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Route et dé-routes dans les fictions francophones subsahériennes

Route et dé-routes dans les fictions francophones subsahériennes

Publié le par Université de Lausanne (Source : Alain Agnessan)

Plusieurs autres camions arrivés avant celui de Fama stationnaient dans les fossés. Du côté gauche de la route des voyageurs avec les femmes et les enfants dormaient sur les nattes autour de grands feux de brousse. Les cases des gardes frontaliers et les bureaux des douanes à droite se confondaient indistincts dans la brume. La route était barrée et fermée par un dense réseau de fils de fer barbelés, à l’entrée du pont. Dans les deux hauts miradors surplombant le tout luisaient les canons des fusils des gardes de faction. Au-delà du pont, on devinait, plutôt qu’on ne les voyait, les miradors d’en face perdus dans les feuillages des fromagers. Toute la vallée était remplie d’une brume fine. Il n’y avait pas de vent.

(Ahmadou Kourouma. Les Soleils des Indépendances. Points. Editions du Seuil. 1970. p. 187.)

La foule qui occupa la rue Z ressemblait à une colonne de nomades en plus dense. L’Afrique, un peuple nomade défilant pour le pain, se prend des coups dans la gueule. Les manifestants n’étaient plus qu’à quelques mètres du point de rencontre, le rond-point des tirailleurs. L’homme au boubou blanc et les jeunes filles portant les jarres avaient pris la tête du groupe. (…) Cori et les femmes, sur la même lancée, s’étaient dénudé la poitrine, offrant au regard une collection de seins, des plus flasques aux plus fermes. Les seins offerts au vent comme un signe de guerre. Cori raconte que les Amazones du Dahomey combattaient la poitrine nue, le cœur ouvert. (…) Le Che, sur le toit de la Peugeot, les encourageait à montrer le cul à la moindre occasion.

(Edem. Port-Mélo. Gallimard. Continents noirs. 2006. p. 79.)

 

 

« La route était barrée et fermée par un dense réseau de fils de fer barbelés, à l’entrée du pont » / « à quelques mètres du point de rencontre, le rond-point des tirailleurs. »

Si la route, cette « ‘‘voie brisée’’ ou ‘‘voie frayée’’, c’est-à-dire creusée dans la roche pour ouvrir le chemin, est définie dans Le Petit Larousse illustré 2000 […] comme ‘‘une voie carrossable, aménagée hors agglomération’’ pour les automobilistes » (Kadi-Sossou, 2007), est une figure, un motif indéniablement présent dans les fictions subsahériennes francophones, du roman au cinéma en passant par la bande dessinée, il n’en demeure pas moins que son destin herméneutique est des plus obscurcies. Et pourtant… La route, en plus d’accueillir la dynamique du mouvement humain, porte et permet le déploiement du récit ; devenant, de la sorte, grâce à un étrange pacte de mobilité et/ou de fixité, son reflet parfois anamorphique.

Observer la route dans l’univers de la fiction, aussi la contempler, revient à être sensible à la mise en branle de la narration, aux bégaiements du narrateur (comme pour imiter les secousses d’une voix saisie par les cahots d’une route décrépie ou maladroitement bitumée), et l’amplitude du récit car, par convention de lisibilité, dans le road novel ou roman de la route, le départ et l’arrivée coïncident presque toujours au début-et-à-la-fin du récit (Del Lungo, 2010). Toutefois, cette figure ambiguë est apte de revêtir une variété insondée de modalisations dont les plus basiques apparaissent grâce à la distinction qu’établit Walter Moser entre « le road novel » et « du road novel » : l’article défini indexe la fiction déployant tous les codes du genre quand l’article partitif exhibe les écarts d’une fiction qui recourt à quelques fragments canoniques du roman de la route pour l’entremêler à d’autres motifs, quitte à flouter le motif de la route.                            

Ainsi est-il légitime de se demander jusqu’à quel point cette distinction tient…la route. On penserait, entre autres, aux Soleils des Indépendances de Kourouma qui fait se superposer les codes de « le road novel » et « du road novel », à Monnè, outrages ou défis du même auteur où c’est le chemin de fer qui est érigée en dispositif du mouvement au point de prendre le fonctionnement de la route, à « l’autoroute 66 » dans Les Etats-Unis d’Afrique d’Abdourahman Wabéri, ou encore à la fragmentation de la route dans La voiture, c’est l’aventure, album de bande dessinée de Barly Baruti.

 

« Du côté gauche de la route des voyageurs avec les femmes et les enfants dormaient sur les nattes autour de grands feux de brousse. Les cases des gardes frontaliers et les bureaux des douanes à droite se confondaient indistincts dans la brume » / « La foule qui occupa la rue Z ressemblait à une colonne de nomades en plus dense. »

Mais la route rend également possible la surrection du paysage ; celle d’un espace aménagé par et pour le regard. Il s’agit, en clair, d’un moment où un paysage, objectivé parce que construit au préalable, est réévalué par la subjectivité du regard du marcheur ou du passager, du mouvement de la narration et de ses différentes modalités. Par cet agencement – au sens deleuzien du terme – la route devient le lieu d’un couplage du désir entre le sujet et l’objet, le personnage et le (mi)lieu, l’individu et la communauté, le sensoriel et le sensible, un chronotope (Bakhtine, 1957 ; Brasebin, 2014 ; Jeusette, 2017) qui dit le social de/dans la fiction en tant que rencontre de l’espace et du temps du parcours ou de la traversée.                                            

Le potentiel chronotopique du paysage, pour sa part, peut être perçu avec une plus grande acuité, lorsque le sujet de la traversée bute sur une frontière. Dans Tempête sur Bangui, lorsque l’avatar graphique de Didier Kassaï ne parvient plus à avancer, la route étant obstruée par les barrages intempestifs de la milice Séléka, il se voit contraint de s’asseoir et d’observer le chaos urbain environnant. Statu quo pour Fama. Le mouvement du récit passe immédiatement de la mobilité au statisme, du régime narratif à un régime descriptif, et dans le cinéma, du travelling au plan fixe. C’est dès lors l’énergie (energeia) qui est épuisée, la tension transitive qui est éprouvée : les personnages demeurent immobiles ou tournent en rond quand le telos (la finalité) de l’action n’est plus que l’eschaton (la finitude) de celle-ci. Cependant, au lieu d’une simple injonction à l’arrêt, la frontière est susceptible de générer un surcroit de mobilité morbide, une pathologie du déplacement où la procession propulse un régime sémiotique inédit (Vaillancourt, 2008). Regardons, par exemple, à la « Rue Z » du Port-Mélo.            

 

 « Plusieurs autres camions arrivés avant celui de Fama stationnaient dans les fossés » / « Le Che, sur le toit de la Peugeot, les encourageait à montrer le cul à la moindre occasion. »

 Enfin, le véhicule : tout aussi bien engin, produit mécanique par excellence de la modernité et partageant avec les mots ‘‘ingénier’’ et ‘‘ingénieux’’ le même étymon ; que vecteur qui désignait à l’origine le conducteur d’un véhicule ou d’un bateau avant de définir, dans la terminologie mathématique, un objet possédant les trois caractéristiques de la direction, du sens et la grandeur ; et en biologie, cet organisme qui propage la pathologie en en transportant les agents.                       

En dépit de son destin polysémique et fonctionnel, le véhicule unit le mécanique et l’organique, le sémiotique et l’épistémique, l’individuel et le communautaire. De fait, il reduplique, en le complexifiant, l’ambiguïté de la route qui bien qu’étant immobile est un appel au mouvement. Investir les différents types et diverses fonctionnalités du véhicule dans les fictions francophones subsahériennes ne permettrait-il pas d’ouvrir la porte aux mythographies que ces dernières recèlent ? Errer sur la route ne donnerait-il pas de voir le retour de figures du passé attendant d’être embarquées par la vitesse ou la lenteur du présent tel ce « Che, sur le toit de la Peugeot » ?  

Le véhicule, à l’image de la route, est, sans conteste, un microcosme qui permet de rendre compte, à souhait, de multiples régimes de temporalité et d’historicité. Mais, à bien y réfléchir, qu’est-ce qu’une route ? Quelles sont ses avatars figuraux dans le roman francophone subsahérien ? A partir de quels critères pourrait-on postuler l’existence d’un roman subsahérien de la route et, dans la foulée, d’une fiction subsahérienne francophone de la route ? Qu’est-ce que ce locus et les constellations de figures qu’il déploie apporteraient aux déambulations de la critique du fait littéraire africaine francophone ?

*

Prenant le pari de la dé-route, celle d’une lecture transie par l’infini du champ des possibles de la route, cet ouvrage collectif entend investiguer ses figures variées et ses corollaires dans les fictions francophones subsahériennes. L’intérêt de l’analyse se portera, sans hiérarchisation aucune, sur le roman, le cinéma, la bande dessinée etc. Les contributions pourront s’inscrire dans l’un ou plusieurs des axes suivants qui ne sont pas exhaustifs, la route étant le lieu de l’infléchissement, de l’écart, de la contemplation :

  • Espace et imaginaire de la route
  • Théorie/s de la fiction de la route
  • Fiction de la route et storyworlds
  • Routes, paysages et milieux
  • Le sujet de la route et le sujet dérouté
  • Temporalités de la route et épistémè du post-
  • Nomadisme, errance et traversée des espaces
  • Route, topographies et cartographies du roman
  • Route et histoire littéraire africaine
  • Route, intermédialité et engagement textuel

 

Echéancier

Délai d’envoi des propositions de contribution : 15 avril 2019, à minuit, à Adama Coulibaly ( adamaqul@yahoo.fr ) ou à Alain Agnessan ( aagnessa@uwo.ca ). Les articles, de 5000 à 8000 mots, seront rédigés selon le protocole MLA.

Réponse aux contributeurs : 2 mai 2019

Délai d’envoi des articles : 31 aout 2019

Envoi des articles évalués aux contributeurs : 15 octobre 2019

Avis définitif : 31 décembre 2019

Publication de l’ouvrage collectif : Premier trimestre 2020