Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2017
Octobre 2017 (volume 18, numéro 8)
titre article
Maxime Pierre

Sénèque et la pantomime : le spectaculaire retrouvé ?

Alessandra Zanobi, Seneca’s Tragedies and the Aesthetics of Pantomime, London‑New-York : Bloomsbury Academic, 2014, 240 p.

L’hypothèse de la pantomime

1Jouable ou injouable ? Le débat est aujourd’hui clos : si Sénèque n’a pas composé ses pièces selon les codes de la tragédie attique, cela ne signifie pas qu’elles ne sont pas écrites pour le théâtre. La discussion ne porte donc plus sur une théâtralité de Sénèque envisagée suivant les canons aristotéliciens, mais sur le type de spectaculaire offert par ses tragédies1. Tout en poursuivant les codes du théâtre tragique républicain, l’auteur intègre toutes les techniques du langage de la culture romaine : l’argumentation contradictoire issue de l’éloquence, les descriptions et les récits épiques diffusés par les homéristes, les chants lyriques, les argumentations philosophiques, ou les sujet de controverses2. L’art scénique de Sénèque se limite‑t‑il à cette synthèse ?

2Outre ces aspects verbaux, Alessandra Zanobi repère une influence de la danse de pantomime3, genre en vogue à la même époque : cette proposition avait déjà été formulée mais n’avait jamais véritablement été explorée dans le détail4. Le renouveau récent des études sur le sujet, tant en France que dans le monde anglo‑saxon, permet à l’auteur de développer cette thèse, et l’on ne peut que s’en réjouir car elle ouvre de nouvelles pistes pour comprendre le spectaculaire tragique à Rome5. Sénèque, un auteur influencé par la pantomime : jusqu’à quel point, et comment ?

Sénèque sans Aristote

3L’auteur formule l’hypothèse d’une perméabilité et d’un « enrichissement des genres ». De fait, le répertoire des pantomimes correspond à celui de Sénèque : on y retrouve l’ensemble des personnages sénéquiens, et plusieurs témoignages confirment en particulier la récurrence de Phèdre, Œdipe ou Hercule6. En outre, les tragédies de Sénèque et la pantomime présentent volontiers au spectateur les mêmes scènes sanglantes : le banquet cannibale de Thyeste, la folie meurtrière d’Hercule, ou le suicide de Phèdre... Il est donc tentant de penser que Sénèque aurait enrichi le genre tragique en important l’esthétique de la pantomime, avec pour conséquence un changement de spectaculaire : les tragédies de Sénèque présentent un personnage enfermé dans une passion et plus enclin aux monologues qu’aux dialogues. Cette façon de mettre le pathos d’un personnage au centre du spectacle proviendrait des solos de pantomimes. Ainsi le traitement spécifique de Phèdre, dont la passion destructrice structure la pièce jusqu’au suicide, s’expliquerait non pas par l’imitation d’une pièce perdue, mais par l’esthétique des pantomimes7.

4L’influence de ce genre permettrait également d’expliquer que les tragédies de Sénèque sont moins « dramatiques » que les tragédies attiques. De fait, le spectacle consiste moins en une succession ordonnée d’« actions » qu’en une superposition de « tableaux ». La pantomime proposerait de nouvelles normes : l’esthétique du tableau relaierait la logique de l’action. Ainsi, la description de paysages — enfers d’Hercule Furieux, forêt effrayante du Thyeste et d’Œdipe — serait directement empruntée à la pantomime. Moins dramatique, la tragédie de Sénèque n’en serait pas moins un spectacle. Une tragédie aussi peu dramatique que les Phéniciennes — et donc apparemment mal structurée — reprend alors tout son sens comme diptyque présentant successivement sur scène Œdipe et Antigone puis Jocaste et ses fils. La plus bizarre des tragédies du corpus serait dès lors la plus sénéquienne.

5Pour le dire autrement, Sénèque — et cela contre les préceptes d’Horace — construirait un spectacle non aristotélicien : la succession de tableaux, conforme à l’esthétique de la pantomime, enfreint l’idée d’un spectacle basé sur le développement linéaire d’unehistoire. Cette nouvelle logique conduit ainsi Sénèque à doubler certains passages lorsque cela contribue à enrichir le spectacle : par exemple, la description par la nourrice du rituel de Médée, poursuivie sous forme de monodie par Médée elle‑même. La variété et le plaisir du spectacle priment sur l’urgence de l’action.

Un chœur sans choreutes

6On aimerait approfondir les stimulantes propositions de ce livre, lorsque par exemple l’auteur remarque la « non‑intégration du chœur » aux tragédies de Sénèque. Le chœur sénéquien utiliserait‑il les techniques de la pantomime ? Un témoignage de Vitruve, confirmé par l’archéologie, nous indique qu’à l’époque d’Auguste le chœur jouait sur scène :

Si nous donnons plus de largeur au plateau (pulpitum) que les Grecs, c’est parce que tous les artistes (artifices) jouent sur scène (in scaena) ; l’orchestre (orchestra) est réservé pour les sièges des sénateurs8.

7Dans la mesure où l’orchestra n’est plus utilisée pour le jeu, il semble que le chœur intègre le groupe des musiciens sur scène. En d’autres termes, nous n’aurions plus affaire à des « choreutes » au sens grec du terme mais à des « choristes » : non plus des personnages chantant et dansant comme dans la tragédie attique, mais des chanteurs, n’existant que par leur voix. Et de fait, dans la langue latine le mot chorus ne désigne pas un groupe d’acteurs et de danseurs mais un groupe de chanteurs : c’est ce mot qui désigne l’orchestre au son duquel évolue le danseur de pantomime9. Cette hypothèse est d’autant plus séduisante qu’elle pourrait permettre de résoudre les difficultés des interprètes modernes à comprendre le jeu du chœur. Si ce chœur est analogue à celui des pantomimes, on ne s’étonnera plus que la parodos ou l’exodos attiques soient si difficiles à déceler dans le théâtre de Sénèque. Au lieu d’imaginer de complexes entrées et sorties réalistes coïncidant avec les paroles d’un chœur‑personnage10, nous pouvons imaginer que celui‑ci n’existe que par sa voix. Il est dans ce cas inutile de faire des interprétations réalistes sur ce qu’il « comprend », ce qu’il « voit » ou ne « voit pas » pour justifier sa présence sur scène : il n’agit pas en tant que personnage, mais comme groupe de chanteurs et, à ce titre, reste sur le plateau de bout en bout de la pièce. Que ce groupe de chanteurs puisse intervenir et prendre une voix plus individuelle ne contredit pas cette hypothèse. La voix des choristes devient alors temporairement une voix d’interlocuteur avant de redevenir une voix abstraite.

8Il est vrai que notre hypothèse soulève de nouvelles questions : si le chœur n’est pas un personnage, quand chante‑t‑il ? Hors des cantica lyriques, doit‑on supposer qu’il chante par exemple les monodies des acteurs comme il le fait dans la pantomime ? Plusieurs moments seraient propices à un tel chant : le rituel magique de Médée par exemple ou le prologue d’Hippolyte dans Phèdre. Dans ce cas — et ce n’est pas la moindre conséquence — nous sommes invités à revoir dans le détail la façon d’éditer ces pièces publiées depuis la Renaissance comme des tragédies attiques.

Le retour de la danse

9Autre question : A. Zanobi nous invite à réfléchir aux liens entre la gestualité tragique et la danse de pantomime. De fait, ce que les modernes désignent par le terme « pantomime », est désigné chez les Romains et les Grecs par le mot « danse » et associé à la tragédie et à la comédie. En grec, on nomme cet art « danse tragique » (tragikē orchēsis) et l’artiste « acteur de mouvement tragique rythmé ». En latin, on la nomme fabula, le même terme qui désigne la tragédie ou la comédie, avec l’ajout de l’adjectif « dansée » (saltata), soulignant que la danse est désormais omniprésente11. Athénée l’affirme explicitement : cette nouvelle technique scénique, inventée sous Auguste par Bathylle et Pylade, et qu’il nomme « danse italique », est extraite des danses de la tragédie, de la comédie et du drame satyrique12. Sénèque le Père fait de Bathylle et de Pylade des acteurs de « tragédie » et de « comédie13 ». Si leur danse et nommée « italique », alors que ces danseurs sont d’origine grecque, n’est‑ce pas parce qu’ils utilisent une technique issue de la scène romaine14 ? On doit certes noter des ruptures, notamment dans le costume, le masque à bouche fermée, l’usage continu du canticum ou le développement considérable de l’instrumentarium. En outre, Bathylle et Pylade développent les techniques mimétiques de façon tout à fait nouvelle, sans doute à partir d’autres genres tels que l’hyporchème ou le mime. Il n’en demeure pas moins que dans cette nouvelle synthèse une filiation avec les danses tragiques est indéniable15.

10Dans quelle mesure les innovations mimétiques de la pantomime — le recours à des poses empruntées à la statuaire, le langage des mains ou chironomie — sont‑elles en retour intégrées par les tragédies de Sénèque ? A. Zanobi montre que ce dernier valorise le corps dans ses descriptions de personnages : mouvements de tête, des mains et des jambes qui rappellent la gestualité des danseurs. Est‑ce à dire que les descriptions corporelles fréquentes dans les pièces de Sénèque supposent une gestualité de pantomime ? Une telle interprétation supposerait que la danse et les mots soient redondants. À moins que les descriptions sénéquiennes, par leur sens du détail, rivalisent par les mots avec la chironomie des danseurs16 ? À la chironomie gracieuse des pantomimes qui font tout voir par leurs gestes, Sénèque substituerait les mots qui disent tout. Pour poursuivre notre comparaison avec les arts scéniques du Japon, le spectacle de Sénèque s’apparenterait aux formes hiératiques de danse du nô, dont le sens est donné par le texte des chanteurs. Par opposition, la pantomime, par son mimétisme intégral, serait plus proche des danses naturalistes du kabuki17. Nous aurions affaire à des formes complémentaires, nées dans une même culture, mais qui se répondent par des esthétiques opposées.

11Encore doit‑on établir quels passages sont dansés et lesquels ne le sont pas. Les passages chantés par le chœur supposent‑ils une danse des acteurs sur scène ou s’agit‑il de simples pauses musicales ? La danse est‑elle réservée à certains passages tels la monodie de Médée, ou à l’ensemble de la pièce comme dans la pantomime ? Toute danse est‑elle accompagnée par le chant du chœur ? Tout dépend sans doute de ce que l’on nomme « danse », mot qui dans l’Antiquité recouvre une variété gestuelle plus vaste que la nôtre18. Si certaines danses imiteront des postures tirées des arts plastiques, d’autres des actions — comme le rituel de magie de Médée —, il est possible que d’autres formes gestuelles soient moins mimétiques. Au fond, il n’est pas impossible de penser l’ensemble de la pièce comme « dansée » (saltata) à condition de préciser quelle gestualité englobe alors ce terme polysémique.


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Éloge de la complémentarité des arts

12Le terme « tragédie » fait partie des mots les plus piégés de la langue française : usé par des emplois trop nombreux, il a fini par devenir insignifiant19. La thèse d’A. Zanobi permet de revivifier le terme tragoedia à Rome en tant que spectacle total, mobilisant les mots, la musique et le corps. Jusqu’où faut‑il rapprocher la tragédie de la pantomime ? Sans doute un gros travail reste à faire dans l’exploitation de cette hypothèse. En tout cas, la thèse de l’auteur a le mérite de montrer que les arts scéniques ne sont pas figés et évoluent. Si le spectaculaire de Sénèque est original, c’est qu’en dialoguant avec les formes scéniques existantes, il renouvelle les conventions tragiques. Est‑ce si surprenant ? Récemment, Jean‑Jacques Tschudin rappelait comment le kabuki au Japon avait emprunté successivement au et au bunraku tout en innovant progressivement et en créant son propre langage spectaculaire : les trois arts n’ont cessé depuis leur création de dialoguer, empruntant sans cesse les uns aux autres, sans que l’un ne remplace l’autre20. La situation est sans doute similaire à Rome où toutes les formes de spectacles coexistent. Ainsi, Apulée nous informe qu’au deuxième siècle à Carthage, tous les types d’acteurs —mimes, tragédiens, comédiens, pantomimes, équilibristes et mêmes prestidigitateurs, regroupés sous l’appellation ludiones — jouent dans le même théâtre21 : belle façon de rappeler la proximité des arts scéniques et la nécessité de les confronter entre eux pour mieux les comprendre.