Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Janvier 2017 (volume 18, numéro 1)
titre article
François-Ronan Dubois

Le Génie, de la langue à l’individu

Jean-Alexandre Perras, L’Exception exemplaire. Inventions & usages du génie (XVIe-XVIIIe siècle), Paris : Classiques Garnier, coll. « Lire le XVIIe siècle », 2015, 413 p., EAN 9782812438967.

1Rien n’est plus courant, aujourd’hui, pour souligner ce qu’un individu a d’exceptionnel par son art ou son intelligence que de le présenter comme un génie. C’est une évidence qui touche désormais tous les domaines : Steve Jobs était un génie comme le fut Léonard de Vinci, on peut être un génie de l’ébénisterie comme un génie des mathématiques. Cette évidence cependant fut longue à construire et c’est ce que s’emploie à montrer Jean-Alexandre Perras, dans une vaste étude au plus près de la langue, qui s’attache à décrire les soubassements de cette catégorie intellectuelle.

2L’analyse de l’auteur est conduite en trois parties et adopte, pour l’ensemble, une démarche à la fois chronologique et lexicographique. J.‑A. Perras distingue trois moments principaux, dans la longue période moderne, qui correspondraient chacun à une conception particulière du génie. Le premier de ces moments, celui qui court de Rabelais au début du xviie siècle, est celui de l’invention du terme dans une langue qui lui est d’abord quelque peu hostile. Le deuxième, qui couvre l’âge classique, est un temps de définitions plus précises, dans le cadre contraignant des conceptions classiques. Enfin, le troisième, au xviiie siècle, serait celui de l’expérience esthétique et de l’individuation du génie.

3C’est que le génie, d’abord, en effet, n’est pas la propriété d’une personne mais bien plutôt celle d’une langue. Le terme apparaît pour la première fois chez Rabelais, selon J.‑A. Perras, lorsque Pantagruel rencontre l’écolier Limousin, qui cherche à contrefaire la langue des Parisiens. Alors que Pantagruel lui reproche d’être tout à fait incompréhensible, l’écolier s’en défend en expliquant que son « genie n’est poinct apte nate à ce que dict » (p. 23). Le génie est alors un rapport particulier à la langue, une adéquation entre un tempérament personnel, en réalité pour l’essentiel défini par une inscription socio-culturelle, et un ensemble d’usages possibles pour les mots. Pantagruel s’emploie par la suite à montrer à l’écolier — force à l’appui – que son génie n’est pas celui des Parisiens mais celui de la langue limousine et qu’il n’y a qu’en la parlant qu’il est véritablement naturel. C’est donc en exploitant, assez librement, le genius latin que Rabelais construit en français la catégorie de génie : le génie est une disposition à la fois personnelle et collective qui définit un ensemble d’aptitudes. Il est personnel en cela que chacun est plus ou moins apte à faire ceci ou cela mais collectif en ceci que le génie est une catégorie générique, une inscription dans un ensemble plus vaste, par exemple celui des Parisiens ou des Limousins, aptes à parler leur langue.

4La question du génie est alors étroitement associée à ce qui appartient en propre à un individu et au groupe dont il est membre. De ce point de vue, le problème le plus brûlant, en matière de génie, au xvie siècle, est celui du génie des langues et en particulier du génie de la langue française. Comme pour le Limousin de Rabelais, il s’agit de savoir ce que la langue française, par son génie, est apte à exprimer ou non. Faut-il importer des mots étrangers ? Doit-on emprunter abondamment à l’italien ou au latin ? Ou bien est-il préférable, au contraire, de préserver une langue proprement française ? Cette discussion autour de la langue met le poète, et plus généralement l’écrivain, au centre de la figure du génie de l’époque. Le génie du poète devient alors le génie de la langue en cela que c’est par son génie, par son sens de ce qui est apte ou non à passer dans la langue, que le poète va enrichir celle-ci. Le génie est ainsi, paradoxalement, une catégorie qui consolide les communautés et institue les décalages. Avoir le génie de la langue, être un poète de génie, c’est en effet en même temps saisir ce que la langue que l’on emploie a de plus particulier et le préserver, et ajouter à cette langue des mots nouveaux, de manière si naturelle qu’ils passent pour admis.

5Le siècle classique doit bâtir sur cet équilibre délicat entre préservation et innovation, entre génie linguistique collectif et génie poétique personnel. La tension entre le génie et la règle est rapidement identifiée et la question de l’imitation demeure au centre des débats. Nombreux sont les poètes en effet à se targuer de leur génie pour se livrer à des extravagances que la règle condamne mais ces écarts, qui justement n’ont rien de naturel et échappent donc au génie de la langue, sont tôt décrits comme un mauvais usage du génie. Le vrai génie est en effet celui qui assimile la règle et qui s’en sert pour atteindre le sublime et le sublime ne dépasse jamais la règle que parce qu’il l’a parfaitement comprise. Cette poétique générale du génie offre ainsi un périmètre étroit aux débats du siècle précédent et empêche tout débordement de la veine poétique. La question de l’imitation, pour autant, n’est pas résolue et deux métaphores viennent dominer le débat, qui décrivent le bon et le mauvais poète. Le bon poète, semblable à l’abeille, va butiner à toutes les fleurs pour faire son propre miel : son génie est un génie qui est fait d’érudition et d’imitation. Le mauvais poète, en revanche, a l’égocentrisme casanier de l’araignée qui, après avoir construit sa toile, attend dans un coin que la nourriture vienne à elle, qui croit pouvoir subvenir à ses besoins sans fréquenter le monde et qui, surtout, ne construit rien d’utile. L’imitation est bien essentielle au génie du poète, pour peu que cette imitation aboutisse à des résultats utiles à la société et que les modèles étrangers soient doux comme le miel sur la langue. Avec ces théories de la règle et de l’imitation, le siècle classique verrouille le modèle du génie.

6Le développement de ce que J.‑A. Perras appelle « l’expérience esthétique » (p. 252), au siècle suivant, vient considérablement compliquer ces dispositifs intellectuels. Au xviiie siècle en effet, le génie est soumis à l’opposition ou bien à la relation complémentaire entre l’intelligence et le sentiment. Alors que de nombreuses réflexions se développent, sur le plan physiologique, pour tenter de déterminer ce qui permet à certains d’être géniaux et cantonnent les autres à une intelligence et une sensibilité communes, la régularité classique, sans être entièrement supprimée, est bousculée par la recherche des spécificités individuelles. Le problème classique subsiste cependant, qui consiste à distinguer les extravagances des mauvais poètes du génie véritable. À nouveau, c’est l’adéquation entre un génie linguistique collectif et un tempérament individuel exceptionnel qui offre la solution : le génie a des idées extraordinaires, il est vrai, mais ses idées arrivent, dans l’histoire, au moment idéal. En quelque sorte, le génie, tel qu’il est perçu par ses contemporains, est la rencontre opportune, par les hasards de l’histoire, entre le bon esprit et le bon moment.

7Les conceptions qui gouvernent à cette rencontre peuvent être fort différentes et les analogies de l’époque classique cessent de fonctionner de manière univoque. L’araignée, par exemple, peut être vantée par la complexité abstraite de sa toile, qui vibre et la rend sensible à ce qui se passe tout autour d’elle. Ce qu’elle a de laid et de difforme, loin de souligner une imperfection de son caractère, lui permettrait de percevoir le monde avec une acuité exceptionnelle. Les fils de la toile qui vibrent sont proches, bien sûr, des cordes vibrantes du clavecin de Diderot, dans le Rêve d’Alembert, auquel l’auteur consacre de longs développements. Dans tous les cas, le xviiie siècle s’ouvre à une pluralité de conceptions de génie, qui toutes s’attachent à comprendre l’adéquation entre un être au tempérament exceptionnel et une époque capable, malgré tout, de le reconnaître.

8Ce parcours proposé par l’Exception exemplaire ne manque pas d’intérêt et il faut assurément souligner la rigueur dont il fait preuve dans l’analyse des faits de langue et des théories abstraites du génie. Sa volonté d’embrasser d’un même regard l’ensemble de l’époque moderne permet ainsi de voir évoluer dans le détail des élaborations conceptuelles une même catégorie à la fois linguistique et philosophique et d’en saisir toute la complexité. On regrettera cependant que l’aspect proprement culturel du problème soit presque entièrement négligé, malgré une introduction prometteuse en la matière. En effet, alors même que Jean-Alexandre Perras débute son ouvrage en méditant les usages contemporains du génie dans le marketing et les opérations de communication, cette perspective culturelle est délaissée dans le corps de l’analyse.

9On peine à penser, pourtant, que la construction de la célébrité, en tant que phénomène socio-culturel, n’ait pas beaucoup influencé la manière dont le génie était théorisé et, dans l’ensemble, l’étude proposée par l’ouvrage parait quelque peu abstraite. Il est donc à souhaiter que cet important travail philosophique et lexicographique soit bientôt complété par un examen approfondi des mises en scène culturelles du génie, pour que nous puissions accéder à une compréhension complète de cette catégorie essentielle.