Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Août-septembre 2016 (volume 17, numéro 4)
titre article
Pierre Vinclair

Traversées de Jacques Réda

Marie Joqueviel‑Bourjea, Jacques Réda. À pied d’œuvre, Paris, Honoré Champion, coll. « Poétiques et esthétiques xxe-xxie siècle », 2015, 464 p., EAN 9782745327840.

1Dans Jacques Réda, À pied d’œuvre, Marie Joqueviel‑Bourjea multiplie les perspectives pour appréhender l’œuvre de l’auteur des Ruines de Paris. Une œuvre qui, contrairement à l’une des tendances majeures de la poésie du xxe siècle, n’est pas caractérisée par son hermétisme ; une œuvre extrêmement vaste, puisqu’elle s’étend sur plus de soixante ans (ses premières publications remontent aux années 1950, et Jacques Réda continue d’écrire) et qui emprunte à des genres divers — du poème au roman en passant par la critique musicale. C’est donc avec un grand intérêt qu’on lit le travail de M. Joqueviel-Bourjea, qui s’autorise de la publication par Réda d’un poème pouvant jouer le rôle d’art poétique (la deuxième partie de Démêlés, intitulée « Fugue »), pour tirer sur cette œuvre protéiforme et volontiers réflexive quelques perspectives problématiques à même d’en révéler les enjeux, et le fonctionnement poïétique. Son enquête porte autant sur les genres que l’œuvre de Réda mobilise (des vers au roman en passant par le poème en prose) que sur son rapport à l’art et aux autres arts (notamment au jazz), et la manière dont elle met en jeu, à différents niveaux, la question de l’espace. Plus largement, le livre, issu du remaniement d’un assez grand nombre d’articles, s’essaie à articuler la diversité de chacun de leurs angles d’attaque, avec une problématique englobante, et qui traverse d’ailleurs toute la deuxième moitié du vingtième siècle poétique : la difficile question lyrique. Derrière cette question, c’est la possibilité et le sens d’une pratique moderne de la poésie qui est en jeu.

Les poétiques du swing

2Le live est découpé en trois grands ensembles (ainsi définis : première partie, « Métamorphoses » ; deuxième partie, « Correspondances » ; troisième partie, « Topoïétiques »), dont nous allons d’abord retracer brièvement les développements les plus marquants.

Vers la prose

3M. Joqueviel-Bourjea commence par faire le point sur la diversité des genres mobilisés par le poète, des vers au roman en passant par le poème en prose. Elle s’arrête sur la spécificité de l’usage qu’il fait de chacune de ces formes, et s’essaie à comprendre le passage de l’une à l’autre — puisqu’elles s’enchaînent dans la vie de Réda de manière globalement chronologique.

4Le livre sans doute le plus célèbre de Réda, Les Ruines de Paris (1977), est un recueil de poèmes en prose. Il est tenu par l’auteure pour le sommet de l’œuvre, et elle n’hésite pas à témoigner de son goût pour sa beauté. Quoique publié près de vingt ans après les débuts de Réda, il a à ses yeux une valeur de matrice, et une importance pour l’histoire de la poésie — qui tient notamment à la manière dont il renouvelle l’héritage baudelairien. C’est à l’occasion de cette lecture que M. Joqueviel-Bourjea tente une conceptualisation intéressante, écrivant : « essayant de dire en peu de mots ce qu’est le poème en prose chez Réda, je dirais qu’il est récit d’un regard poétique » (p. 85). Une telle formule articule avec bonheur les deux bouts de la poétique rédienne : la poésie et le récit. Après une analyse comparée (autour du thème du deuil) de Récitatif avec des livres de Deguy, Roubaud et Esteban, l’auteure s’intéresse donc au tournant constitué par la publication, depuis 2002, de romans. Mais ces romans ne sont eux-mêmes pas étrangers à la poésie, notamment parce qu’ils sont caractérisés par une « dissolution des contours narratifs » qui « provoque […] un questionnement à caractère autobiographique » (p. 132). Or, cette autobiographie étant celle d’un poète, le roman de Réda peut être lu comme un roman de formation (p. 155), c’est-à-dire comme « ‘‘roman du poète’’ (roman écrit par un poète ; mais encore, roman retraçant un devenir-poète) » (p. 164).

Du swing !

5Dans une deuxième partie (« Correspondances »), l’auteure confronte l’œuvre de Réda à la fois à l’héritage que celui-ci y revendique (« Ascendances ») et au dialogue qu’il y entretient avec d’autres arts (« Conversations »). La première des études ici regroupées concerne la question du mode mineur, à travers la comparaison des poétiques de Perros et Réda dans leur acceptation de l'héritage verlainien. La seconde étudie le rapport à Claudel, tandis que la troisième confronte, autour du topos de l’ascension du Mont Ventoux, l’œuvre de Réda à celles de Cingria et Pétrarque. En ce qui concerne les « conversations », M. Joqueviel-Bourjea compare l’auteur des Ruines de Paris à Nicolas de Staël dans sa démarche picturale ; elle s’étend davantage encore sur le rôle du jazz dans la poïétique de Réda, qui est par ailleurs critique musical. On y apprend notamment que « la musique a ce pouvoir de dire l’indicible » (p. 235) et que « l’idéal du poète […] est celui du jazzman : il a nom swing » (p. 249). Une notion explicitement définie par Réda lui-même, dans l’un de ses récits en prose :

Comme par inadvertance, il m’est arrivé d’écrire des vers de 13 ou 15 syllabes produisant – grâce à une position des e muets, ou à telle répartition des coupes naturelles internes – exactement le même effet que leurs voisins de 14. On ne les remarque absolument pas. L’idéal serait cette élasticité se servant (donc aussi bien ne se servant pas) de la fixité du mètre syllabique pour obtenir une sorte de surrégularité dynamique : ce qu’à demi témérairement j’ai quelquefois appelé le swing. (J. Réda, Celle qui vient à pas légers, cité p. 248)

L’espace du poème

6Dans la troisième partie, « Topoïétiques », M. Joqueviel-Bourjea thématise le rapport du poète de la « liberté des rues » à l’espace. Un premier ensemble est ainsi consacré au monde, d’abord à travers l’angle problématique des ondes radiophoniques (angle qui permet à l’auteure de regrouper, dans une étude comparative, des réflexions relatives au travail de Cendrars, Réda et Bonnefoy), puis autour de l'Europe. Un second ensemble traite plus particulièrement de l’objet dont les plus célèbres textes de Réda ont fait leur thème de prédilection : la ville. L’occasion de lire les déambulations de Réda dans Paris selon une perspective originale : « la critique consacre Jacques Réda comme le plus parisien des poètes contemporains français, écrit-elle, alors même que son œuvre se constitue depuis une province qu’elle revendique » (p. 369). Elle assume donc le contrepied : « j’émets l’hypothèse que Paris n’existe chez Réda que depuis la province qui vit en lui » (p. 370). Des développements très convaincants sont aussi consacrés, dans le chapitre suivant, à la « mesure » de la ville ; dans une comparaison avec le Shanghai de Claudel, M. Joqueviel-Bourjea reconstruit une poïétique urbaine commune :

Je me propose de voir en quoi l’étude des « villes humaines » telle que Claudel la projette dans « Villes », se réalise « Livre », en poèmes, dans l’œuvre de Jacques Réda. En cela, le poète contemporain restera fidèle à une poétique de l’expérience sensible, que jamais ne récupère la théorie, ou à tout le moins une pensée englobante qui réduirait en l’expliquant l’irréductible diversité du vivre (la ville). (p. 382-383)

7Bien sûr ce n’est, d’un auteur à l’autre, ni la même époque ni la même ville :

Il s’agit donc, entre les villes claudélienne et rédienne, de tout autre chose que d’une rencontre de circonstance : quelque chose de commun dans le regard écrivant s’y donne à lire, que n’altèrent ni la distance temporelle, ni la différence de situation géographique, de position personnelle ou professionnelle. (p. 384)

8Ainsi, pour l’auteure, c’est la reprise du développement « impersonnel urbain englobant / ressaisie personnelle / extase » (p. 385) qui se retrouve de l’un à l’autre : on voit dès lors comment la mise en évidence du thème (l’espace, la ville) renouvelle avec intérêt la problématique proprement poïétique (celle de la composition des formes), et le titre de la partie, « Topoïétiques », apparaît pleinement justifié. Un dernier chapitre, consacré à la Belgique, clôt la partie sur une comparaison de l’œuvre de Réda avec celle d’Odilon-Jean Périer.

Le poète & la modernité

9À travers la multiplicité de ses angles d’approche, M. Joqueviel-Bourjea entend formuler une proposition relative à l’épineuse question du lyrisme, qui traverse toute la critique du xxe siècle. Elle lui permet, mais peut-être au prix d’une survalorisation de la dimension allégorique des textes étudiés, de définir la condition du poète dans la modernité.

Un nouveau lyrisme

10Le livre s’ouvre et se referme ainsi sur des discussions relatives au lyrisme, discussions enserrant donc toutes les autres perspectives dans cet écrin problématique. Dans un premier temps, la formulation de sa proposition implique de réinscrire la démarche de Réda dans le cadre plus large de la modernité : comme Baudelaire et Rimbaud, Michaux et Ponge, l’œuvre de Réda dépasserait l’opposition lyrisme/ironie, relevant d’un « lyrisme ironique » (dans le chapitre 1). L'auteure inscrit sa réflexion dans le cadre des conceptualisations récentes d'Antonio Rodriguez ou de Jean-Claude Pinson, pour définir la poésie rédienne comme relevant « le défi d’une naïveté renouvelée par l’ironie » (p. 44). Ainsi « Un pigeon » de Réda rejoue « L’albatros » de Baudelaire, dans une reprise qui invite à considérer le « lyrisme foncièrement ambigu de la modernité » (p. 54). Dans sa conclusion, M. Joqueviel-Bourjea propose cette fois le concept de « lyrisme mat » pour qualifier le chant de Réda. En soulignant une fois de plus son rapport à la poésie d'Esteban, elle caractérise ce lyrisme mat comme « l’expression, par un sujet résolument non effusif, d’une présence au monde cependant enthousiaste » (p. 417), qui « n’est pas à recevoir en tant que terminus ad quem de l’analyse, mais bien plutôt comme ouverture » (p. 419) S’il peut être dit mat, c’est qu’un tel lyrisme est impersonnel, « dépossédé » : « mat, le lyrisme le serait tout autant du point de vue du sujet dépossédé qui chante mat, que du point de vue du lecteur recevant cette matité dans la ré-articulation du poème. » (p. 424) Passant du concept à la métaphore, l’auteure souligne que « l’image des cordes pincées de la contrebasse illustrerait parfaitement ce que j’entends par matité d’un certain lyrisme aujourd’hui. » (p. 426)

« Tout pour moi devient allégorie»

11Jacques Réda. À pied d’œuvre est, on le voit un livre riche, qui convoque les multiples aspects d’une œuvre polymorphe, ancrée dans une tradition tout comme elle dialogue avec d’autres œuvres et avec le monde. Qu’il nous soit permis, pour conclure, de mettre malgré tout en évidence un point qui nous semble problématique, peut-être lié à la relative évidence de l’œuvre de Réda. Non hermétique, elle prive en partie le critique d’une activité de déchiffrage et d’interprétation souvent nécessaire pour aborder des poètes difficiles comme Mallarmé, Rimbaud ou Char. Pour cette raison peut-être, elle encourage l’universitaire à forcer un peu la dimension allégorique du texte, sans quoi les textes risqueraient d’en rester à de l'anecdotique.

12C’est ainsi que, dans la plupart des études ici regroupées, M. Joqueviel-Bourjea parvient à lire dans les multiples objets de son investigation (souvent très différents les uns des autres) des facettes symbolisant le travail poétique. Sans doute les textes de Réda s’y prêtent-ils, d’eux-mêmes ; mais souvent l’auteure se sent le devoir de préciser que cette lecture allégorique est précisément ce qui caractérise la nouveauté de sa lecture. On peut ainsi lire à propos du jazz : « Mon hypothèse est que le jazz s’offre, chez Réda, comme un biais pour dire la poésie […] » (p. 257) ; ou bien « C’est ainsi en poète que Réda lit le jazz ; mais le jazz est, peut-être, ce qui l’autorise réciproquement à penser la (sa) poésie. » (p. 274) Mais les murs aussi allégorisent le poème : « Les [murs] de Jacques Réda ou de Nicolas de Staël, aussi différents soient-ils, disent quelque chose du fonctionnement métonymique de l’art aujourd’hui. » (p. 313) De même, « l’expérience radiophonique […] dit l’approche paradoxale, toujours à venir, de l’origine de la parole. » (p. 336) C’est aussi le cas d’un objet comme les États-Unis fantasmés (« Je propose ainsi de lire la conquête de l’[Amérique/Californie] chez Réda comme celle de l’écriture », p. 164), et plus largement de l’espace en général :

J’invite à ne pas considérer l’espace arpenté par le poète comme le décor, somme toute anecdotique, de la flânerie ou de la promenade, mais plutôt comme page du livre à écrire, lieu même d’advenue de la littérature (lesdits lieux prétextent la littérature). (p. 213)

13On le voit dans cette dernière citation, une telle approche trouve peut-être sa raison d’être dans la volonté d’éviter l’anecdotique. Mais la modernité, dont M. Joqueviel-Bourjea voit en Réda l'un des meilleurs représentants, n’est-elle pas aussi un refus de croire en l’allégorie, ou au moins l’émission d’un certain scepticisme ? Dans la citation bien connue de Baudelaire (et dans son œuvre en général), le fait que tout devienne allégorie (et notamment allégorie du travail poétique) n’est-il pas aussi présenté comme un problème ? La modernité ne s’ouvre-t-elle pas, comme le dit Jean-Christophe Bailly, repartant lui aussi de Baudelaire, comme une Fin de l’hymne1, impliquant la difficulté de justifier un esprit de sérieux dans le travail poétique ? L’ironie qui vient modérer le lyrisme des poètes modernes et notamment de Réda ne dit-elle pas justement l’impossibilité d’un absolu du sens, ou le caractère fictif d'un symbolisme qu’on ferait seulement semblant de jouer ? N’est-elle pas le symptôme que le travail du poète, en tant qu’il recherche du sens, est essentiellement étranger à un monde qui en est privé ? Et que tout ce qui semble lui faire écho un moment, accuse aussi l’instant d’après le ridicule de sa posture ? Bref, le lyrisme n’est-il pas ironique de savoir que l’allégorie est d’abord — un problème ?