Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Avril-mai 2016 (volume 17, numéro 3)
titre article
Alice Brière-Haquet

L’album ou l’enfance mise en scène

Euriell Gobbé-Mévellec, L’Album contemporain et le théâtre de l’image. Espagne, France, Paris : Éditions Classiques Garnier, coll. « Perspectives comparatistes », 2014, 468 p., EAN 9782812429351.

1À l’instar du public auquel elle s’adresse, la littérature pour la jeunesse est toujours la dernière invitée aux tables des études littéraires… L’intérêt grandit pourtant et ces dernières années ont vu la publication de sommes importantes telles que l’imposant Dictionnaire du livre de jeunesse1 publié sous la direction d’Isabelle Nières‑Chevrel et de Jean Perrot ou l’inclassable Album[s]2de Sophie Van der Linden, parus tous deux en 2013. L’ouverture d’une série « Littératures de jeunesse » au sein des Classiques Garnier marque une nouvelle étape. Le tout premier opus accueille la prose d’Euriell Gobbé‑Mévellec qui y expose les fruits de sa thèse de doctorat soutenue sous le titre « Habiter l’image » : jeux et enjeux du visuel dans l’album de jeunesse illustré et le théâtre jeune public contemporains en Espagne. En devenant ici L’Album contemporain et le théâtre de l’image. Espagne, France, le déplacement est double, et doublement signifiant. D’une part l’attention est recentrée sur l’album illustré, un genre phare de la littérature de jeunesse, à la fois carrefour des arts et seuil de l’entrée en lecture, un genre dont la production est particulièrement dynamique aujourd’hui, en qualité comme en quantité. D’autre part, au recentrement générique répond un décentrement géographique : de l’Espagne, le propos s’élargit à la France, puis aux autres nations que l’auteur convoque au gré de sa démonstration. La réflexion, ainsi, dépasse largement les frontières nationales pour tenter à travers ce media hybride qu’est l’album illustré de fonder « une théorie de l’image en général dans la littérature pour la jeunesse » (p. 13).

Le virage de l’image

2La première partie, qui entend poser les « fondations pour architecturer une pensée de l’image » comme l’annonce son sous‑titre, propose un panorama historique et théorique de l’album illustré. La réflexion s’ouvre sur les révolutions technologiques qui ont formé et informé la littérature pour la jeunesse, dans sa production, dans sa diffusion, et dans sa réception. L’illustration est au cœur de la réflexion, par la place de plus en plus importante qu’elle tient, mais aussi par sa progressive prise d’autonomie qui mène l’édition pour la jeunesse jusqu’au paroxysme — ou à l’aporie — de l’album sans texte. Cette évolution s’accompagne tout au long du xxe siècle du développement d’une pensée sémiologique qui suggère « une identité de nature entre le signe iconique et le signe linguistique » (p. 44). C’est ainsi du croisement de deux discours, le texte et l’image, à la fois divergents et complémentaires, que naît l’album, dont l’unité de base, la double‑page, se présente comme un véritable « champs de force » (p. 90). L’album devient ainsi le lieu d’une nouvelle avant‑garde qui se réapproprie les questions de l’art contemporain, les thématisant même parfois pour se faire initiation artistique, voire musée portatif. Dans ce bouillonnement créatif, il s’agira alors de tenter de définir les spécificités du genre en le confrontant à ses voisins.

L’album en coulisses

3Dans la grande famille des œuvres, l’album a moins hérité des traits de son frère d’édition qu’est le roman, que de son cousin le théâtre avec qui il partage la caractéristique d’un « lien entre le discursif et l’iconique […] morphologique et indissociable » (p. 160). Grâce à ces points de rencontres, le genre relativement neuf va pouvoir s’approprier les outils forgés au cours des siècles pour l’analyse dramatique. L’auteur s’attache d’abord à définir la théâtralité en jeu dans l’album illustré avant de proposer une typologie des dispositifs mis en place : les emprunts formels (notamment dans les effets de didascalie), la présence de traditions spécifiques (théâtre d’objets, d’ombres…), le dédoublement des acteurs en personnages (le masque, le déguisement…), et enfin l’espace scénique en soi. E. Gobbé‑Mévellec montre in fine comment ces quatre catégories s’articulent à une  méta-structure qui, s’inspirant de Peirce, distingue trois niveaux de théâtralité : l’indicielle, l’iconique et la symbolique. Par le jeu de ces trois niveaux se révèle la superposition de l’espace matériel et de l’espace imaginaire, celui‑là même qui permet de mettre en scène l’enfant et ses pulsions. Ainsi l’auteur se propose de montrer dans quelle mesure la théâtralisation de l’album « participerait […] activement au processus de construction psychique de l’enfant » (p. 176).

La scène intérieure

4Les considérations sémiologiques et esthétiques sont constamment articulées à une réflexion d’ordre psychologique. L’ouvrage montre comment les recherches sur le développement de l’enfant ont amené à renouveler l’offre éditoriale, notamment en associant le livre au jeu. L’image y est un allié précieux : présente dès la mise en place des premiers stades de développement, elle offre à l’enfant une porte d’entrée vers la pensée conceptuelle et l’emmène progressivement au langage. L’espace fictionnel et ses illusions forment ainsi une convention qui « fonde le jeu symbolique » et permet à l’enfant « d’oublier le signifiant pour s’immerger dans le signifié » (p. 267). Le livre pour enfant apparaît alors comme un véritable objet de transition qui accompagne l’enfant dans sa découverte du monde extérieur. La troisième partie de l’ouvrage, intitulée « Habiter l’image », reprend et creuse cette idée à travers la notion empruntée à Didier Anzieu de « Moi‑peau » (p. 363). L’album, mais aussi l’acte de lecture, offrirait à l’enfant une seconde enveloppe, un espace à la fois de protection et d’exposition, un espace de communication. L’auteur s’arrête sur l’analyse d’exemples précis de représentations de la maison (coquilles, cabanes, lits) que les albums transforment en espaces hétérotopiques capables d’ouvrir sur la « scène intérieure ».

Au‑delà de l’écran

5L’auteur pose enfin la question du monde virtuel et du risque de ne plus habiter que des images. Les nouvelles technologies, présentes dès le début de l’ouvrage, traversent la courte histoire de l’album et l’oblige à se redéfinir constamment. Mais ce que montre ici E. Gobbé-Mévellec, c’est une véritable complicité, une cohérence, entre la lecture de l’album et les supports hypermédias. En réalité, l’importance aujourd’hui prise par les hyperfictions accompagne et radicalise une démarche engagée par l’album (mais aussi le théâtre, et en général l’art contemporain !) qui cherche à engager le lecteur/spectateur pour en faire un « spectacteur ». Habiter l’image, même virtuelle, ouvre aussi un espace de transition et permet d’emmener l’enfant à habiter le monde, celui qui l’entoure et celui qui le constitue. L’espace fictionnel (page, scène, ou écran) offre finalement un lieu d’initiation, « une forme d’apprentissage de la perception et de l’occupation de l’espace » (p. 338). Les « intermèdes » clôturant chacun des chapitres proposent trois exemples précis à partir de corpus thématiques : l’ombre, le jardin et la fenêtre. Outre leurs vertus démonstratives, ces études de cas offrent des moments de respiration dans une réflexion théorique dense.


***

6Le projet d’une « théorie de l’image en général dans la littérature pour la jeunesse » était peut‑être un peu ambitieux, mais il est évident qu’Euriell Gobbé‑Mévellec a su montrer l’extrême complexité des forces en jeu dans l’album illustré et qu’elle donne en même temps des armes à son lecteur pour pouvoir les affronter… L’ouvrage a le défaut de ses qualités : les disciplines convoquées sont particulièrement nombreuses, et l’auteur repose chaque fois des bases théoriques touffues, parfois hétéroclites, mais le tout est servi dans un style clair et dans une forme originale qui réussit la fusion de ces différents éléments. On en prendra pour exemple la présence des intermèdes qui, loin d’être anecdotiques, tissent un plaisant réseau d’échos à la manière des pastorales dans le théâtre classique, et montre que le renouvellement des genres par hybridation peut aussi concerner la lourde prose universitaire. Complété d’une importante bibliographie et de deux index, cet ouvrage s’adresse tout autant au chercheur en lettres qu’au professionnel de l’enfance, et leur offre avec bonheur un nouveau prétexte pour aller fureter dans les rayons jeunesse des bibliothèques.