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Balzac et la langue (Paris)

Balzac et la langue (Paris)

Publié le par Marc Escola (Source : Jacques-David Ebguy)

Journée d'études du Groupe International de Recherches Balzaciennes

(Université Paris Diderot)

Vendredi 15 juin 2018

BALZAC ET LA LANGUE

 

 

Balzac n’a pas laissé un grand texte théorique sur la langue en tant que telle, mais sa curiosité pour la langue française, son histoire, ses archaïsmes, ses spécificités, et pour toutes les formes et réalisations de communications langagières générales parcourt et soutient toute son œuvre, des fictions à maints articles de presse. Comme la plupart des Français de son temps, B. n’était pas polyglotte : sa notation des mots ou noms propres étrangers est souvent  défaillante, que ce soit quand il se pique à 23 ans d’écrire un « Lazaroni », ou quand il écrit à 41 ans des lettres à un certain « Liztz » ; même les noms polonais des domaines ou des proches de la famille Hanski lui posaient des problèmes réguliers de graphie. Ce qui ne l’empêcha jamais de céder au plaisir superficiel de ponctuer sa prose, en particulier journalistique ou épistolaire, de quelques mots anglais ou italiens plus ou moins fiables, ces « mots à la mode ». L’étude du grec ne semble pas avoir laissé beaucoup de traces dans sa vie, mais le latin revient régulièrement sous sa plume, surtout dans les romans, souvent certes pour de brefs clichés d’époque, mais parfois de façon plus développée et originale.

Mais en fait, plus que le déplacement dans l’espace (européen) et ses réalisations linguistiques, c’est le détour dans le passé de la langue (française) et ses richesses stylistiques qui a fasciné Balzac et qu’il a vécu comme une source d’émerveillement et d’invention. En témoigne, au premier chef, l’aventure des Cent Contes drolatiques qui est d’abord une expérience de la liberté langagière : liberté d’invention lexicale mais ce dans une liberté assumée d’approximation, mêlant érudition et fantaisie, sérieux et calembour, pour créer un idiome résolument personnel. Romantique en cela, Balzac était séduit par le manque d’uniformité, la générosité d’accueil, l’instabilité et la relative licence de la langue préclassique de la Renaissance – alors que l’ancien français ne semble pas l’avoir intéressé en dépit de sa sincère estime pour Nodier. Il rêve d’une époque où chaque écrivain pouvait « faire […] ung françoys pour luy seul, oultre les mots bizarres, griecs, lattins, italians, hallemands, souisses, phrazes d’oultre mer et jargons hespagniols advenuz par le faict des estrangiers, en sorte que ung paouvre scriptophile ha les couddées franches en ce languaige Babelificque », avant les ravages des correcteurs normatifs (dont un certain Balzac [sic]) qui « ballyèrent le françoys, firent honte aux mots estranges et donnèrent droit de bourgeoisie aux parolles légittimes, de bon usaige et sçues de tous » (OD : I, 160-1). Le modèle rabelaisien n’est pas douteux, mais, contrairement à ce que l’on a dit, Balzac ne cherche en rien à « imiter la langue et le style des auteurs du XVIe siècle » (Conner in OD : I, 1753) : il invente une langue personnelle, et il le fait dans la joie et le rire, voire dans le canular, comme avec cette transcription phonétique de « souisses » ou la parodie linguistique des h bien français en début de mot (« hallemands, hespagniols ») et des redoublements arbitraires de consonnes (« lattins, couddées »), autant de jeux avec une oralité de convention, figurée. La recherche d’invention d’une langue originaire personnelle conduit en outre Balzac à inclure dans sa prose des mots tourangeaux, entre archaïsme et régionalisme : « fousteau » (ib. : 417), « baillier » (ib. : 11), « pouiller » (ib. : 69), etc.

La langue des Drolatiques montre également à sa façon, pittoresque et fantaisiste, que le premier champ d’imaginaire langagier balzacien est d’abord l’unité lexicale du vocabulaire et que, à cet égard, la création néologique constitue une épreuve et un aboutissement décisifs. Les néologismes sont nombreux dans les Drolatiques, plus ou moins sophistiqués (« deschiffraige » [ib. : 298], mais aussi « balanogaudisseries » [ib. : 366], « mammalement » [ib. : 258] ou « pistolander » [ib. : 165], etc.) ; mais aussi dans les articles écrits pour revues au début des années 30 : « barbarismique » (OD : II, 754), « fugitivité » (id.), « Lakistes » (ib. : 755), « casquetté » (ib. : 723), « modimanes » (ib. : 767), etc. Certains d’entre eux passeront dans La Comédie humaine via les Études analytiques, comme « vestignomie » (XII, 251), « élégantologistes » (ib. : 235), « modilogue » (ib. : 250), « modiphiles » (ib. : 235). Mais c’est dans un roman, en 1822, que Balzac invente le nom modernité promis à un bel avenir : « […] les constructions mesquines de la modernité » (PR : I, 948) – une unique occurrence dans La Comédie humaine (XI, 1169). Parmi les autres néologismes balzaciens qui ne restèrent pas longtemps des hapax, il faut citer exclusivité (« les courtisanes […] ont soif […] des dévouements du véritable amour, et […] en pratiquent alors l’exclusivité », CH : VI, 597 – et le narrateur commente sa proposition dans une parenthèse : « ne faut-il pas faire un mot pour rendre une idée si peu mise en pratique ? », id.) et lilliputien (« ces esprits lilliputiens », ib. : III, 69). Balzac crée beaucoup à partir des noms propres : « […] entre autres héliogabaleries » (ib. : XI, 952), « un joli petit peuple tout neuf à saint-simoniser » (ib. : X, 103), « je diogénisais avec une incroyable fierté » (ib. : 139). Ou en sollicitant des compositions figées : « je serai prêtre, se dit ce mort-civil (ib. : VI, 503), « Quel crime de lèse-million […] » (ib. : I, 477). Ces audaces qui prennent le risque de l’ironie lui ont beaucoup été reprochées, mises sur le compte de l’ignorance, et accréditèrent la réputation de Balzac romancier « franchement détestable […], l’un des pires écrivains qui aient jamais tourmenté la langue française » (Brunetière). Balzac persista et signa : « Il s’emportait un peu à ce sujet contre ceux qui le querellaient pour quelques expressions qu’il avait créées par-ci par-là dans ses livres. — Qui a donc le droit de faire l’aumône à une langue, si ce n’est l’écrivain ? La nôtre a très-bien accepté les mots de mes devanciers, elle acceptera les miens ; ces parvenus seront nobles avec le temps, qui fait toutes les noblesses. Mais laissons japper les critiques après mes néologismes, comme ils disent, il faut bien que tout le monde vive » — L. Surville, B., sa vie et ses œuvres, Librairie Nouvelle, 1858 : 146.

Le goût de Balzac pour les mots étonnants et pour le fonds culturel des vieilles langues non conventionnelles ou résolument marginales trouva enfin dans l’argot des criminels un corpus dont le potentiel poétique et romanesque, tout en énergie, ne lui échappa en rien et qui avait le mérite de dépasser le cadre d’une nouvelle lexicographie pour ouvrir une réflexion sur l’expression métaphorique en général, dans une pensée croisée des langues et des identités, combinant politique et érotique : voir Splendeurs et misères des courtisanes (CH : VI, 828-30).

En ce qui concerne la phrase, l’expansion discursive évidente et quasi intarissable de Balzac, avec en particulier son besoin de notations de précisions développées même à l’intérieur des séquences internes (les relatives des groupes nominaux en un de ces… qui…), l’entraîne presque toujours vers la longueur par enchâssements multiples. Ce qui est toujours un risque, d’erreurs d’accords, d’anaphores, de connexions. Et cela aussi fut source de railleries et de condamnations, comme celle de Sainte-Beuve en 1846 (Portraits contemporains) : « M. de Balzac n’a pas le dessin de la phrase pur, simple, net et définitif ; il revient sur ses contours, il surcharge » – remarque que la découverte du travail génétique de composition de Balzac sur épreuves confirmera entièrement. La phrase de Balzac a le tort de ne pas rappeler l’équilibre oratoire binaire de la période dans lequel une mythologie culturelle très ancienne a voulu voir le modèle du bon goût français : son expressivité n’est pas dans l’imitation d’une prosodie oralisante plus ou moins harmonieuse et prévisible (le récit balzacien n’est pas fait pour être lu à haute voix), mais dans l’invention linguistique d’une forme langagière dans le temps du discours, à renouveler à chaque proposition de représentation et fondamentalement adaptée au sujet qu’elle prend en charge, sujet représenté pour le récit, sujet représentant pour le discours. C’est là une autre manifestation de son réalisme. Le rythme balzacien n’est pas dans la phrase mais dans le texte, voire dans la fiction – et l’idée qu’il eut d’une nouvelle ponctuation autour du tiret cadratin en 1829 pour signaler les « accidents du dialogue » (CH : VIII, 901) dans un roman allait dans le sens d’une dramatisation de l’ensemble textuel contre la suprématie néo-grammairienne de la phrase, cette référence récente qui entend faire de la syntaxe propositionnelle la rigueur profonde d’une langue.

Quoi qu’il en soit, Balzac avait conscience d’avoir une culture linguistique et une curiosité langagière supérieures. Ce pourquoi il ne badina pas avec certaines exigences. Il fut aussi lui-même un puriste tatillon qui avait ses idées fixes, étayées sur des connaissances plus ou moins sérieuses. Cela allait du détail, comme pour la question de l’invariabilité du présentatif C’est ou l’orthographe du groupe adverbial Cen dessus dessous, au réquisitoire grammatical détaillé, comme il en subit tant lui-même. Ses « Lettres sur la littérature, le théâtre et les arts » de 1840 en proposent quelques longs exemples. Latouche commence par en faire les frais, se voyant condamné pour « des fautes de français inexcusables » dans son Léo, « deux par page » en moyenne (Balzac, Œuvres complètes, édition Club de l’Honnête Homme [seconde édition] : XXIV, 92-5). Balzac donne une vingtaine d’exemples paginés et pointe les erreurs : « ‘‘Une face qui ne se rappellera jamais dans tout son galbe que… […].’’ Quand on veut s’adresser à cette face, au moins faudrait-il lui jeter une phrase française. C’est […] une face dont le galbe rappellera toujours, etc. » (ib. : 93). Sue se voit tancé pour avoir dit « colorier le verre au lieu de colorer » (ib. : 109). Et Sainte-Beuve avec son Port-Royal subit un éreintement dans lequel Balzac rend œil pour œil et dent pour dent, assimilant d’ailleurs, comme Sainte-Beuve lui-même et tous ses contemporains, langue et style : « le style de monsieur Sainte-Beuve est intolérable. Quoiqu’il y ait dans cette histoire moins de fautes de français que dans Volupté, où elles fourmillent, la langue y est tout aussi constamment outragée » (ib. : 132). Suit un relevé d’exemples commentés, dénonçant, lui aussi, les « barbarismes comme rassérénissement, irrassatiable, etc. » (ib. : 133), la dérivation adjectivale des participes, cette « manie anti-grammaticale » (ib. : 132), ou encore l’usage « à tort et à travers » du pronom en (id.).

La langue de Balzac romancier, journaliste et épistolier se caractérise par sa générosité d’accueil de toutes les formes d’altérité stylistique en sollicitant tous les registres, souvent dans l’ironie : démocratique en cela, et d’inspiration matérialiste puisque les manques expressifs et dénotatifs sont à combler individuellement par une sollicitation interne du système linguistique et du fonds culturel disponible, par la création, elle reste au service d’une représentation transitive directe des nouvelles choses de la vie sociale, par des « mots appartenant à plusieurs langages » (CH : XI, 1183).

 

Bibliographie indicative : — M. Amar, « Le néologisme de type hapax chez Balzac », AB 1972 (339-45). — É. Bordas, « Balzac, grand romancier sans être grand écrivain ? », in A. Herschberg Pierrot (dir.), Balzac et le style, SEDES, 1998 (113-31). — Ch. Bruneau, « Balzac », in F. Brunot (dir.), Histoire de la langue française, Colin, 1948 (XII : 366-86). — R. Dagneaud, Les Éléments populaires dans le lexique de la Comédie humaine d’Honoré de Balzac, thèse, 1954. — V.-H. Debidour, « Balzac et ses jargons », Le Bulletin des Lettres, Lyon, 1980 (421 : 289-293). — A. Glauser, « Balzac et la question du langage. L’exemple de Splendeurs et misères des courtisanes », in G. Falconer et al. (dir.), Langues du XIXe siècle, Toronto, Centre d’études romantiques Joseph-Sablé, 1998 (59-68). — A. Herschberg Pierrot (dir.), Balzac et le style, SEDES, 1998. — M. Kanes, Balzac’s Comedy of Words, Princeton, Princeton University Press, 1975. — M. Roques, « La langue de Balzac », in Balzac. Le livre du centenaire, Flammarion (246-57).

 

Axes de recherches (proposition) :

1) Les connaissances linguistiques de Balzac en latin, en italien, en anglais (autres ?), en histoire de la langue française, classique et moderne.

2) Balzac puriste.

3) Le vocabulaire de Balzac.

4) La phrase de Balzac.

5) La représentation romanesque des langues par Balzac : la phraséologie mystique, la phraséologie financière, etc.

6) Traduire la langue de Balzac.

 

Toute proposition est à envoyer, avant le 15 mars 2018, à :

Éric Bordas : eric.bordas@ens-lyon.fr ou bordas66eric@gmail.com