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Retrait, effacement, disparition en littérature et dans les arts aujourd'hui (Saint-Etienne)

Retrait, effacement, disparition en littérature et dans les arts aujourd'hui (Saint-Etienne)

Publié le par Vincent Ferré (Source : Jean-François Puff)

appel à contributions

 

Colloque international transdisciplinaire, 7-9 juin 2018

Porté par Anne Favier, Frédéric Martin-Achard, Carole Nosella, Jean-François Puff Université Jean Monnet – Saint-Étienne

CIEREC EA 3068

En partenariat avec l’ARGEC (université de Gênes), l’École Supérieure d’Art et Design de Saint-Étienne et la galerie Ceysson

Retrait, effacement, disparition en littérature et dans les arts aujourd’hui

Les sociétés modernes se distinguent – selon l’anthropologue Louis Dumont – des sociétés traditionnelles, dites « holistes », dans lesquelles les valeurs de la communauté priment celles de l’individu. Inversement, une société individualiste repose sur la conception d’un « être moral indépendant, autonome, et par suite essentiellement non social, qui porte nos valeurs suprêmes » (Essais sur l’individualisme). Cet individu dit « normatif » ne représente cependant pas un type fixé : il est soumis à une conséquente évolution historique et se détermine différemment selon les cultures. Dans la perspective malgré tout globale de ce que l’on appelle l’individualisme contemporain, les sphères politique et morale, dans lesquelles l’individu tend à revendiquer son droit à la différence, s’articulent à un domaine moins prééminent de l’existence, celui d’une quête de la reconnaissance dans le champ social et d’une affirmation de soi dans le monde des représentations. Lors des dernières décennies, cette affirmation de soi est devenue, comme l’a montré Alain Ehrenberg, une « injonction à devenir soi-même » (La Fatigue d’être soi) et à se doter d’un « capital de visibilité » (Nathalie Heinich). Or, à l’envers de l’impératif d’être soi, on a vu émerger récemment dans le champ de la pensée, des arts et de la littérature une autre « tentation » (David Le Breton) ou un autre « désir » (Dominique Rabaté) : celui d’être moins, d’être moindre, voire de disparaître.

Cet être moindre, cet effacement ou ce retrait du sujet a le plus souvent été présenté, dans la pensée post-structuraliste de la seconde moitié du XXe siècle, comme le véritable statut ontologique de l’individu humain (le sujet dit « plein » étant une illusion idéologique) ; quand ce n’était pas le cas, l’effacement était à tout le moins considéré comme un processus subi, aliénant, marqué par la négativité. Le renversement auquel nous assisterions consiste à requalifier ce processus et à le présenter comme désirable et intentionnel. Il est probable qu’il puisse prendre diverses formes : sur le plan métaphysique, il consiste en une désindividuation (pour reprendre l’expression de Dominique Rabaté), qui passe par un effacement de ses propriétés distinctives par le sujet lui-même ; sur le plan politique et social, il se traduit par des stratégies de marginalisation et de dissimulation, par des expériences proches de ce que Pierre Zaoui nomme la « discrétion », c’est-à-dire un « désir de ne plus être reconnu, de disparaître dans la multitude » (La Discrétion). La spécificité de ces expériences contemporaines est que les « processus de désubjectivation » identifiés par Agamben (Qu’est-ce qu’un dispositif ?) se trouvent réinvestis d’une subjectivité nouvelle : le retrait, l’effacement, l’apparition intermittente ou la disparition constituent des stratégies intentionnelles de résistance face « aux dispositifs toujours grandissants de contrôle et d’assignation » (Rabaté). L’engagement individuel vise paradoxalement à une dépossession de soi.

Nous voudrions interroger ce processus et ces stratégies tels qu’ils se traduisent dans le domaine des formes artistiques et littéraires. D’une part, la pratique artistique au sens large peut consister en ce mouvement lui-même et ses formes multiples ; elle vaudra dès lors elle-même comme opération d’effacement, de dissimulation ou de disparition. D’autre part, les arts peuvent représenter ce mouvement et nous le donner ainsi à connaître dans la multiplicité de ses modes et de ses finalités. Autrement dit, le thème de notre colloque se décline en deux grands domaines : modes d’action et représentations.

 

Modes d’action

Les modes d’action impliquent le plus souvent une redéfinition du statut de l’artiste ou de l’auteur. Dans le domaine des arts plastiques, peuvent être interrogées des œuvres sans auteur ou des postures d’artistes sans œuvres (Jean-Yves Jouannais), des œuvres critiques qui, après Duchamp, seraient tout autrement anartistiques. Mais au-delà des réalisations ténues et inframinces (Thierry Davilla), des productions artistiques contemporaines semblent également ostensiblement exposer le retrait de leurs auteurs. Évoquons en ce sens Bernard Brunon qui œuvre dans la plus grande discrétion comme entrepreneur, par l’entremise de son entreprise de peintre en bâtiment That’s painting production. L’œuvre d’art alors s’invisibilise à découvert. Tout autrement, Abraham Poincheval scénographie spectaculairement ses retraites et absences sous forme de performances. L’anonymat peut également être recherché par des auteurs qui agissent sous pseudonyme, parfois même au vu de tous, à l’instar des acteurs du street art, ou des artistes adeptes du hacking numérique, opérant à la marge ou produisant des objets cachés ou programmés à disparaître.

Ces modes d’action en littérature passent en premier lieu par des tentatives de redéfinition de la question du domaine d’action poétique : Emmanuel Hocquard opère un retrait du champ littéraire, développant une poétique de l’adresse effective dans laquelle il transforme la proposition bien connue de McLuhan (« le média est le message ») en « mon message est mon destinataire » ; cette poétique est suivie, sur des modes différents, par des poètes tels que Jean-Marc Baillieu et son mail art, ou encore par Éric Suchère et sa poétique de la carte postale. Un « post-poète » du dispositif et du virus comme Christophe Hanna publie sous l’appellation de « La Rédaction », avançant intentionnellement masqué, concevant des livres d’apparence commerciale qui sont censés produire un effet immédiat sur leurs lecteurs.

 

Représentations

La question de la représentation de l’individu est travaillée en arts par des opérations plastiques productrices de rétentions et défaillances visuelles : filtres, camouflages, parasitages, masquages, voiles… qui brouillent les pistes et les identités, et éconduisent l’identification du sujet.

La démultiplication impersonnelle d’identités factices permet aussi à l’artiste de disparaitre dans un défilé labile de ses autres persona qui opèrent comme des façades. La création de personnalités multiples permettrait, selon David Le Breton de se décharger du  « poids de l’individualisation, [de] la nécessité de toujours fournir l’effort d’être soi » (Disparaitre de soi). Cindy Sherman considère ainsi qu’elle échappe à l’autoportrait dans ses multiples modèles incorporés par mimétisme ; de même l’artiste Dita Pepe s’efface par travestissement et modulation de son identité ; quant à Tomoko Sawada, elle se dissimule dans une armée de ses autres au travers d’autoportraits en uniforme. L’artiste peut aussi chercher à s’exposer en se camouflant dans son œuvre (à l’instar de Liu Bolin qui s’interroge sur l’aliénation de l’individualité contemporaine), ou encore en usurpant des identités et en œuvrant par procuration dans les traces d’un autre dont il s’agit conjointement de prendre la place.

Dans la prose littéraire, la représentation d’individus engagés dans un processus d’effacement, de retrait ou de disparition est un trait distinctif du roman actuel ; elle « devient le contenu fictionnel même du récit » (Rabaté). Les œuvres de Pierre Alferi, Éric Chevillard, Jean Échenoz, Sylvie Germain, Patrick Modiano, Pascal Quignard, Philippe Vasset et de nombreux autres présentent sur des modes divers des stratégies de repli (Alferi, Vasset), de fuite ou de fugue (Échenoz, Garcin, Guillot, Modiano), d’effacement ou de spectralisation (Germain, Modiano, NDiaye), de changements identitaires (NDiaye, Deck), ou des identités si labiles qu’elles en deviennent insaisissables (Chevillard, NDiaye, Redonnet). Notre travail s’inscrit ici au moins partiellement dans le prolongement du colloque organisé par Jean-Bernard Vray et Juta Fortin, L’imaginaire spectral dans la littérature narrative française contemporaine (2013).

Dans le champ poétique ou « post-poétique », on peut remarquer l’apparition et la faveur dont jouissent deux thèmes, ou deux modèles apparentés : l’île (on songe au personnage de Robinson chez Olivier Cadiot) et la cabane (présente chez Emmanuel Hocquard et Jacques Roubaud, ainsi que, sous une forme plus politique, chez Jean-Marie Gleize). 

 

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En dernière analyse, l’enjeu d’ensemble de ce colloque pourrait être de voir s’il est possible de répondre à ces questions : de quoi la « tentation » de repli ou de déprise de soi est-elle le symptôme, dans un monde à la fois globalisé et ouvert, après la faillite des grands récits du devenir politique, alors que les modes d’institution de la valeur artistique et littéraire à la fois se diversifient et se relativisent ? Cette tentation contemporaine, souvent plus fantasmée que réelle, représente-t-elle une sortie, ou au contraire une sur-affirmation de l’individualisme contemporain ?

Dans tous les cas, ce sont les arts et la littérature qui nous permettraient d’y voir clair.

Les propositions devront être envoyées avant fin décembre 2017, à l'une des trois adresses suivantes :

Frédéric Martin-Achard : frederic@martinachard.com

Anne Favier : anne.favier@univ-st-etienne.fr

Jean-François Puff : jean-francois.puff@wanadoo.fr

 

Éléments bibliographiques

Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif [2006], trad. Martin Rueff, Paris, Rivages & Payot, 2007.

Vincent Descombes, Les Embarras de l’identité, Paris, Gallimard,

Louis Dumont, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Seuil, 1983.

Alain Ehrenberg, L’Individu incertain, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Pluriel », 1995.

Alain Ehrenberg, La Fatigue d’être soi. Dépression et société [1998], Paris, Odile Jacob, 2008.

François Flahaut, Le Sentiment d’exister. Ce soi qui ne va pas de soi, Paris, Descartes & Cie, 2002.

Cynthia Fleury, Les Irremplaçables, Paris, Gallimard, 2015.

Michaël Foessel, La Nuit. Vivre sans témoin, Paris, Autrement, coll. « Les grands mots », 2017.

Maurice Fréchuret, Effacer : paradoxe d’un geste artistique, Dijon, Les Presses du réel, 2016.

Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2012.

David Lapoujade, Les Existences moindres, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2017.

David Le Breton, Disparaître de soi. Une tentation contemporaine, Paris, Métaillé, 2015.

Patrick Nardin, Effacer, défaire, dérégler : Pratiques de la défaillance entre peinture, vidéo, cinéma, Paris, L’Harmattan, 2015.

Dominique Rabaté, Désirs de disparaître. Une traversée du roman contemporain, Rimouski, Tangence, coll. « Confluences », 2015.

Clément Rosset, Loin de moi, Paris, Minuit

Pierre Zaoui, La Discrétion, ou l’art de disparaître, Paris, Autrement, 2013.