Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Novembre-décembre 2016 (volume 17, numéro 6)
titre article
Sylvie Thorel

Lukács, une idée du roman

Romanesques, n° 8 : « Lukács 2016 : cent ans de Théorie du roman », sous la direction de Carlo U. Arcuri & Andréas Pfersmann, 2016, 305 p., EAN 9782406057697.

1Le numéro 8 de la revue Romanesques, de l’Université de Picardie-Jules Verne, publie aux éditions Garnier un important dossier intitulé « Lukács 2016 : cent ans de Théorie du roman », dont les pièces ont été réunies par Carlo U. Arcuri et Andréas Pfersmann ; il contient en outre un important article de Lukács jusqu’ici inédit en français. Ce numéro fait suite, à distance, à un précédent volume de Romanesques, le n° 4, publié en 2011, où Carlo U. Arcuri et Christophe Reffait associaient déjà, à plusieurs contributions relatives à la romance, deux articles inédits de Lukács.

2Ce dossier est précédé d’un essai de la romancière espagnole Belén Gopegui qui, sous le titre « Un coup de pistolet au milieu d’un concert », pose, en s’appuyant sur deux passages célèbres de Le Rouge et le Noir et La Chartreuse de Parme, la question de l’écriture romanesque de la politique au xxe siècle. Estimant que les romans de cette époque tendent à dangereusement escamoter le politique, au risque de précipiter dans l’inexistence des visions du monde susceptibles de se réaliser et de changer le cours des choses, elle rapporte ces silences à la confiscation de la vraisemblance par les tenants du discours dominant. À la suite de cet essai paraît un article d’Alain Schaffner, « Romanesque, idéalisation et projection dans Du côté de chez Swann », consacré à l’opération dialectique par laquelle Proust dénonce « la psychologie des romans à l’eau de rose », tout en affinant l’idée que chacun compose sa réalité par le moyen de projections romanesques.

3Le dossier « Lukács 2016 » s’ouvre sur un texte de Lukács encore inédit en français, qui fut publié dans la revue allemande Die Linkskurve en 1931 : « Reportage ou figuration ? Remarques critiques sur un roman d’Ottwalt ». L’auteur d’Histoire et conscience de classe, loin de suivre la ligne officielle du parti, y entend dissiper l’illusion suivant laquelle les techniques du reportage, fondées sur la collation de documents et leur montage, seraient spécialement propres à rendre compte du présent. Il voit dans ces expérimentations l’expression d’une sorte d’idéalisme à rebours : faute que s’y entrelacent étroitement forme et contenu, elles manquent, en définitive, l’humain et font paradoxalement le jeu des valeurs qu’elles prétendent combattre.

4Michael Löwy et Robert Sayre se fondent, dans « Le Romantisme (anticapitaliste) dans La Théorie du roman », sur une conception du romantisme appréhendé comme vision du monde, qui constituerait une dénonciation particulière de la civilisation qui se développe à la faveur du capitalisme. Cette dénonciation exprime la nostalgie d’un passé pré-moderne, qui aimanterait et orienterait le présent de façon à permettre l’établissement d’une utopie dont les œuvres de Tolstoï et Dostoïevski donnent l’idée.

5L’étude de Jean-Marc Lachaud, « Du réalisme selon Georg Lukács », porte sur une époque plus tardive, celle où fut composé l’essai qui ouvre le dossier, et elle se rapporte à la question des avant-gardes. En opposition radicale avec le marxisme orthodoxe qui engage les écrivains à se faire propagandistes, ce qui supposait en particulier de renoncer à la narration en faveur de la description et à l’unité en faveur de la fragmentation, Lukács défend la théorie du « grand réalisme », représenté en particulier par Balzac et Mann qui, en donnant le primat à la fable sur la narration, accèdent à la complexité du réel. Inversement les œuvres d’avant-garde, dévoyées par une excessive préoccupation de la forme, s’avèreraient en définitive anti-réalistes. Après avoir dressé l’état de la question dans l’Allemagne des années 30, Jean-Marc Lachaud conclut ces pages en présentant quelques contributions récentes à une réflexion relative à ce rejet du modernisme.

6Pierre Rusch examine, dans « Les Spectres de la totalité », la manière dont Lukács fait jouer les termes monde et cosmos qui tendent, dans l’ouvrage de 1916, à recouvrir la notion de totalité. Cette métaphore est significative et son usage éclaire la grande singularité formelle et tonale de Théorie du roman : elle permet d’établir que le projet du jeune Lukács vise — au-delà d’une réflexion sur le roman — l’avènement d’une nouvelle époque de l’humanité. En réalité Lukács dresse une généalogie religieuse de la modernité, suivant laquelle le roman, dans un monde abandonné par Dieu, ferait place à des puissances « démoniques ». Il semble, conclut Pierre Rusch, que cette appréhension de l’histoire ait déterminé, au lendemain de la publication de La Théorie du roman, une inflexion dans la pensée de Max Weber, qui commençait alors à placer au centre de sa réflexion l’idée de « désenchantement du monde ».

7Jean-Pierre Morbois examine La Théorie du roman comme « prélude à la pensée esthétique de Lukács ». S’appuyant sur une déclaration suivant laquelle il n’y aurait « pas d’éléments inorganiques » dans l’évolution de l’auteur, il tente, en dépit du reniement dont La Théorie du roman a fait l’objet, d’identifier « les germes théoriques » de sa pensée ultérieure en mettant l’accent sur sa dette à l’endroit de Hegel, quant à la dialectique, sur son historicisme et sur la profondeur du bouleversement provoqué en lui par la guerre. La Révolution russe et l’approche de la Seconde Guerre mondiale ont conduit Lukács à voir dans le réalisme critique puis dans le réalisme socialiste le moyen d’un dépassement du roman.

8Vincent Charbonnier, sous le titre très explicite « De Lukács à Lukács. Itinéraire d’un remembrement », s’attache à une opération voisine de celle de Jean-Pierre Morbois, qui consiste à rapporter La Théorie du roman à l’ensemble de l’œuvre au lieu d’opposer systématiquement et grossièrement le jeune Lukács au vieux Lukács. Rappelant que l’essai de 1916 était le prologue d’un ouvrage sur Dostoïevski qui ne vit jamais le jour, du fait des événements historiques, l’auteur dépeint les travaux menés par Lukács dans les années 30 comme une reprise de cette première tentative — reprise et approfondissement déterminés en particulier par la découverte des Manuscrits économico-philosophiques de Marx en 1932 : le socialisme lui apparaît alors comme une promesse, le moyen d’instaurer une nouvelle forme d’héroïsme.

9Iraïs Landry et Louis-Thomas Leguerrier se consacrent à la même question que Jean-Pierre Morbois et Vincent Charbonnier, sous le titre « De La Théorie du roman aux écrits des années 1930. L’épopée d’un siècle sans dieu ». S’inscrivant dans la filiation de Paul de Man, qui relevait un « degré considérable de continuité » entre l’idéalisme de la jeunesse de Lukács et le marxisme de sa maturité, les auteurs placent au centre de leur étude Histoire et conscience de classe. Ils interprètent la notion de réification à la lumière de celle de « seconde nature » par laquelle, dans La Théorie du roman, le jeune écrivain désignait la froide extériorité du monde à la conscience moderne et ils saisissent sa conversion marxiste comme un aboutissement logique de son premier engagement théorique.

10À la suite de ces trois articles consacrés à l’unité de la pensée de Lukács, Nicolas Poirier réexamine, dans « De la difficulté à habiter le monde. Lukács et la modernité romanesque », le problème de l’appropriation du genre romanesque à énoncer la toute moderne « difficulté » en question, en faisant entrer la pensée du jeune Lukács en résonance avec celles de Castoriadis, Bakhtine et Pavel. Faisant converger ces quatre pensées, il oppose le roman à l’épopée et à la tragédie en mettant l’accent sur l’hétérogénéité et la complexité de notre monde, où il convient que chacun s’ingénie à trouver des solutions qui lui soient personnelles. Le roman contribuerait, autant qu’il la reflèterait, à l’élaboration de la notion d’individu.

11Damien de Carné se propose un exercice a priori difficile : « Appliquer La Théorie du roman avant Don Quichotte. Le Moyen Âge et ses ‘vastes contes de fées’ ». Exercice difficile puisque ce champ est exclu par principe de l’étude de 1916 ; Don Quichotte est pour Lukács le premier véritable roman tandis que les romans de chevalerie ne lui apparaissent que comme autant de « vastes contes de fées ». L’auteur analyse Érec et Énide, dont Chrétien de Troyes vantait le belle « conjointure » en marquant sa distance par rapport à des formes contemporaines, plus éclatées ; il souligne, outre la continuité et l’harmonie de l’œuvre, la place qu’y tient la quête identitaire d’un « individu problématique » ainsi que la fracture du monde qu’il subit. D’où Damien de Carné déduit que cette œuvre constitue, suivant les critères mêmes de Lukács, un véritable roman : le genre serait donc apparu dès le xiie siècle.

12Jacques Lederer s’attache, sous le titre (emprunté à Aragon) « En étrange pays dans son pays même ? », aux contradictions inhérentes, selon lui, à l’entreprise de réunir littérature et socialisme. Rappelant certaine « aventure des années soixante » à laquelle il participa lui-même aux côté de Georges Perec, celle du groupe La Ligne générale, qui visait à fonder une nouvelle culture en dépassant l’opposition entre avant-garde (le Nouveau roman, la peinture abstraite) et allégeance à la tradition réaliste, il évoque la réception de La Signification présente du réalisme critique, perçu dans ce milieu comme une éclatante réponse à la question posée : l’ouvrage de Lukács apparaissait comme le socle d’une possible renaissance, d’une « nouvelle saisie épique de la réalité » qui permît d’en finir avec « la décadence ». Aujourd’hui Jacques Lederer revient sur cet enthousiasme et, soulignant comme Lukács a manqué Kafka ou Joyce, il conclut à l’insuffisance du socialisme à égaler sa production culturelle à sa lucidité.

13Le dossier se clôt par un essai de Carlo U. Arcuri, « L’Invention de l’épos. La théorie lukácsienne du roman entre Kultur et Gattungswesen ». Relisant La Théorie du roman à la lumière des œuvres tardives de Lukács, spécialement de l’Esthétique de 1963, l’auteur observe un glissement épistémologique de la catégorie de la Kultur (entendue comme « civilisation régie par des valeurs authentiques ») à celle de « l’être générique » (Gattungswesen) découverte dans les Manuscrits économico-philosophiques de Marx. Après avoir situé la pensée lukácsienne de l’épique dans son contexte historique et souligné sa permanence jusque dans ses derniers écrits, Carlo Arcuri montre l’articulation de cette pensée à la saisie des menaces que fait peser le capitalisme sur la Kultur. L’irruption du concept de Gattungswesen dans le cheminement de Lukàcs y marque une inflexion essentielle : elle permet d’arracher le roman à ses déterminations locales afin d’y saisir, tendue à la postérité, l’image de la lutte perpétuelle opposée par l’homme aux contraintes immédiates auxquelles il est soumis et, par conséquent, l’expression possible d’une vérité au-delà des idéologies.

14Ce numéro de Romanesques s’achève, suivant les habitudes de la revue, sur un entretien avec un romancier. En la circonstance, Andréas Pfersmann dialogue avec l’écrivain autrichien Robert Menasse, profondément et durablement marqué par la lecture de La Théorie du roman : le titre de son premier roman, Selige Zeiten, brüchige Welt, est partiellement emprunté au début de l’essai de 1916 et les personnages de sa trilogie, Leo Singer et Judith, sont même démarqués du couple formé par le philosophe hongrois et sa compagne Irma Seidler. Robert Menasse rapporte ici sa découverte de la pensée de Lukács, au seuil des années 80, et présente « la déconstruction du Zeitgeist »qui fait l’objet de son œuvre, en rendant hommage au glorieux « échec » d’un homme qu’il voit pris au piège de la dialectique de la liberté et de l’engagement.

15La qualité des contributions à ce volume n’est pas discutable mais son organisation générale suscite quelques remarques. Dans la mesure où, dans la section Varia, la conférence de Belén Gopegui constitue une remarquable invitation à se plonger dans le dossier « Lukács 2016 », l’essai d’Alain Schaffner (« Approches du romanesques ») qui la suit peut sembler, malgré son intérêt propre, périphérique par rapport au sujet principal de l’ouvrage – il est vrai qu’il s’agit de Varia. L’obstination de plusieurs auteurs à confronter La Théorie du roman aux écrits des années 1930 ou à énumérer les manquements de Lukács à la modernité conduit nécessairement à quelques redites. La contribution de Carlo Arcuri à une mise en perspective de l’essai par le biais d’une lecture croisée avec l’Esthétique de 1963 est particulièrement précieuse, parce qu’elle déplace le point de vue, mais on peut regretter l’absence d’une étude qui aurait symétriquement porté sur la préhistoire de La Théorie du roman (on trouve peu de références à L’Âme et les formes et à Philosophie de l’art) ou sur ses liens avec l’Esthétique de Heidelberg.

16On ne peut toutefois que rendre hommage à la rigueur et la persévérance avec laquelle Carlo U. Arcuri et Andréas Pfersmann ont agencé ce volume soigneusement publié et richement annoté. L’occasion donnée par le centenaire de Théorie du roman leur a permis de dégager, bien au-delà de la circonstance, le caractère solitaire, intempestif et prémonitoire d’une pensée qui gage une idée du monde et de l’Histoire sur une idée du roman et qui fait ainsi saillir les enjeux existentiels repliés dans les formes esthétiques.