Questions de société
Délit de plaisanterie. Témoignage sur un

Délit de plaisanterie. Témoignage sur un "incident de frontière".

Publié le par Marc Escola

Délit de plaisanterie

Fabula porte à la connaissance de ses lecteurs le témoignage d’un de nos collègues, victime en mars dernier d’une mésaventure qu’on hésite à croire exceptionnelle, et qui donne à penser quant aux politiques de contrôle dont nous avons passivement accepté la multiplication.

« Missionné par mon université pour participer à un colloque qu’elle co-organisait avec une université américaine, j’ai été empêché d’embarquer à Charles De Gaulle sur un vol Air France opéré par Delta Airlines. Arrivé en porte d’embarquement, j’ai été séparé de mon épouse, qui m’accompagnait, pour être soumis à un contrôle effectué par les agents d’une société privée. Ma femme s’inquiétant de me voir retenu, j’ai voulu m’approcher d’elle pour la rassurer ; comme on m’en a empêché, je lui ai lancé, sur le ton de la plaisanterie : « Attends-moi, je suis contrôlé, je dois avoir l’air d’un terroriste ».

J’ai été refoulé sans ménagement et reconduit au comptoir d’embarquement. Je savais que de tels incidents sont courants aux États-Unis, mais j’ignorais que cela pouvait arriver sur le sol français ; je l’ai appris à mes dépens. Le chef de l’équipe chargée du contrôle a prétendu que j’avais déclaré : “Je suis un terroriste, je suis une menace pour l’avion”. J’ai eu beau m’excuser et expliquer que mes propos avaient été mal interprétés, qu’ils s’adressaient à mon épouse et non aux agents chargés du contrôle ni au personnel de la compagnie, les responsables de Delta m’ont signifié sur le champ que non seulement je ne pourrais pas embarquer sur ce vol mais qu’ils lançaient à mon encontre une procédure d’interdiction sur leurs lignes ; et le chef d’équipe d’un mystérieux “Programme de Conseil Immigration”, qui devait être en contact direct avec le Département de la Sécurité intérieure des USA, seul habilité à prendre une telle décision, a demandé et obtenu que mon autorisation d’accès au territoire des États-Unis (ESTA) soit immédiatement annulée, ce qui m’empêche jusqu’à nouvel ordre d’y poursuivre ma collaboration avec les universités américaines.

J’ai été conduit sous bonne escorte dans les locaux de la Police aux Frontières de Roissy, avec pour chef d’accusation : "menace de destruction dangereuse pour les personnes". L’officier de police judiciaire qui m’a interrogé et qui a enregistré ma déposition, jugeant que je n’avais commis aucun délit, a demandé et obtenu immédiatement du parquet de Bobigny le classement sans suite de cette affaire, faute de preuves suffisantes pour étayer l’accusation.

Toutes les démarches que j’ai entreprises depuis pour obtenir réparation du grave préjudice financier, moral et professionnel que m’a causé cet incident sont restées vaines. Air France, qui se retranche derrière la décision de son partenaire Delta, prise "hors de son contrôle" et pour "des raisons indépendantes de sa volonté", m'a refusé tout dédommagement ; le collègue de l’université américaine qui m’avait invité n’a pas réagi et ne me répond plus ; mon université, qui n'a pas daigné me prêter aide ou conseil dans mes démarches, refuse de me rembourser le billet que j'avais pris à l'avance pour lui éviter de le payer plus tard donc plus cher ; l'Ambassade des USA me dit ne rien pouvoir faire en ma faveur auprès du Department of Homeland Security, qui n’a pas encore répondu à la demande de « redressement » que je lui ai adressée dans le cadre de la procédure "TRIP" (ça ne s'invente pas), etc….

Au-delà de mon cas personnel, cette mésaventure témoigne d’une dérive sécuritaire qui porte atteinte aux libertés d’expression et de circulation des citoyens, aux droits des passagers aériens que la réglementation européenne est censée protéger, et qui confie la sécurité aéroportuaire à des sociétés privées voire aux services d’un état étranger à l’Union européenne au point de faire prévaloir leurs décisions sur celles de la police et de la justice françaises.

La généralisation de telles pratiques serait évidemment de nature à entraver la coopération entre les universités françaises et américaines ».

 

Le collègue concerné invite à méditer l’incident en ces termes :

« Au-delà de mon cas personnel, cet incident soulève des questions d’intérêt général qu’il me semble utile de porter sur la place publique.

Il existe un règlement européen (CE n°261/2004) qui protège les droits des passagers aériens. Ce règlement prévoit notamment l’indemnisation des passagers victimes d’un refus d’embarquement sauf dans les cas “où la compagnie aérienne ou son agent a des motifs raisonnables de refuser l’embarquement d’un passager”. Or les raisons invoquées par Delta Airlines pour justifier son refus sont dénuées de fondement, comme en atteste le classement de la procédure ouverte par la police aux frontières de Roissy auprès du procureur de la République, qui invalide les accusations de “menaces” et de “chantage” portées à mon encontre par la compagnie Delta.

Le refus d’indemnisation que m’oppose Air France est contraire à la réglementation européenne, à moins qu’aux yeux de la compagnie nationale les allégations des agents d’une société privée et d’une compagnie américaine prévalent sur la décision de la police aux frontières et de la justice françaises. Faut-il introduire un délit de plaisanterie dans le droit français ?

Cet incident témoigne d’une dérive sécuritaire qui porte atteinte aux libertés d’expression et de circulation garantie par la Constitution. Il met également en cause la souveraineté de notre pays. L’annulation immédiate de mon ESTA n’a pu être demandée et obtenue que par un agent en contact direct avec le Département de la Sécurité intérieure des États-Unis. Est-il normal que les services d’un état étranger à l’Union européenne interviennent sur le sol de l’Europe ? Suite à un accord passé en 2010 entre le Ministère de l’Immigration et les États-Unis, des agents des Customs and Borders Protection ont été autorisés à effectuer à l’aéroport Roissy Charles de Gaulle des contrôles sur les passagers à destination des USA. Selon les propos de l’entourage du ministre d’alors, Éric Besson, rapportés par l’AFP le 25 août 2010, leur intervention avait pour but de déceler “essentiellement des problèmes d'immigration irrégulière, de défaut de réglementation ou de contrefaçon de passeport”. À en juger la mésaventure qui m’est arrivée. Il semble qu’elle déborde largement ce cadre et s’exerce hors du contrôle de la Police de l’air et des frontières française, avec laquelle les agents américains étaient censés travailler “en étroite coopération”. »