Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Mars 2017 (volume 18, numéro 3)
titre article
Clarisse Evrard

Reines illustres aux corps de femme et cuer d’omme, la version des faicts de Sébastien Mamerot

Sébastien Mamerot. Le Traictié des Neuf Preues, édition critique par Anne Salamon, Genève : Droz, coll. « Textes littéraires français », 2016, CCXLVIII‑270 p., EAN 9782600018708.

Genèse d’une démarche éditoriale

1Si éditer des textes médiévaux est un outil indispensable pour comprendre et interroger la littérature, la culture et la société du Moyen Âge, ce genre d’édition soulève toutefois de nombreuses questions quant à la démarche scientifique à adopter1. Anne Salamon, dans son édition critique du traité de Sébastien Mamerot consacré au motif des Neuf Preuses, n’est pas sans s’interroger sur cette question et justifie avec une grande clarté les choix éditoriaux effectués tant du point de vue de l’organisation du texte, de sa transcription que des choix de graphie et d’apparat critique. Cet ouvrage est issu de sa thèse soutenue en 2011, intitulée Écrire les vies des Neuf Preux et des Neuf Preuses à la fin du Moyen Âge : étude et édition critique partielle du Traité des Neuf Preux et des Neuf Preuses de Sébastien Mamerot (Josué, Alexandre, Arthur ; les Neuf Preuses), et sera complété par l’édition du traité consacré aux figures masculines.

2Motif littéraire peu connu de nos jours, ce thème des Neuf Preux et Preuses a pourtant rencontré une fortune artistique considérable jusqu’au xvie siècle, que l’on pense aux tapisseries, aux fresques, aux émaux ou encore aux gravures2. Cette dimension iconographique a ainsi constitué la majeure partie des études qui lui ont été consacrées, tandis que les analyses littéraires ont pour l’essentiel porté sur les origines et la paternité de ce motif. Pourtant, trois compilations, qui « apparaissent comme l’aboutissement d’un processus d’autonomisation du motif » (p. XVII) ont été rédigées en France entre 1460 et 1507, sans avoir fait l’objet d’une étude approfondie. A. Salamon propose ainsi de revenir sur celle établie par Sébastien Mamerot, la seule à présenter un traité consacré au pendant féminin des Neuf Preux. Outre cette originalité, l’ensemble du traité des Neuf Preux et Neuf Preuses, connu grâce aux deux manuscrits conservés à l’Österreichische Nationalbibliothek de Vienne (cod. 2577‑2578, respectivement de 486 fol. et de 51 fol.), pourrait être la plus ancienne compilation sur ce motif. D’un point de vue littéraire et historiographique, la démarche d’édition se trouve ainsi pleinement justifiée. Pour en rendre compte, l’auteur organise son ouvrage en deux grandes parties : une longue introduction permettant de retracer l’histoire du manuscrit, de sa commande par Louis de Laval à sa réalisation, de proposer une étude littéraire, générique et stylistique du texte et, enfin, de poser la démarche scientifique mise en œuvre, avec la description précise du manuscrit et des données codicologiques, les principes d’édition et l’étude fouillée de l’état de la langue. La seconde partie, l’édition du traité lui‑même, est complétée d’un large apparat critique, en particulier concernant les sources utilisées par Mamerot, un index, un glossaire et les tables des rubriques et des enluminures.

« Prologue du petit Traictié des IX Preues » (fol. 221a) : histoire & identité générique d’un manuscrit

3L’histoire du manuscrit est entièrement connue de sa genèse à sa réalisation, ce qui présente un intérêt majeur à la fois pour l’étude de l’ouvrage à proprement parler que pour l’histoire du livre médiéval. Ainsi, Louis de Laval (1410/1411‑1489), grand amateur d’art et bibliophile, a commandé à Sébastien Mamerot (1417 ?‑après 1478), ecclésiastique entré au service du seigneur breton comme auteur et traducteur avant 1458, deux compilations consacrées aux Preux (cod. 2577 et cod. 2578, fol. 1 à 220v) et Preuses (cod. 2578, fol. 221r à 271r) qu’il réalise entre 1460 et 1468. Le copiste est également connu grâce au manuscrit même qu’il a reproduit à Troyes en 1472 (cod. 2578, fol. 271r) : il s’agit de Robert Briart dont on sait peu de choses, si ce n’est qu’il exerçait cette fonction de manière permanente à la cour de Louis de Laval. Deux enlumineurs ont illustré les manuscrits de Vienne, dans leur atelier de Bourges entre 1470 et 1480 : le Maître du Missel de Yale, dont l’identification fait débat, pour neuf enluminures et surtout le célèbre Jean Colombe, dont Louis de Laval est un client habituel, pour les cinquante‑six autres. Le manuscrit qui raconte la vie des Neuf Preuses comporte neuf enluminures, la plupart de la main de Jean Colombe, représentant, pour chaque Preuse, un fait d’armes.

4L’intérêt de Louis de Laval pour ce motif littéraire amène à revenir sur l’histoire du thème lui‑même. La liste canonique des Neuf Preux (Hector, Alexandre, César, Josué, David, Judas Maccabée, Arthur, Charlemagne et Godefroy de Bouillon) apparaît pour la première fois dans les Vœux du Paon (1312‑1313) et connaît une large diffusion dans toute l’Europe avec de nombreuses traductions et imitations. On passe d’une liste insérée dans un récit à un motif littéraire autonome qui devient le sujet de nombreux ouvrages. Le catalogue de noms se voit ainsi enrichi d’excursus biographiques plus ou moins développés. A. Salamon emprunte à juste titre la notion de « biographèmes » à Roland Barthes3 permettant d’opposer « la spécificité des faits attachés à chaque preux » à « la récurrence de schémas répétitifs et de motifs communs qui font tendre les personnages du côté du stéréotype » (p. LXVI‑LXVII).

5La genèse du pendant féminin aux Neuf Preux est plus problématique. Tout d’abord, la liste présente un caractère instable : les différentes occurrences sont comparées depuis le Livre de Lëesce (1373‑1387) de Jehan Le Fèvre à l’entrée royale d’Henri VI d’Angleterre à Paris en 1431. Ainsi, si les noms de Sémiramis, Sinope, Penthésilée, Hippolyte et Tomyris sont canoniques, les quatre autres héroïnes varient selon les listes conservées. De plus, la question des origines du motif pose problème et A. Salamon s’attache à questionner l’ensemble des hypothèses avancées à ce sujet depuis le Livre de Lëesce au De claris mulieribus de Boccace et propose comme source la plus probante l’Histoire ancienne jusqu’à César, hypothèse convaincante du fait de la large diffusion du texte, d’une part, et de la place accordée aux prouesses des héroïnes et de leur ancrage dans une dimension historique, d’autre part. Pour autant, le Livre de Lësce est bien le premier texte conservé qui en fait une liste à part entière, catalogue d’exempla à fonction didactique, et qui dès lors qu’il prend le nom de « Preuses » évolue vers une fonction d’édification et de glorification.

6Cet historique d’un motif fluctuant dont la fortune iconographique dépasse la réception littéraire conduit à s’interroger sur le statut générique du texte proposé par Mamerot : sur quelle tradition littéraire s’appuie‑t‑il ? À quel genre cette compilation se rattache‑t‑elle ? Autant de questions que l’auteur explore en ouvrant différentes perspectives. La première, posée dès le début de l’introduction, est celle du choix du titre. En effet, titre et identité générique sont liés dans l’édition d’un texte médiéval. Quand les titres varient tant dans leur intitulé que dans leur orthographe, il est nécessaire d’établir des critères justifiant le choix effectué. S’appuyant sur les caractéristiques manuscrites et génériques énoncées par Peter F. Dembowski4, A. Salamon explicite son choix de Traictié des Neuf Preues, ce qui amène à poser ensuite la question du genre de ce texte. Un rapprochement est fait avec le genre des hommes et femmes illustres développé en Italie, que les traductions des œuvres de Boccace ont contribué à diffuser en France au xve siècle. Le traité de Mamerot s’apparenterait ainsi à des vies de femmes illustres sur le modèle de Boccace : y sont développées les biographies des Neuf Preuses, auxquelles s’ajoute celle annoncée dans le Prologue mais absente du manuscrit conservé, la vie de Jeanne d’Arc, dixième héroïne, ce qu’A. Salamon explique par les liens familiaux du commanditaire à la Pucelle.

« Corps de femme & cuer d’omme » (fol. 262a) : sources & description de la compilation

7La dernière partie de l’étude d’A. Salamon est consacrée au manuscrit viennois lui‑même : les sources utilisées par l’auteur, la description précise du manuscrit et son édition accompagnée de différentes analyses permettent d’en rendre compte avec exhaustivité. L’étude des sources est particulièrement intéressante pour comprendre la structure du texte même et le travail du compilateur : certaines sources sont communes au Traictié des Neuf Preux, telles l’Histoire ancienne jusque César et la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes, le Speculum Historiale de Vincent de Beauvais ou encore l’Historia destructionis Trojae. Mais, à la différence de la première compilation, Sébastien Mamerot ne précise pas clairement ses sources, la seule indication donnée étant celle du Prologue :

je me suys efforcé couchier a mon pouoir la verité et en brief selon aulcuns tres anciens volumes qui me ont esté tres diffficiles a trouver et conjoindre avec les communs, lesquelz ensuivans en aulcuns pas et non en tous, obstant leur obscurité, et invocant le divin ayde, j’ay commencé en ceste maniere. (fol. 221d)

8Imitatio, variatio et inventio président donc à la rédaction de la compilation et compliquent la recherche des sources pour lesquelles il faut en plus distinguer ce qui relève des sources « communes » de celles « obscures ». Pour ce faire, A. Salamon étudie avec précision les procédés d’amplification, de variation et de dramatisation par rapport aux sources, compare les structures des vies, certaines telles celles de Sémiramis et Tomyris étant très détaillées, alors que d’autres, comme celles d’Hippolyte et de Teuta sont très brèves. Cette analyse est enrichie d’un tableau de synthèse permettant au lecteur d’avoir un panorama des sources compilées et de nombreuses notes critiques lui permettant de faire un va‑et‑vient entre le texte et sa source.

9Si variations et créations sont les principes guidant la rédaction de la compilation, chaque vie suit une structure fixe en six parties : après une introduction présentant la généalogie et la situation de la Preuse, un passage est consacré à l’élément perturbateur qui fait de chaque reine une virago, ce qui est ensuite illustré par une partie sur ses faits d’armes. Après la narration de son retour de campagne militaire et de la fin de son règne, l’auteur raconte la mort du personnage et clôt la vie du personnage sur une formule type. L’étude comparée de ce schéma amène à souligner le caractère stéréotypé de chacune des héroïnes, leur vie devenant un exemplum, comme le met en avant la conclusion de l’étude de la structure du manuscrit :

Alors que les Preux atteignent un statut canonique par amalgame de versions concurrentes et sélection des éléments et détails les plus connus, les Preuses y accèdent par des récits plus stéréotypés qui font ressortir des vies individuelles une signification générale ; à travers leur parcours singulier émerge la figure de la femme forte, capable de régner sans homme, puisqu’elle en a toutes les qualités, et aussi bien qu’un homme, comme le prouve la prospérité de leur royaume. (p. CXX‑CXXI).

10En effet, la lecture du traité invite à vérifier cette conclusion. Sémiramis, première des Preuses, prend « cuer d’uomme » en se travestissant pour asseoir son pouvoir et s’impose grâce à ses victoires et conquêtes militaires sur les Gangarides et les Éthiopiens. Vient ensuite l’histoire de Lampedo, première reine des Amazones, qui, par son éloquence et sa bravoure, parvient à agrandir et faire prospérer son royaume. La troisième Preuse, Sinope, se révèle comme la figure de la vengeance en arme : pour venger la reine Marpésia, sa mère, elle organise son armée, mène de nombreuses conquêtes puis négocie d’égale à égal avec Hercule et Thésée. Déipyle illustre la femme de courage, prête à se rendre à Thèbes pour récupérer le corps de Tydée, et contribue à la destruction de la cité ennemie et au maintien d’Argos, la cité de son père. Argia, sa sœur et cinquième Preuse, s’impose comme figure de la résistance, luttant pour maintenir son royaume à la mort de son mari, Polynice. Hippolyte, sœur de Sinope, multiplie les exploits militaires tant pour le royaume des Amazones que pour son fils Hippolyte après son mariage avec Thésée. Penthésilée, nièce de Sinope et d’Hippolyte, s’inscrit dans le même parcours que les autres Amazones par ses conquêtes militaires en Afrique, ses combats victorieux contre les guerriers grecs pendant la guerre de Troie jusqu’à sa défaite finale contre le fils d’Achille. Tomyris, reine des Amazones et des Scythes, concentre les différentes facettes jusqu’alors exploitées : bravoure, sagesse et intelligence qui lui permettent de défier Cyrus et de l’emporter sur lui avec l’image finale de la tête de Cyrus tranchée et jetée dans un tonneau de sang qui contribue à la cristallisation de cette figure. Teuta, reine de d’Illyrie et de Slavonie, vient parachever cette galerie de reines guerrières par sa lutte acharnée contre les Romains pour imposer son pouvoir. Mamerot propose donc neuf portraits en actes de reines de l’Antiquité païenne qui, par leurs discours, leurs missives, leur capacité à se faire chef d’armée ou encore leur bravoure individuelle au combat, incarnent chacune à leur manière la femme forte dans une double perspective de glorification et d’édification.


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11La grande richesse de ce manuscrit est ainsi présentée, étudiée et éditée avec précision et exhaustivité tout au long de l’ouvrage, de l’historiographie du motif à l’histoire du manuscrit, de l’analyse littéraire, générique et stylistique du traité à son étude linguistique et lexicale détaillée. Si de nombreuses et nécessaires comparaisons avec le traité consacré aux figures masculines sont effectuées, le lecteur ne peut qu’avoir hâte de voir publier l’édition critique du Traictié des Neuf Preux et ainsi de pouvoir découvrir et lire cette luxueuse et savante production dans son ensemble.