Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Octobre 2016 (volume 17, numéro 5)
titre article
Clara Daniel

La guerre des langues

Pascale Casanova, La Langue mondiale. Traduction et domination, Paris : Les Éditions du Seuil, coll. « Liber », 2015, 144 p., EAN 9782021280609.

1Dans son ouvrage majeur, La République mondiale des Lettres1, P. Casanova proposait une réflexion autour de la notion de pouvoir en littérature : ce qu’elle nomme le « méridien de Greenwich » définirait une certaine centralité littéraire dont la modernité gouvernerait le marché mondial du livre, laissant à la marge des littératures plus périphériques considérées comme moins prestigieuses. Glissant à présent d’un intérêt pour la littérature à la langue — comme le souligne le titre qui fait écho à son propre ouvrage de 1999 —, l’auteur prolonge sa théorie en abordant cette fois deux phénomènes linguistiques avant d’être littéraires, le bilinguisme et la traduction. Ces deux faits de langue peuvent être reliés à la valeur positive de la communication : à travers la mise en contact des langues et la compréhension de l’autre, il y aurait transmission (d’idées, d’ouvrages), donc recherche d’égalité. Or, P. Casanova prend d’emblée le contrepied de cette idée reçue : au lieu de corriger des inégalités linguistiques, le bilinguisme et la traduction seraient deux lieux privilégiés de l’expression d’une certaine domination linguistique, reproduisant « le rapport de force entre les langues » (p. 10). Une langue dominante se caractérise ainsi par la présence de ces deux critères : d’une part, le fait d’être choisie et utilisée par la majorité des locuteurs bilingues dans le monde ; d’autre part, son utilisation privilégiée pour la traduction. La langue devient ainsi une sorte de « permis de circulation » (p. 18), offrant à la fois à la masse du lectorat mondial des ouvrages inaccessibles en version originale et, aux écrivains d’une ère linguistiquement dominée, un accès à la légitimité littéraire.

2Cette prise de position visant à assimiler traduction, bilinguisme et conquête linguistique n’est pas nouvelle. P. Casanova s’inscrit dans la lignée déjà ancienne d’ouvrages essentiels de traductologie, évoqués à plusieurs reprises dans son essai bien documenté. De G. Mounin à A. Berman, il s’agit de dénoncer les tendances d’une certaine traduction colonisatrice et ethnocentrique, ramenant à des normes linguistiques et littéraires nationales une littérature venue d’ailleurs. De plus, de grandes études sur le bilinguisme collectif, notamment en langues anciennes, interrogeaient déjà la perspective d’une domination linguistique2. Mais à une époque de mondialisation exacerbée, où la langue et la littérature françaises sont à défendre face au poids toujours grandissant de l’anglais comme elle le rappelle, son ouvrage met au jour un mécanisme redoutable et insidieux qui se joue entre les langues, créant incessamment un dominant et des dominés, un vainqueur et des vaincus (les métaphores de pouvoir et de conquête abondent dans cette étude). Si les positions, instables, de dominant et de dominé se succèdent au fil du temps, le principe semble en tout cas ne jamais disparaître. P. Casanova tente ainsi de systématiser ce rapport permanent de domination linguistique en étudiant les deux phénomènes concrets que sont le bilinguisme et la traduction. Influencée par Bourdieu, elle met sans cesse l’accent sur le pouvoir social symbolique, insistant sur le fait que la supériorité ou l’infériorité d’une langue n’a aucune objectivité linguistique, mais repose uniquement sur la croyance des locuteurs. Le prestige, qu’elle définit comme un « pouvoir fondé sur l’illusion » (p. 10), est pour elle au cœur de la problématique de l’inégalité.

3Comme P. Casanova cherche à démontrer la transhistoricité du mécanisme de domination, elle prend la perspective d’une langue dominante à différentes époques données, soit le latin, le français, puis l’anglais. Mais puisqu’elle revendique l’impossibilité d’isoler une langue de son environnement sociolinguistique, elle s’intéresse à ces trois langues de pouvoir toujours dans le cadre plus large de leurs relations à d’autres langues. Par le biais d’une étude diachronique composée de cinq chapitres et d’un exodus, elle s’arrête ainsi sur trois exemples clés de l’histoire des langues : le bilinguisme latin-français (du ixe au xviie siècle), la conquête du français en Europe (xviiie-xixe siècles) et la domination actuelle de l’anglais sur le reste du monde, pour montrer les enjeux d’une sorte de guerre linguistique dont la visée (devenir la langue mondiale) se répèterait à chaque époque.

L’émergence de la langue française : un lent combat contre le latin

4Les deux premiers chapitres de l’ouvrage sont consacrés à l’histoire de la langue française en lutte contre le latin. Avant de proposer une interprétation du manifeste de Du Bellay, P. Casanova retrace les grands traits de l’histoire du français du ixe au xvie siècle. Après le bilinguisme gréco-latin qui s’effondre avec la chute de l’Empire romain au ve siècle, une nouvelle situation de bilinguisme naît au ixe siècle en Gaule, opposant l’usage du latin et du gallo-roman (avec l’apparition de différents dialectes). P. Casanova applique à ce cas particulier de bilinguisme les concepts développés par C.A. Ferguson pour évaluer la dissymétrie qui entre en jeu dans toute situation bilingue3. Le chercheur a ainsi attribué la variable H (High) à la langue qui intervient pour des fonctions sociales nobles (religion, enseignement, administration, littérature) et la variable L (Low) à la langue utilisée dans le privé et à l’oral. Reprenant ces critères, P. Casanova met en évidence les fonctions H de la langue latine et les fonctions L du français, pour en venir à caractériser l’histoire de la langue française du ixe au xviie siècle comme une appropriation progressive des fonctions hautes d’abord réservées au latin.

5Puis, elle entreprend de résumer les grandes caractéristiques de cette évolution à travers les siècles. Elle insiste d’abord sur le passage de l’ancien au moyen français à partir du xiiie siècle, moment d’une recherche consciente d’enrichissement de la langue à l’aide de deux moyens principaux : l’importation (on emprunte au latin des termes, des possibilités syntaxiques, des graphies) et la traduction (avec toutes les ressources qu’elle suppose en cas de « pauvreté » linguistique, comme la création de nouveaux mots ou l’utilisation de périphrases). De façon paradoxale, l’affranchissement de la langue vernaculaire est ainsi passé par un premier mouvement « d’importation […] du capital » (p. 34) tiré de la langue même de la domination, le latin. À partir du xvie siècle, avec l’ordonnance de Villers-Cotterêts, l’intérêt de la défense de la langue française se trouve directement lié à ceux de la nation. En devenant langue officielle du pouvoir, elle doit nécessairement s’émanciper de la domination du latin, et cela passe par la volonté de créer une histoire nationale qui puisse rendre la langue française prestigieuse (d’où l’apparition d’une mythologie généalogique faisant remonter l’origine des Gaulois à Francion qui serait un fils du Troyen Hector).

6De la nécessité politique d’utiliser le français, aux armes dont se dotent les poètes pour lutter contre les règles de la poésie latine (avec l’invention de la rime et de l’alexandrin), en passant par la volonté des savants de proposer une grammaire codifiée, le xvie siècle pose les bases de la défense de la langue vernaculaire, dont l’ouvrage de Du Bellay, Deffense et illustration de la langue françoyse constitue le point d’orgue. Le deuxième chapitre propose d’en fournir une nouvelle analyse. Le raisonnement de Du Bellay s’appuie sur une thèse polémique : il refuse le dogme de la hiérarchie naturelle des langues, qui fait du français une langue intrinsèquement pauvre. Rejetant cette croyance symbolique que dénonce P. Casanova elle-même dans son ouvrage, Du Bellay analyse le mécanisme de domination linguistique et défend la possibilité d’un progrès du français, à une époque fortement influencée par la conception médiévale du déclin permanent. Deux métaphores dominent dans son texte : d’une part, celle de la production agricole (c’est en cultivant la langue, par un enrichissement lexical, grammatical, littéraire qu’on la fait progresser) ; d’autre part, celle de la conquête, du pillage, servant d’illustration à sa théorie de l’imitation. Pour s’approprier un capital littéraire prestigieux, la langue française doit selon le poète imiter les textes latins, c’est-à-dire proposer des traductions dont l’infidélité les rapproche plutôt du plagiat. C’est cette théorie ancienne de la traduction comme appropriation qui sert à P. Casanova de transition vers son deuxième cas d’étude : la domination de la langue française en Europe.

Le prestige du français en Europe : domination & contestations

7Le troisième chapitre, portant sur le phénomène grandissant de la traduction en Europe autour du xviie siècle, constitue la partie centrale du raisonnement de l’auteur à propos de la domination linguistique. En exposant comment la traduction de textes latins a été un enjeu essentiel d’une lutte linguistique entre langues européennes, elle peut démontrer de façon logique le passage de la domination de la langue latine en Europe à celle de la langue française. Après un exposé intéressant sur la notion d’œuvre « classique » (un terme socio-économique avant d’être littéraire), dont elle définit les principales caractéristiques (prestige, autorité, ancienneté, singularité), elle revient sur les principes de la traduction établis en Europe, s’attardant sur l’exemple de la France et de l’Angleterre. Elle définit ainsi l’entreprise traduisante comme une « stratégie quasi explicite de conquête » (p. 68), qui vise à récupérer au niveau national, avec le lent déclin de la langue latine, un capital de valeurs issu des grands textes littéraires et philosophiques des Anciens. Peu importe la langue d’écriture, l’idée est de « [poser] un simple manteau […] sur une essence latine » (p. 67) comme elle le résume, par une métaphore aux résonnances benjaminiennes. Aucune notion de fidélité n’est alors attachée au travail du traducteur, mais d’autres principes règnent en maîtres : ornementation, augmentation, compensation. L’infidélité n’est jamais débattue, le nom de l’auteur original peu respecté. P. Casanova cite ainsi la pratique des poètes anglais comme Thomas Lodge ou Samuel Daniel qui reprennent à leur compte des sonnets français de Ronsard ou de Pétrarque, sans aucune notion (moderne) de propriété intellectuelle. Complétant ici une idée développée dans sa thèse portant sur la littérature mondiale, elle souligne enfin le rôle des traducteurs-médiateurs dans le développement des normes de la centralité littéraire : « ils jouent un rôle essentiel dans le processus d’unification du champ livresque mondial » (p. 76).

8Le chapitre suivant est consacré plus spécifiquement aux normes esthétiques françaises de la traduction (xviie-xviiie siècles). Il s’agit sans doute de la partie la moins novatrice de cet ouvrage, puisque les « belles infidèles » (selon l’expression de G. Ménage) ont déjà été abondamment étudiées dans les essais de traductologie4. La domination du français est effective en Europe à partir du début du xviie siècle : il devient la langue à la fois diplomatique et littéraire de premier plan, concurrençant le latin (qui conserve son monopole religieux). La traduction devient alors un genre littéraire à part entière, qui remporte un grand succès face à des lecteurs non latinistes (notamment dans les salons auprès des femmes). L’idée nouvelle de répondre à une demande du « public », comme le prestige gagné par la langue française, commence à imposer des normes esthétiques d’écriture, qui ne s’embarrassent pas de la fidélité aux textes latins et grecs originaux. Les traducteurs, ayant pour principe la lisibilité, recherchent trois qualités prescrites par le bon goût français, soit la clarté, la concision et l’élégance, et ils n’hésitent pas pour cela à faire des coupes, à ajouter des commentaires explicatifs, à modifier des caractères, etc. P. Casanova évoque deux célèbres querelles littéraires que rejoignent les débats autour de la traduction. Dans la Querelle des Anciens et des Modernes, les traducteurs partisans des belles infidèles, en défendant la richesse de la langue française (son beau style) et la liberté esthétique dont ils disposent, prennent le parti des Modernes tournés vers leur propre siècle, abandonnant la préséance due à l’Antiquité. Ensuite, la Querelle d’Homère voit s’affronter Antoine Houdar de La Motte et Madame Dacier. Le premier a proposé une version française modernisée de L’Iliade en douze chants versifiés tandis que la seconde reste partisane de l’autorité d’Homère. Mais même la deuxième traductrice a opéré des modifications importantes du texte afin de respecter les mœurs françaises. Ainsi, les traducteurs s’enferment dans le bon goût réputé français, et la pratique, devenue ethnocentrique selon les catégories d’A. Berman reprises par P. Casanova, est plus proche du « rewriting rhétorique » (p. 93) que de la traduction5.

9Mais des voix s’élèvent contre cette domination linguistique et littéraire du français en Europe. Dans le troisième chapitre, P. Casanova évoquait déjà une première stratégie de résistance face à la francisation des textes : la volonté des Allemands à la fin du xviiie siècle de défendre un impératif de fidélité dans la traduction, pour lutter contre l’entreprise de colonisation des grands textes par les traducteurs français. Le retour à la valeur du texte original (outre le travail des traducteurs, elle mentionne également l’apport important des linguistes et philologues) a ainsi permis de contrer l’esthétique à la française. Le cinquième et dernier chapitre est consacré à la figure du poète italien Giacomo Leopardi, qui aborde à plusieurs reprises la question de la place des langues et de la domination du français dans son journal intellectuel Zibaldone (tenu de 1817 à 1832). Étiqueté de « poète civil », il s’est engagé dans la lutte pour la défense de la langue italienne en Europe, en la comparant à la langue française qu’il critique pour sa pauvreté, son uniformité et sa rigidité, caractéristiques qui expliquent selon lui qu’elle soit devenue langue universelle : son absence de beauté spécifique et sa sécheresse la rendraient pratique pour communiquer. Il dénonce également le double mouvement de la domination du français : la traduction cibliste, qui ignore la culture étrangère en domestiquant les textes, et l’importation, les langues européennes étant contaminées par des emprunts français. Il milite pour l’indépendance de l’italien, dont l’origine latine prestigieuse lui donnerait des caractères opposés point par point à ceux de la langue française : richesse, variété, liberté. Comme l’exprime Leopardi, l’enjeu est crucial pour une langue dite dominée puisque le risque, à la fois temporel et spatial, est d’appartenir au passé et à la périphérie. De là, P. Casanova fait un excursus intéressant à propos de la notion de modernité qui cimente toute sa théorie de la centralité littéraire. Le régime de la modernité (terme mélioratif depuis la fin du xviiie siècle) gouverne l’espace du livre depuis la seconde moitié du xixe siècle, érigeant en valeur positive la recherche de l’originalité et, au xxe siècle, la forme de la « révolution permanente » (p. 112) dans l’histoire littéraire, toujours tournée vers le futur. Même si l’erreur du poète italien, soulignée par l’auteur, est d’attribuer à des propriétés intrinsèques des langues le résultat d’un long rapport de forces, il a découvert certaines lois qui dominent « l’espace littéraire mondial » (p. 118) théorisé par P. Casanova : l’existence d’une langue dominante et de langues dominées, l’attitude nécessairement comparatiste en sociolinguistique, le critère essentiel du bilinguisme pour analyser la dépendance linguistique, le lien entre la « richesse » d’une langue et le développement de son capital littéraire.

La domination actuelle de l’anglais : un appel engagé à la résistance

10A l’issue de son étude sur la domination linguistique, P. Casanova revendique dans un exitus intitulé « Les Belles Infidèles recommencées » (p. 123) une visée claire : redoubler de vigilance face à la mondialisation de la langue anglaise. Elle recourt alors à son critère favori, celui de la traduction, pour montrer la domination de l’anglais. Reprenant d’abord les analyses de Gisèle Sapiro sur la place croissante de l’anglais sur le marché de la traduction (50% des ouvrages traduits dans le monde — et deux tiers des ouvrages traduits en France — le sont en anglais6), elle dénonce la tendance des traducteurs, surtout américains, à annexer les textes étrangers. Comme avec les traducteurs français du XVIIe siècle, l’importance actuelle de la langue anglaise et les exigences qu’on prête au public autorisent le marché du livre (éditeurs, journalistes, critiques, traducteurs) à ériger en critère absolu de traduction une nouvelle norme : la transparence. Le but, comme l’explique P. Casanova à la suite de L. Venuti, est d’exiger du traducteur son invisibilité : le texte traduit doit sembler appartenir au canon littéraire anglo-américain pour faciliter la lecture et donner une impression de familiarité au lecteur7. Le style simple prédomine, et le nom du traducteur est effacé pour donner l’illusion que l’on apporte directement les pensées de l’auteur. Si l’impératif de traduction est bien loin de la belle infidèle, le principe (dévastateur) est le même : l’esthétique est ethnocentrique et laisse peu de place à la variété et à la littérature étrangère. Pour conclure, P. Casanova le dit sans plus de détour, il existe bien une « guerre des langues » (p. 129), où les armes linguistiques et littéraires servent d’instruments à la domination et où le vainqueur cherche à faire disparaître les autres. Il y a bien une valeur positive au bilinguisme mondial, puisque l’existence d’une langue commune permet l’intercompréhension des espaces et la libre circulation des textes, des idées et des hommes. Cet ouvrage le rappelle d’ailleurs très peu, et on pourrait lui reprocher de proposer une vision univoque qui tend parfois au manifeste plus qu’à l’étude. Mais la logique et la structure de l’argumentation pour démontrer l’inégalité socio-linguistique entre les langues sont convaincantes. L’existence d’une langue mondiale est un frein à la variété à la fois linguistique et culturelle, puisque le danger de « la langue universelle qui se diffuse » est bien d’importer et d’imposer non seulement une langue, mais « une civilisation entière » (p. 130). Disséquer le mécanisme sous-jacent de cette domination, comme le fait P. Casanova, c’est déjà lutter de façon positive contre les dérives de la langue mondiale.