d’un texte ; et qu’ils substituent leur lyrisme au chant propre des mots combinés20.

14Comment ce style est-il devenu « le mode dominant des lectures de la poésie écrite » en France ? L’enquête s’ouvre avec la très minutieuse synthèse de Th. Roger, qui revient sur les débats autour de la possible oralisation du Coup de dés. Ceux-ci, contemporains de la parution posthume du poème chez Gallimard en 1914, opposèrent le groupe de théâtre expérimental « Art et Action », dirigé par Édouard Autant et Louise Lara, qui tente en 1919 de transposer le Coup de dés sur scène au théâtre de la Renaissance, et la contestation qu’en fit Valéry. Selon J.‑F. Puff, le fil de cette histoire se déroule par la suite par une « sortie du cadre intime », son débordement vers « des lieux publics » (p. 14).

15Le relais radiophonique en est le premier d’importance, comme le montre C. Pardo, lorsqu’elle se penche sur les expériences menées à la RTF au cours des années 1950, moment qu’elle qualifie de « clé » dans l’histoire de la diction poétique en France. L’analyse se penche sur la manière dont la RTF engage « une réflexion approfondie et méthodique sur la manière de dire les poèmes » dans le but de trouver les « règles d’une diction poétique nouvelle, adaptée à la fois aux supports médiatiques utilisés et aux goûts des contemporains » (p. 129). Le Centre d’Études Radiophoniques, fondé en 1948 par Jean Tardieu et Bernard Blin, lance ainsi à partir de 1952 des recherches centrées sur la poésie, qui avaient

non seulement l’ambition de refonder, de manière à la fois théorique et expérimentale, la diction de la poésie à la radio, et ce en vue d’une meilleure transmission des poèmes (fidélité au texte, plaisir de l’auditeur), mais aussi d’ouvrir la voie à des formes sonores de poésie. (p. 133)

16La chercheuse montre comment ces recherches prennent à leur tour pour point de départ le malaise ressenti face à la diction des comédiens, et utilisent le medium radiophonique dans sa spécificité pour « faire entendre le poème le plus simplement possible, sans intention ou effets surajoutés » (p. 133), selon le vœu de Mallarmé d’après Valéry. Ces recherches radiophoniques marquent ainsi « un tournant radical dans la manière de dire la poésie au micro », attirant l’attention sur « la qualité intrinsèque de la voix, et l’importance de la concordance des voix avec le contenu », et permettant, de « restituer à l’audition l’intimité propre à la lecture dans le livre », rompant un peu plus encore avec le mode déclamatoire.

17Au cours des années 1970, d’autres expériences radiophoniques contribuent à façonner ce mode de lecture d’une voix « la plus neutre possible, volontiers blanche et atone », dont Abigaïl Lang souligne qu’elles sont paradoxalement le fait de poètes « de la page, du livre » (p. 205). Il s’agit, notamment, de l’émission produite entre 1975 et 1978 par Claude Royet-Journoud sur France Culture, Poésie ininterrompue, au micro de laquelle se sont succédé environ deux cent poètes lisant leurs propres textes, le but étant, selon le poète producteur, de faire entendre la voix des poètes et non celle des comédiens : « […] Donc il y a d’abord à rompre avec l’habitude d’entendre un comédien lire un texte – et que l’écrivain travaille souvent en lisant son texte, mentalement ou à haute voix même21 ». Si d’autres jalons importants dans l’histoire de la lecture publique sont évoqués (dont les lectures organisées au Musée d’Art Moderne par Emmanuel Hocquard entre 1978 et 1991 ou encore le plus interdisciplinaire festival Polyphonix à partir de 1979, et la revue parlée de Blaise Gauthier entre 1977 et 1990), la lecture publique se développe surtout par le biais de la radio, où elle contribue à recentrer l’attention sur le poème et son texte, gommant toute expressivité ou dramatisation.

18Ce recentrement sur le poème, également mis en avant par J. Roubaud dans ses textes théoriques sur la lecture, constitue une spécificité française, ce que la présence de contributions comparatistes ou centrées sur les lectures anglo-saxonnes laisse clairement percevoir : ainsi A. Lang met-elle en évidence la manière dont des passeurs comme J. Roubaud ou Cl. Royet-Journoud, tout en étant influencés par les poetry reading, ont en quelque sorte acclimaté la lecture orale au textualisme ambiant. La diction non expressive est également celle que décrit J.-M.  Gleize. Commençant par distinguer la « poésie écrite en vue d’être réalisée oralement » de la « poésie d’écriture, non écrite pour la voix », il en vient à ce qu’il nomme les textes « post-poétiques » desquels

sont soustraites les marques conventionnelles de la littérarité poétique (multiples niveaux d’itération et de parallélisme sémantiques, rythmes, métriques, etc., vecteurs de musicalité, prolifération des réseaux de correspondances, multiples instances de la figuration métaphorique). (p. 241)

19Or le résultat de cette « opération soustractive », qui aboutit à des « dispositifs textuels où domine une certaine littéralité atonale, horizontale, prosaïque », est « réellement très difficile à transposer oralement. » S’appuyant sur son expérience personnelle, il décrit alors la manière dont il s’approche d’une « diction détimbrée, aussi neutre que possible », de façon à éviter « la posture d’interprétation » : à ne pas infliger au texte un « surcroît de sens », ou « d’intentions ou d’inflexions expressives » (p. 241). La voix se fait « nue », et frontale.

D’un medium à l’autre

20Prendre pour objet d’étude la lecture du poème écrit implique de s’intéresser non seulement à performance orale, sa vocalisation, mais aussi de se pencher sur le passage d’un medium à l’autre, de l’écrit à la voix, ou de la page à l’espace scénique. Les contributions du recueil s’y emploient d’une manière quasi systématique, n’oubliant jamais le lien du poème au livre, à l’imprimé, et tentant de mesurer ce qui se joue dans le phénomène de transmédiation à l’œuvre dans chaque lecture.

21Ces questions sont au cœur des débats qui continuent d’entourer Un Coup de dés, de Mallarmé, opposant, comme le rappelle Th. Roger, les tenants du « graphocentrisme » mallarméen, dont Laurent Jenny qui soutient que le poème spatialisé « interdit l’oralisation », et, de l’autre, les critiques qui, à l’instar de M. Murat, insistent sur la « dimension musicale et scénique du poème typographique ». Pour Th. Roger, l’opposition pertinente n’est pas entre le scénique et le refus du scénique, « mais entre le scénique virtuel, matérialisé sur des feuillets et le scénique réel, extériorisé sur des planches » (p. 70). L’universitaire propose alors de prendre en compte le graphocentrisme du poète pour considérer le Coup de dés comme la transposition, « au Livre », de l’oralité de la « diction poétique expressive », voyant alors dans ce geste inaugural un essai de « calligraphie sonore » (p. 98), dont le dispositif formel trouvera des équivalents dans les expérimentations d’un typographe comme Massin.

22Le passage d’un medium à l’autre est envisagé d’une toute autre manière dans les deux études centrées sur les essais, plus ou moins réussis, d’adaptation radiophonique de deux poèmes d’Henri Michaux, auteur lui-même réfractaire à la lecture publique. A.‑Chr. Royère se penche ainsi sur la mise en voix et en ondes de « La Ralentie » au Club d’Essai de la RTF en 1953, pour montrer comment la réussite de la pièce tient à la jonction d’une poétique de la « voix » et de la spécificité du medium radiophonique : la « représentation imaginaire de la voix et de son espace propre », présente chez Michaux, qui fait parler celle-ci d’une scène « du dedans », un « lointain intérieur », n’est pas, selon l’universitaire, « sans affinité avec les théories de l’art et de l’écoute radiophoniques » (p. 166), dont Tardieu affirme qu’elle « place en quelque sorte l’auditeur, du point de vue psychologique, à mi-chemin entre l’intériorisation totale que procure la lecture silencieuse et l’extériorisation que procure […] le théâtre22. » L’étude se penche alors précisément sur la lecture, la diction, la composition musicale mais aussi la mise en ondes pour tenter de « qualifier les moyens et les effets de cette transposition poétique et médiatique », et montre ainsi comment le travail sur les plans sonores et les traitements de la voix contribuent à se mettre au service du texte pour traduire un « espace du dedans » et s’ancrer dans une histoire du medium. Maud Gouttefangeas analyse a contrario les raisons d’un échec, celui de la tentative de mise en musique du poème « Je rame », tiré des Poésies pour pouvoir du même Michaux, par Boulez.

Que se passe-t-il quand un poète lit ses textes déjà imprimés et que cette lecture se trouve enregistrée et diffusée, de sorte que l’on parvient à une forme de publication nouvelle, avec des moyens sonores spécifiques ? (p. 319)

23O. Gallet tente de répondre à cette question dans son étude sur la diction auctoriale des vers libres dans les lectures enregistrées de Ph. Jaccottet, mesurant à son tour la distance qu’il peut y avoir entre le texte écrit et sa mise en voix lorsque celle-ci « ne vient pas célébrer ou vérifier l’achèvement du texte, mais s’apparente à une réécriture possible » (p. 320). C’est que ce passage ne se fait pas en sens unique, de l’écrit vers l’oral : ainsi lorsque la lecture se fait d’un poème « en cours », elle ne participe plus d’un parachèvement paratextuel de l’œuvre, mais se fait partie du processus même d’écriture. Se positionnant en tant qu’auteur, J.‑M. Gleize explique ainsi aborder la lecture comme « chantier ouvert » : « C’est moins de lecture qu’il s’agit que d’écriture ; la lecture devient alors un moment dans le processus d’écriture du texte » (p. 244). La lecture publique se comprend alors comme « tentative orale », « épreuve du dire » (Th. Roger), conception partagée par E. Hocquard, ici cité : « Je suis certain que pour un écrivain le fait de lire son travail entraîne certaines modifications, il se produit une vérification de l’écriture » (p. 231).

24Reste que, même envisagée comme moment de l’écriture, la lecture publique ajoute, nécessairement, « la présence physique de l’auteur à la présence physique du texte », « double présence éminemment instable » (p. 242), dont même le refus du spectacle ne peut faire l’économie : la lecture, lorsqu’elle se fait publique, donne nécessairement à voir, et non seulement à écouter. J.‑M. Gleize en prend acte lorsqu’il imagine un dispositif « idéal » fondé sur un estompage progressif de la lumière, de sorte que l’on cesse de le voir lisant :

Comme si la lecture effaçait, faisait disparaître le lecteur-auteur au profit de la présence matérielle de l’écriture et de la seule voix de l’écrit. Alors la lecture publique n’aurait pas pour but l’exhibition d’un savoir dire, ni l’affirmation d’une autorité et le soulignement d’une signature, mais pourrait être comprise et vécue comme une des étapes de l’objectivation du texte, et de son abandon (don et abandon) à l’imaginaire de ceux qui sont là pour le recevoir. (p. 243)

25Quelque chose comme une tentation acousmatique n’est pas loin, qui souligne une question récurrente : que faire du corps ?

Poésie en performance ?

26Développée en opposition à la déclamation expressive des comédiens, la diction poétique par les poètes se pose ainsi en porte-à-faux avec l’expressivité d’une part, avec le théâtre et le « spectacle », d’autre part, convoqués comme autant de repoussoirs. Cependant dans cet entre-deux même une forme de dichotomie émerge, entre ce que nous pourrions nommer les pratiques « acousmates », ou se rêvant telles, et les pratiques que l’on qualifierait de « performatives », qui prennent en compte la présence agissante des corps sur scène.

27Dès lors que la poésie lue ne relève ni d’une poésie vocale fondée sur « la primauté du matériau sonore et rythmique », ni d’une « poésie action », telle que la définit et l’incarne B. Heidsieck, « mobilisant le corps du poète autant que la voix », le mode dominant de lecture publique dans le champ contemporain en France relève de la diction non expressive, comme le montrent de nombreuses contributions. Il s’agit de recentrer, par l’oralisation radiophonique, l’attention sur « le poème, rien que le poème » (C. Pardo, p. 148), dans sa « pureté », allant jusqu’à l’horizon d’un effacement du medium ; ou encore d’user d’une diction inexpressive pour recentrer l’attention sur le texte du poème et tâcher de ne pas distraire l’attention de l’auditeur, car si, « impudiquement, la radio laisse entendre le souffle et l’accent du poète, elle dissimule son corps et canalise l’attention sur un seul sens, sans la tentation des divagations visuelles qui guettent la lecture en directe » (A. Lang, p. 233-234). La diction qualifiée par C. Pardo d’« intra-poétique » vise avant tout « à faire ressortir les données formelles et la poéticité du poème », à manifester oralement le propre du poème, mode qui l’emporte sur la diction « extra-poétique », visant « à agir d’une manière ou d’une autre sur l’auditeur », proche alors du théâtre. La mise en voix contribue finalement à « fétichiser le texte écrit » (p. 148). Cette tension affecte les lectures publiques. Ch. Bernstein déjà soulignait la dimension « profondément anti-performative de la lecture de poésie », l’essence même de la lecture de poésie étant « le manque de spectacle, de théâtralité, et de modulation, notamment dans le mode de lecture minimal et anti-expressif » :

Une valeur est explicitement attribuée à la production d’une voix seule, sans accompagnement, tous les éléments dramatiques étant, dans la plupart des cas, relégués hors champ23.

28Et le poète-critique de faire précisément le parallèle avec la radio, soulignant que la voix peut alors sembler désincarnée, les lectures donnant alors « le même sentiment d’intimité que la radio ». La finalité de ces lectures est un recentrement sur l’« essence » du poème :

Le projet de la lecture de poésie vue dans cette perspective formaliste est de trouver le son dans les mots et non dans un scénario externe ou dans un accompagnement superfétatoire24.

29Les conclusions de Carrie Noland vont dans le même sens à l’issue de ses analyses de lectures de John Cage et Allan Kaprow, qui « nous encouragent à voir et à entendre l’inscription dans la performance, la lettre dans la voix. » La performance s’envisage alors « comme écriture », et il s’agit « d’entendre la voix disant le poème comme la voix que fait entendre l’écriture » (p. 283). Il s’agirait, comme le théorise ailleurs Christian Prigent, de faire entendre non la voix du poète mais « la voix-de-l’écrit25 ». On serait « à mille lieues de l’esprit de performance où le corps, par les gestes et mimiques vocales, ajoute au texte pour constituer parole faite œuvre » (C. Pardo).

30Toutefois, opposer de façon binaire lecture et performance serait quelque peu réducteur. La lecture n’est pas en effet pas exempte de « performance » au sens où P. Zumthor définit le terme. De fait, plusieurs contributions reviennent sur les différents modes d’investissement scénique qui peuvent être opérés dans les lectures publiques. Le corps, en lecture, ne cesse de signifier – et cela peut être gênant, ou non. Si le projet de l’horizon de lecture anti-expressive se conjugue avec celui de l’effacement du corps, les pratiques de lecture publique ne se calquent pas sur des dispositifs acousmatiques. Il y a sur scène, bon gré, mal gré, un corps qui se donne à voir, et cette dimension visuelle, sans verser nécessairement dans le spectacle, accompagne la lecture, fût-ce pour signifier son retrait, ce que souligne Ch. Bernstein en parlant de « théâtre pauvre ». Ce parasitisme est pointé par É. Suchère lorsqu’il décrit le dispositif minimal accompagnant toute lecture, « performée » ou non, en pointant d’emblée la sémiotique des objets et postures qui la constituent. Le spectaculaire et le dramatique sont relégués hors-champ, mais la lecture s’incarne :

Le poète lisant lit, la plupart du temps, soit assis derrière une table sur laquelle se trouve une nappe, une bouteille d’eau, un gobelet en plastique et, parfois, un microphone ; soit debout derrière un pupitre avec les mêmes accessoires exceptée la nappe.

31Il poursuit :

[La table] fait directement référence au travail, au labeur, au caractère mimétique avec le lieu fantasmé comme celui de l’écriture. Dans cette position, la colonne d’air est bloquée, l’auteur-lecteur a les yeux rivés sur sa feuille ou son livre […] il y a une dimension sérieuse et cérébrale qui correspond à l’idée que l’on peut se faire de la poésie. (p. 251)

32Le critique oppose par la suite ce mode de présence français à la tradition anglo-saxonne, où le pupitre et la position debout « insistent plus sur la valeur performative ». Prenant acte de cette donnée, certaines pratiques décident alors de l’investir, jouant volontairement de l’impureté en mettant en avant ce qui n’est pas « rien que le poème » — ou, plutôt, tendant à déplacer ou élargir le poème vers un ailleurs du texte : la voix, le visible, le corps, les mouvements, les objets, ouvrant la poésie vers d’autres arts, travaillant dans l’hybridation. Sortant, pour J. Roubaud dont les propos polémiques résonnent ici, de la poésie. Allant, peut-être, vers ce que J.‑M. Gleize et É. Suchère à sa suite nomment « post-poésie », mais dont les racines se plongent, dans certaines de ces réalisations, dans les activités dadaïstes et d’autres avant-gardes non abordées dans le volume. Jérôme Rothenberg, par ailleurs cité, en témoigne :

À un moment donné dans les années soixante-dix, il m’est clairement apparu que la poésie, telle que nous la connaissions et la pratiquions, avait découvert ou inventé ses origines dans la performance. […] Je considère la lecture en tant que telle comme une forme modeste mais originaire de la performance. Au même moment, un nombre croissant de poètes se sont mis à composer des poèmes en pensant à leur performance. Certains restèrent proches des anciennes façons de « lire (à partir de) l’écrit », mais d’autres se sont emparés d’une liberté nouvelle pour explorer des combinaisons et des hybridations sans précédent26.

33Le poète fait dériver ces formes de Dada, et les regroupe sous le terme de Fluxus, citant notamment à l’appui, J. Cage et Jackson Mac Low. Ce sont, précisément, leurs performances qu’analyse ici C. Noland. À cet égard l’étude menée par Vincent Broqua paraît essentielle, en ce qu’elle met en avant, dans le champ de la lecture publique nord-américaine, le lien entre lecture de poésie et performance artistique, ce qui l’amène à centrer l’analyse sur ce qu’il nomme, à la suite de Marcel Mauss, les « techniques du corps » déployées par les poètes. Le terme recouvre « un ensemble de mouvements et de positions qui, souvent, ne retiennent pas l’attention parce qu’ils sont apparemment communs, ordinaires et sans importance dramatique », l’ensemble des gestes produits par la situation de lecture, ainsi que les « habitudes singulières qui différencient la lecture de poésie, qu’elle soit "performance" ou simple lecture publique » (p. 287). Partant du constat selon lequel « toute lecture construit ses propres techniques du corps, qui la différencie de toute autre » (p. 288), lesquelles ont un rapport à la technologie qui participe de leur transmission, l’universitaire se penche sur les lectures publiques de Ch. Bernstein, Stacy Doris et Robert Grenier organisées par le collectif Double-Change. Descriptions précises à l’appui, il distingue ainsi le « corps dramatisé » dans la lecture de Ch. Bernstein, dont il montre comment celle-ci, loin d’un quelconque retour illusoire à l’oralisation, mais aussi loin de l’anti-expressivité analysée dans Close Listening, « consiste à travailler la distance qu’il prend par rapport à son texte, le masque qu’il revêt par ses gestes, sa persona hyperactive ». Mais elle n’en relève pas pour autant du spectacle, en ce qu’elle se caractérise aussi par une « basse technologie » et utilise des techniques du corps « qui sont typiquement celles d’une lecture traditionnelle de poésie : les feuilles, le microphone, les chaises, la table27 » (p. 294). Les lectures de St. Doris, d’où le corps s’absente, et la « lecture-performance » hautement technologique de R. Grenier, comparée aux lectures de B. Heidsieck en ce qu’elles mettent en scène un corps en prise avec la technologie, sont ainsi envisagées comme autant d’expérimentations, visant une « mise à l’épreuve de la poésie ou, pour le dire autrement, par la constitution d’une poésie expérimentale ». Loin d’évacuer le non verbal dans le non poétique, une telle approche, inclusive, permet ainsi de penser la « performance » comme « texte tiers » (p. 297), et d’envisager les lectures, plus ou moins performées, comme autant de dispositifs.

34Ce type de lecture et d’emploi des techniques du corps ne se cantonne cependant pas aux modes de lecture anglo-saxons. À cette lumière, on regrette que la poésie expérimentale, et notamment la « poésie action28 », soit mise à distance de façon un peu rapide dans l’introduction alors qu’elle affleure à de nombreux endroits et constitue l’horizon de plusieurs contributions – manque peut-être lié au terrain polémique sur lequel se place malheureusement en France le débat29.

35D’ailleurs, le « texte tiers » fait retour dans les contributions portant sur le début du siècle, non seulement dans les descriptions du « corps maniaque » et du modèle de l’automate dans le monologue fumiste par Arnaud Bernardet, mais aussi chez le Maître lui-même : c’est bien de gestes, davantage encore que de diction, dont il s’agit dans le projet mallarméen du Livre dont Th. Roger nous rappelle qu’il « tient de la “monstration” de pages écrites beaucoup plus que de la profération : l’opérateur est moins un diseur qu’un faiseur et un montreur ». Le projet de conférence relaté par Henri de Régnier tient de la « jonglerie », « de la construction à la fois méthodique et dynamique du livre, qui ne préexiste pas à sa diction, d’où le primat de l’orchestration sur la simple récitation ». Il s’agit d’exécuter une œuvre en progrès :

L’opérateur se déplace autour du meuble de laque, ouvre et ferme des tiroirs, montre des feuillets, avant de refaire le chemin dans le sens inverse […]. Certes, ces feuillets seront lus, mais là n’est sans doute pas l’essentiel. Tout l’enjeu consiste à établir par un infini travail de comparaison et de confrontation un lien nécessaire et non contingent entre l’auteur et le livre, entre les différentes parties du livre, entre le livre et l’univers « prouver en lisant ». (p. 95)

36Th. Roger conclut alors qu’il s’y joue « le voir contre la voix ». Dire la poésie, c’est donc aussi, l’agir, non pour en faire un spectacle, mais pour mettre l’écriture même en action.

37Balise amenée à devenir essentielle dans un champ en construction, l’ouvrage trace ainsi des pistes stimulantes, et ouvre des perspectives que plusieurs chantiers en cours viendront bientôt compléter.