Actualité
Appels à contributions
Les temps de l’anticipation (1860-1940)

Les temps de l’anticipation (1860-1940)

Publié le par Alexandre Gefen (Source : Émilie Pézard)

Les temps de l’anticipation (1860-1940)

Colloque organisé par l’ANR Anticipation
9-11 octobre 2019 – Lyon

Les lecteurs contemporains ont l’habitude d’associer la littérature d’anticipation au principe d’une expérience originale du temps, qu’il s’agisse de projeter des personnages dans le futur, de dévoiler des sociétés imaginaires archaïques ou plus avancées que les nôtres, ou de dessiner l’avenir des progrès des sciences et des technologies. De fait, ces thèmes sont constamment mobilisés par les récits d’anticipation. Mais pour saisir véritablement les enjeux qu’ils soulèvent, il importe de recontextualiser le rapport au temps dans l’anticipation. Derrière l’apparente permanence des interrogations, les questions se posent assurément différemment dans la dynamique positiviste des années 1860, au tournant du siècle ou dans le contexte de l’entre-deux-guerres. La spécificité du rapport au temps construit dans l’anticipation est indissociable de son insertion dans la presse et la culture médiatique contemporaine. La temporalité de l’anticipation est en effet directement influencée par le temps médiatique et elle ne saurait se comprendre indépendamment de ses supports de diffusion.

Cette production romanesque s’inscrit par ailleurs dans le cadre plus large d’un changement de paradigme anthropologique, social et psychologique, caractéristique du régime moderne d’historicité (François Hartog) : abandonnant peu à peu une pensée circulaire du temps, on se met à envisager son déroulement comme une pure linéarité. L’eschatologie ancienne se voit reconfigurée en termes positivistes de progrès ou d’inéluctable déchéance de l’espèce humaine dans une perspective darwinienne. La tentation est alors de se projeter vers l’avenir (progrès, planification), d’élaborer des modèles prédictifs (météo, bourse, paris), bref, d’anticiper – les fictions portent l’empreinte de ce bouleversement. 

Les titres mêmes des œuvres affichent souvent un tropisme vers l’avenir (Le Vingtième siècle d’Albert Robida ou L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam), que le futur soit proche (Colère sur Paris, roman de demain matin de Pierre Dominique) ou lointain (Les Ruines de Paris en 4875, d’Alfred Franklin). Même lorsque le décalage temporel ne s’actualise pas par un bouleversement complet de la représentation, mais se joue par exemple dans le secret du laboratoire avec l’invention de technologies nouvelles découpant un îlot de futur dans la trame ordinaire des jours, le récit d’anticipation présente une temporalité innovante qui amène le lecteur à réfléchir sur son présent : la projection vers l’avenir n’empêche pas un « présento-centrisme » (Saint-Gelais).

Du point de vue de l’histoire littéraire, cette perspective temporelle éclaire la vie des œuvres : dans quel contexte naissent-elles, dans quel processus prennent-elles place (réclame, diffusion, critique, légitimation, oubli), quel effet de traîne peuvent-elles avoir (rééditions, adaptations, percolation socio-médiatique, intertextualité, postérité) ? Le prisme de la temporalité permet également de prendre en compte les rythmes éditoriaux et médiatiques (feuilleton, sérialité). Les étapes de l’institutionnalisation de l’anticipation, l’évolution de ses appellations, des textes qui la théorisent, la succession des auteurs emblématiques, peuvent fournir des points d’entrée à cette réflexion.

Avec le recul du temps, le lecteur actuel est aussi amené à porter un autre regard sur ces textes, envisagés comme des « rétrofictions » (Costes et Altairac) dont le futur peut nous apparaître daté, davantage porteuses d’un imaginaire passé que d’un avenir encore envisageable. On pourra s’interroger sur les lectures contemporaines du récit d’anticipation, pour se demander en quoi nos représentations du futur ont évolué, et dans quelle mesure elles croisent aujourd’hui encore la lignée de l’anticipation (steampunk, rétrofuturisme…). Le fait que les récits d’anticipation du XIXe siècle et de la première moitié du XXe deviennent une matière réexploitable dans une esthétique « vintage » suggère que les paradigmes de temps liés à ces fictions ne sont plus ceux qui dominent aujourd’hui.

 

Ce colloque étudiera ces différents enjeux dans les récits d’anticipation francophones de la période (1860-1940) ainsi que dans leur réception jusqu’à nos jours, en observant de quelle manière ils se déclinent selon les sous-genres, les publics visés et les modes de publication. L’ensemble de ces réflexions pourra prendre appui sur les analyses statistiques issues de la base de données de l’ANR Anticipation.

Dans un souci de prise en compte globale des phénomènes observés, on évitera les monographies.

 

Pistes de réflexion

 

Modélisations du temps dans le récit d’anticipation

Quelle représentation du temps les œuvres proposent-elles : âge d’or, décadence, temps cyclique ? On pourra analyser la présence du progrès dans les œuvres, tel qu’il est mis en scène dans la diégèse comme dans les discours qu’il suscite.

Le changement des modes de vie, à la fin du XIXe siècle, se traduit par un sentiment d’accélération du temps : comment celui-ci s’exprime-t-il dans les œuvres ? Comment les récits manifestent-ils le principe d’un présent toujours déjà porteur du futur, en lien avec les discours socio-médiatiques ou l’évolution anthropologique ?

 

Le temps au cœur de la diégèse : uchronies, voyages temporels, récits contrefactuels

Quelles sont les particularités du sous-genre de l’uchronie ? Quelles périodes concerne-t-il ? De quels enjeux idéologiques et philosophiques les uchronies sont-elles porteuses ?

Comment est mobilisé le récit contrefactuel (« Que se serait-il passé si… »), non seulement dans l’histoire littéraire mais aussi dans la discipline historique et l’historiographie, pour lesquelles il a pu constituer un moyen de révision des principes de causalité et d’exploration ludique ou académique des discours passés ? Comment ces modalités spécifiques de récit renouvellent-elles les croisements disciplinaires entre Histoire et littérature ?

Quel usage les romanciers font-ils du motif narratif du voyage temporel ?

 

Les rythmes du récit

Certaines œuvres concentrent la diégèse dans la durée d’une journée, d’autres racontent une vie, d’autres enfin présentent une intrigue se déroulant sur des milliers d’années. Comment sont traitées ces échelles temporelles spécifiques ? On pourra s’intéresser à la structuration des fictions, pour analyser les accélérations et les pauses dans la narration, les ellipses, les différents niveaux de récits, et s’interroger sur les effets de lecture ainsi suscités.

 

L’anticipation, l’actualité et le temps de la lecture

Les lecteurs contemporains pouvaient lire les récits d’anticipation comme des fictions en prise avec l’actualité : dans un lien d’étroite dépendance avec le contexte médiatique, nombre de ces récits fourmillent d’allusions à la situation politique du jour, proposent des commentaires des évolutions de la société, voire constituent des « romans à clés ». Comment cette actualité s’inscrit-elle dans le texte et quelle est la postérité possible pour ces œuvres intimement ancrées dans l’époque de leur publication ? Quels sont les effets de décalage, de tension ou d’écho entre la temporalité des supports et celle des fictions ?

 

Des avenirs datés ?

Le décalage entre la date de première parution d’un récit et le moment de la lecture est tout aussi sensible quand la diégèse se situe dans l’avenir. Quand l’avenir décrit par l’œuvre appartient au passé du lecteur, peut-être subsiste-t-il un « effet-anticipation » qui reste à décrire. On pourra s’interroger sur le rapport entre le succès contemporain et la postérité (dévaluation, légitimation, revalorisation). Y a-t-il une péremption de l’anticipation ? Ou, à l’inverse, le plaisir de lecture suscité par ces œuvres repose-t-il sur le charme démodé de fictions perçues comme « vintage », au fondement du steampunk ? Comment la chronologie de développement du genre du steampunk s’articule-t-elle avec celle de la relecture des récits d’anticipation et leur réédition?

 

Les périodisations de l’anticipation

Quelles grandes scansions découpent l’évolution du corpus ? Loin de constituer un genre homogène, les récits d’anticipation sont marqués par une très grande diversité qui s’observe aussi bien au niveau de l’idéologie que du style, autant dans le profil des auteurs que dans les supports de publication, et les publics visés.

Quelle histoire peut-on dresser du développement de sous-genres ou de sous-corpus de l’anticipation ? Comment se juxtaposent différentes chronologies de l’anticipation selon que l’on considère l’influence d’une théorie scientifique, d’un mouvement littéraire ou d’un autre genre ?  

 

Temporalités éditoriales

Une histoire des rééditions de l’anticipation reste à écrire – quelles sont les grandes vagues de réédition des œuvres ? quels textes, quels auteurs font l’objet d’une réédition, par qui, et selon quels critères ? Oublis et fidélités – quelle proportion d’œuvres ne sont jamais reprises ? Peut-on dresser une histoire des collections, des revues, des éditeurs ayant accueilli de l’anticipation ?

 

Circulation transmédiatique et traductions de l’anticipation

Selon quelles temporalités et quelles modalités l’anticipation constitue-t-elle un phénomène transmédiatique : spectacle vivant, premier cinéma, récits en images et bandes dessinées, fictions radiophoniques ? 

Comment se déploient les traductions des récits d’anticipation ? Quels auteurs, quelles aires linguistiques privilégient-elles ? Peut-on périodiser ces phénomènes de circulation européenne et mondiale du genre ?

 

Historicité de la valeur, relectures et hiérarchisations

Quel rôle joue la dimension temporelle dans la valeur que l’on attribue au récit d’anticipation ? On peut louer dans un texte sa capacité à annoncer l’avenir (valeur prophétique), le fait qu’il soit le premier à exploiter un thème devenu courant par la suite dans l’histoire de la science-fiction (valeur pionnière), ou le reflet qu’il constitue de l’imaginaire social et scientifique de son temps (valeur documentaire). Peut-on retracer l’histoire de ces lectures ? Plus généralement, y a-t-il évolution des critères de valeur adoptés par la critique face aux récits d’anticipation, du XIXe siècle à nos jours ?

Dans ses articles parus au début du XXe siècle, Maurice Renard privilégiait une poétique de l’anticipation contre une autre, ce qui l’amenait à rejeter Jules Verne au profit de Wells et de Rosny aîné. Dans les multiples essais de définition d’un genre de l’anticipation, observe-t-on une hiérarchisation du corpus, et en fonction de quels critères ? Quel a pu être l’impact des prix, des rééditions, des discours critiques et des « redécouvertes » sur le panthéon des romanciers?

De façon plus générale, quels aspects de l’anticipation sont mis en valeur lors de ces différentes périodes de relecture, tout au long du XXe siècle et jusqu’à nos jours ?

 

Les mutations de la temporalité à l'époque de l'anticipation

Le récit d’anticipation, on l’a dit, s’inscrit dans le cadre plus vaste d’un changement de régime dans la façon d’appréhender la temporalité, tant au niveau individuel qu’à l’échelle collective. Quelles en sont les marques et les modalités, non plus seulement telles qu’on peut les relever dans les récits mais, plus généralement, dans l’ensemble des domaines liés au savoir comme aux activités de la vie en société ? Quelles nouvelles conceptions du temps se font jour dans les sciences (humaines, sociales et/ou exactes) en constitution ? Quels en sont les effets sur le discours social, en particulier dans le domaine politique ? De quelle façon ces représentations se traduisent-elles dans le quotidien des usages et des comportements ?

 

Les propositions de communication (environ 2000 signes), accompagnées d’une brève notice bio-bibliographique, sont à envoyer avant le 31 mai 2019 à l’adresse suivante : emilie.pezard@univ-poitiers.fr. Après évaluation par le comité scientifique, la réponse sera envoyée à la fin du mois de juin.

 

Comité scientifique : Éric Bordas, Jean-François Chassay, François Kerlouégan, Guillaume Pinson, Marie-Ève Thérenty.

Comité d’organisation : Claire Barel-Moisan, Christèle Couleau, Hugues Chabot, Matthieu Letourneux, Sarah Mombert, Émilie Pézard, Valérie Stiénon.