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 L’engagement littéraire au tournant des XXe et XXIe s. (Tunis)

L’engagement littéraire au tournant des XXe et XXIe s. (Tunis)

Publié le par Université de Lausanne (Source : Mohamed CHAGRAOUI)

L’engagement littéraire au tournant des XXe et XXIe siècles

(Tunis)

 12-13 avril 2018

Le paradigme de l’engagement littéraire au tournant des XXe et XXIe siècles est un champ de réflexion qui se situe à l’intersection de quatre déterminations intellectuelles décisives.

 

Première détermination, le moment sartrien fondateur

 Depuis la publication de Qu’est-ce que la littérature ? (1948), par lequel J.-P. Sartre fonde un nouveau modèle théorique permettant de penser l’articulation entre littérature et politique, et plus largement entre esthétique et valeurs, la notion « littérature engagée[1] » recouvre des enjeux complexes, tant esthétiques qu’idéologiques.

 

Deuxième détermination, le Nouveau Roman et le formalisme

Dans les années 1950-60, les textes-manifestes du Nouveau Roman (L’Ère du soupçon, N. Sarraute, 1956), (Pour un Nouveau Roman, A. Robbe-Grillet, 1961), (Théorie d’ensemble, Tel Quel, 1968) proclament la mort de l’engagement littéraire, devenu « une notion périmée ». « Au lieu d’être de nature politique, l’engagement, c’est, pour l’écrivain, la pleine conscience des problèmes actuels de son propre langage, la conviction de leur extrême importance, la volonté de les résoudre de l’intérieur. » (A. Robbe-Grillet) La littérature « n’a d’autre sujet qu’elle-même ». (C. Simon). Le formalisme essentialise l’écart entre la littérature et la politique. Il s’emploie non seulement à substituer au paradigme de l’engagement « une conception autoréférentielle du langage » (D. Sallenave), mais à prescrire une « idée de la littérature absurdement restreinte et appauvrie », dans laquelle « le monde extérieur, le monde commun au moi et aux autres […] est nié ou déprécié ». (T. Todorov)

 

Troisième détermination, la formation discursive dite « post-moderne »

    Selon le discours dit « post-moderne » (devenu idéologiquement dominant), l’Homme serait rentré dans « l’ère des fins ». « Fin des métas-récits », (J.-F. Lyotard), « fin de l’Histoire », « fin de l’Homme » (F. Fukuyama), « fin de la littérature ». (D. Viart, L. Demanze) « L’ère de l’engagement a fait son temps. Elle a disparu avec Sartre, Foucault et les autres. Il faut y substituer désormais celle du dégagement ». (D. Floscheid) Évidemment, ce discours désenchanté de la fin est de nature à frapper « d’obsolescence l’engagement en général et, plus particulièrement, l’engagement littéraire ». (S. Syrvoise-Vicherat)  

 

Quatrième détermination, le renouvellement du paradigme de l’engagement

S’il l’on peut se féliciter de l’impossibilité des formes d’engagement soumises à une logique manichéenne / partisane, ou du Roman à thèse « inféodé à des doctrines idéologiques » (D. Viart), il n’en reste pas moins que les romanciers ne se tiennent pas « à l’écart des questions politiques ou sociales. Leur implication est d’une autre nature : loin des formules sartriennes (ou malruciennes ou aragoniennes…) les nouvelles formes de l’engagement tiennent désormais plus de l’écriture critique que du discours fictionnalisé. Elles ne passent pas par l’esprit de système ni par l’ambition didactique. Elles mettent en évidence une réalité que le corps social connaît sans vouloir la réfléchir. »[2]

Les écrivains qui prennent le relais dans les années 1980 adoptent une voie-voix de renouvellement du paradigme de l’engagement. Dans ce même contexte, J. Derrida souligne la « nécessité impérative de garder le mot "engagement", un beau mot encore tout neuf (gage, gageure et langage, « situation », responsabilité infinie, liberté critique au regard de tous les appareils, etc.) en le tirant peut être un peu ailleurs : tourné du côté où nous nous trouvons chercher à nous trouver, « nous », aujourd’hui. Garder ou réactiver les formes de cet "engagement" en en changeant le contenu et les stratégies. »[3]

Des observateurs avertis de l’évolution de la scène littéraire française tels que C. Prévost, J.-C. Lebrun,   D. Viart, L. Ruffel, B. Blanckeman, A. Mura-Brunel, et M. Dambre, Ph. Forest, G. Scarpetta, J. Kampfer, S. Florey et J. Meizoz notent que la fin du XXe et le début du XXIe siècles sont marqués, dans le domaine littéraire, par un renouveau de l’engagement.  Ce qui nous conduit à penser que la « fin de l’engagement » est plus une problématique de la critique littéraire qu’une donnée intrinsèque de la littérature. Donc, au lieu de parler de « disparition » puis de « retour » de l’engagement, il serait plus pertinent de distinguer des formes de cristallisation différentes de l’engagement, référant à des projets d’écriture romanesque différents dans leurs rapports à eux-mêmes et à l’Histoire.

Pour multiplier les questions, croiser les entrées possibles, remodeler les approches dans la perspective d’un renouvellement du paradigme de l’engagement littéraire, l’approche méthodologique retenue pour les travaux de ce colloque se situe au confluent de trois référentiels conceptuels.

Le premier est celui des « fictions critiques ». Au sens de ces « entreprises critiques à double raison : parce qu’elles se saisissent de questions critiques – celles de l’homme dans le monde, de l’Histoire et de ses discours déformants, de la mémoire et de ses parasitages incertains…– et parce qu’elles exercent sur leur propre manière, sur leur mise en œuvre littéraire un regard sans complaisance ».[4]

Le second est celui de la pensée complexe/reliante. Telle que définie par E. Morin, la pensée complexe/reliante rend « compte des articulations entre des [des aspects] qui sont brisés par la pensée disjonctive ». Dans ce sens, l’écrivain et philosophe Etienne Barilier met « au principe de la littérature, voire du langage lui-même, ces deux forces, ou ces deux dispositions, ou ces deux dimensions très élémentaires que sont l’éloge d’une part, et la critique d’autre part. L’éloge et la critique, où [il voit] un couple heureux et indissoluble, et qui dans une certaine mesure recouvre la dimension esthétique et la préoccupation éthique de l’écriture. »[5] Le couple « éloge-critique » comme dimension essentielle de toute littérature, nous situe en deçà ou bien au-delà de deux perceptions réductrices si dommageables : celle qui confond la littérature avec la politique et celle qui l’enferme dans la problématique formelle.

Le troisième est fourni par les réflexions sur l’articulation entre esthétique et éthique. Le questionnement éthique revient fréquemment dans le titre des ouvrages collectifs[6] et des études[7] entièrement consacrés à la question des rapports entre l’éthique et la littérature. Certains poussent la réflexion et pensent que « davantage que d’engagement politique, il faudrait parler d’engagement pour des valeurs ». (T. Jacques Laurent)

Tous ces appareils conceptuels peuvent être associés en effet, non seulement pour que la réflexion ne soit prise au piège des jugements stéréotypés sur l’engagement littéraire mais, plus fondamentalement, pour participer à une entreprise de refondation du questionnement. Celle-ci vise à affranchir le savoir de paradigmes simplificateurs, qu’ils soient issus de l’héritage sartrien, ou construits et reconstruits selon les stratégies propres au « point de vue « textualiste » ou « littéraliste ». (J. Bouveresse)

Donc, on s’attachera à mettre en lumière , par la lecture des œuvres de Pierre Bergounioux,  François Bon, Jean-Yves Cendrey, Annie Ernaux, Aurélie Filippetti, Jean-Paul Goux, Leslie Kaplan, Milan Kundera, Abdellatif Lâabi,  Franck Magloire, Laurent Mauvignier, Gilbert Naccache,  Philippe Raulet, Christiane Rochefort, Danièle Sallenave, Gorge Semprun, Jacques Serena, Frédéric Valabrègue –  et la liste n’est pas close –   des données textuelles distinctives permettant de montrer en quoi ces œuvres s’ajointent à leur propre monde fictionnel, une porte par où la politique, l’éthique, le social, l’existentiel communiquent du dedans avec la littérature.

En inscrivant la question du renouvellement de l’engagement littéraire en tête de son programme scientifique, ce colloque affronte un ensemble de questions ouvertes. Cet argumentaire n’a donc pas pour ambition de formuler des thèses, mais de poser des questions, d’avancer des pistes de lecture pour contribuer à restituer à la notion d’engagement littéraire « ses nuances et sa complexité ». (S. Florey) Dans cette perspective, nous avons fixé les éléments du questionnement suivant :

Le cliché d’une littérature « de l’abstention ou du repli » (B. Denis) n’est-il pas une idée- reçue idéologique ? Entre littérature, politique, idéologie et éthique, comment l’écrivain se positionne-t-il au tournant des XXe et XXIe siècles ? Comment combine-t-il l’Histoire et la fiction ? Comment lui-même se situe-t-il par rapport à l’Histoire ? Comment l’écriture traduit-elle « le réel de l’histoire indirectement, triangulairement, par la réfraction de l’Histoire sur le personnage, sur le romancier et sur le lecteur » ? (H. Mitterand) Quelles représentations du réel, l’écriture met-elle en forme après la mise en question radicale du langage ? Quelle image du sujet donne-t-il ? S’agit-il d’un « sujet maître de son destin » ou d’un « sujet en crise » ? Faut-il privilégier « l’idée d’engagement au sens plus existentiel que strictement politique » ? (Eric Marty) Qu’est-ce que vraiment le réel ? On n’est-on pas « rentré dans une ère de l’Image et du Virtuel » ? (Irène Salas)

Si l’on peut admettre que « la littérature est beaucoup plus porteuse d’espoir, de réflexion, de changement dans l’attitude du lecteur qu’un quelconque énoncé politique, si argumenté qu’il puisse être » (G. Naccache), peut-on alors penser que « l’art du roman  reviendrait à explorer le non-dit des autres discours (scientifiques, philosophiques, religieux, politiques, sociologiques, idéologiques, psychologiques), - et même, dans la plupart des cas, à faire surgir ce que ces discours ne peuvent que méconnaître » ? (G. Scarpetta)

Faut-il parler de post-modernité ou de modernité ? Ne convient-il pas de s’employer plutôt à révéler « l’inconséquence par l’absurde » du discours « désenchanté de la fin » en  montrant la présence forte, « dans le renouvellement des idées, de la préoccupation historique, de la dimension politique, et plus généralement des grands thèmes de la modernité, transformés et actualisés » (L. Ruffel) par le roman contemporain ?  À propos de « la fin de l’Histoire », s’agit-il objectivement d’une « fin de l’Histoire » ou d’une « reconnaissance de son ouverture » sur une pluralité de possibles contradictoires ? Enfin, quelle est la portée subversive d’une démarche d’écriture « destinée à affranchir la littérature du corset d’une moralité restrictive, au nom d’un impératif éthique plus élevé » ?  (L. Korthals Altes)

 

Date limite d’envoi des propositions :

Les propositions de contribution (350 mots environ), accompagnées d’une courte notice bio-bibliographique, sont à envoyer avant le 31 janvier 2018 à l’adresse électronique suivante :

Issht2018@yahoo.com

 

[1] « Littérature d’engagement », « littérature engagée ». Deux notions proches et pourtant différentes par leur référent. Tout en considérant que « toute œuvre littéraire est à quelque degré engagée, au sens où elle propose une certaine vision du monde et qu’elle donne forme et sens au réel » , Benoît Denis introduit une subtile distinction conceptuelle. La littérature engagée correspond à la période qui s’étend de l’Affaire Dreyfus à Sartre. « C’est en effet durant cette période que cette problématique s’est développée et formulée précisément, qu’elle a pris cette appellation et qu’elle est devenue l’un des axes majeurs du débat littéraire. » Par contre, « puisqu’il a toujours existé une littérature de combat et de controverse, et que certains de ses représentants ont parfois servi de modèles ou de caution aux écrivains engagés de ce siècle », c’est à la notion de « littérature d’engagement » qu’il recourt pour « désigner ce vaste ensemble transhistorique de la littérature à portée politique ». (Cf. Benoît Denis, Littérature et engagement. De Pascal à Sartre, Paris, Seuil, 2000, p. 10-12). La notion de l’engagement littéraire est plus souple que celle de littérature engagée. Mais incontestablement, « littérature engagée » ou « littérature d’engagement » différencient « la littérature de l’engagement ». « Elles distinguent le travail sur les mots du travail sur les idées, la création dans la fiction de l’action dans le réel. » (E. Barilier, « Changer de monde, ou changer le monde ? », in Formes de l’engagement littéraire, XVe-XXIe siècles, ss. la dir. de J. Kaempfer, S. Florey et J. Meizoz, Editions Antipodes, Lausanne, 2006, p.269.)

[2]  Dominique Viart, « Ecrire avec le soupçon », in Michel Braudeau, Lakis Proguidis, Jean-Pierre Salgas, Dominique Viart, Le roman français contemporain, Paris, ADPF, 2002, p. 155-156. 

[3] J. Derrida, « “Il courait mort” : Salut, salut. Notes pour un courrier aux Temps modernes », in Les Temps modernes. 50 ans, mars-avril-mai 1996, n°587, p. 40.

[4] Dominique Viart, « Fictions critiques : la littérature contemporaine et la question du politique », in Formes de l’engagement littéraire, XVe-XXIsiècles, ss. la dir. de J. Kaempfer, S. Florey et J. Meizoz, Editions Antipodes, Lausanne, 2006, p.192.

[5] Etienne Barilier, « Changer de monde, ou changer le monde ? », in Formes de l’engagement littéraire, XVe-XXIe siècles, op.cit., p.270.

[6] E. Roy-Reverdy et G. Séginger (dirs.), Ethique et littérature : xixe-xxe siècles, Actes du Colloque de Strasbourg, 10-11 décembre 1998, Presses universitaires de Strasbourg, 2000 ; Sandra Laugier (dir.), Ethique, littérature, vie humaine, Paris, Puf, 2006 ; F. Quinche et A. Rodriguez (dirs.), Quelle éthique pour la littérature ? Pratiques et déontologies, Genève, Labor et Fides, 2007.

[7] P. Poiana, Ethique et littérature, Lyon, aldrui, 2000, A. Stanguennec, La morale des lettres. Six études philosophiques sur éthique et littérature, Paris, Vrin, 2005.