Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2017
Octobre 2017 (volume 18, numéro 8)
titre article

1L’injouable est jouable. Que cache ce paradoxe ? C’est l’une des questions auxquelles tente de répondre en une centaine de pages L’Injouable au théâtre, dossier dirigé par Alice Folco et Séverine Ruset, composé de six articles et d’un entretien, le tout publié dans le numéro 267 de la Revue d’Histoire du Théâtre (2015)1. Ce beau et riche numéro est issu d’un colloque tenu à Grenoble en 2013 qui a également donné lieu, plus récemment, à un hors série de European Drama and Performance Studies (2017) intitulé Déjouer l’injouable : la scène contemporaine à l’épreuve de l’impossible2. Si les deux chercheuses réactivent la question de l’impossible théâtral, dix ans après la publication d’Impossibles théâtres xixexxe siècles qui était aussi le fruit d’un colloque grenoblois3, et si elles citent cet ouvrage dès le début de leur introduction de 2015, leur démarche s’en démarque dans la mesure où elles entendent s’atteler surtout à l’explication du terme « injouable » :

Ce dossier se propose de poser des jalons pour explorer les multiples connotations d’un terme, qui, justement parce qu’il n’est pas un concept stable, défini par une tradition théorique ou poétique, fonctionne comme un révélateur fin des présupposés esthétiques de ceux qui l’emploient. Il ne s’agira donc pas de faire l’histoire des textes dramatiques privés de scène, du théâtre « dans un fauteuil », pour reprendre le titre du recueil de Musset, mais d’examiner les variations d’extension et de compréhension du terme « injouable » dans le temps, en accordant une importance particulière au point de vue des praticiens, a priori les mieux placés pour appréhender ce qui concrètement résiste au passage à la scène4.

2L’introduction se présente dès lors comme un

florilège qui […], sans être une étude lexicographique exhaustive, permet […] de mesurer le fossé qui nous sépare à certains égards de la vie théâtrale des siècles précédents, tout en donnant un aperçu des principales acceptions du terme depuis le xviiie siècle5.

3Profitons‑en pour réfléchir à l’usage que les contributeurs du dossier de 2015 font du terme, après toutefois avoir présenté l’introduction d’A. Folco et S. Ruset, qui en propose avantageusement une brève histoire. Nous reviendrons sur le dossier de 2017 par la suite.

Que signifie « injouable » ?

4Voltaire serait le premier à faire usage du terme. Est citée une lettre dans laquelle il s’adresse à Étienne‑Noël Damilaville en 1767 : « Vous aurez Les Scythes incessamment à condition qu’ils ne seront point joués ; la raison en est que la pièce est injouable avec les acteurs que nous avons6 ». A. Folco et S. Ruset commentent :

Pour des raisons de distribution, les conditions n’étaient pas réunies, en janvier, pour jouer Les Scythes, et « injouable » signifie ici : « que l’auteur lui‑même refuse momentanément de voir jouer », « qu’il n’est pas opportun de créer dans un contexte donné »…

5Or :

Ce sens somme toute très nuancé du terme « injouable » va assez rapidement se perdre à l’usage, tandis que le jugement de valeur se met à concerner moins les comédiens que les textes eux‑mêmes. De manière symptomatique, dans la plupart des occurrences que l’on peut relever dans les quotidiens au xixe siècle, l’adjectif est employé sur un mode assez péremptoire, sans justification : il désigne, en creux, une certaine norme du théâtre, renvoyant à un implicite supposément partagé (la supériorité du modèle de la « pièce bien faite »). L’injouable devient alors une caractéristique essentielle, et indiscutable, du texte dramatique : dire d’une chose qu’elle est injouable revient à signifier qu’elle le serait pour tous, et dans l’absolu. La généralisation tend parfois même à se faire hyperbolique : dire d’une pièce qu’elle est « injouable » sous‑entend tout simplement qu’elle est mauvaise7.

6Il y a bien dans cette histoire du terme une hésitation qui se fait jour entre le plan de la contingence (injouabilité relative) et le plan de l’essence (injouabilité absolue) — hésitation commune d’ailleurs à tous les diagnostics qui pointent l’inadéquation d’un objet (le plus souvent un texte) au théâtre. C’était également le cas dans Impossibles théâtres xixexxe siècles, auquel A. Folco et S. Ruset font à nouveau référence lorsqu’il s’agit pour elles de constater provisoirement qu’au xxe siècle, « l’idée d’injouable est périmée, obsolète. En théorie, il n’y a plus d’“impossibles théâtres”. » Constat provisoire, dans la mesure où A. Folco et S. Ruset formulent l’hypothèse que le contemporain ne ferait pas exception en matière d’injouable. Sur ce point, leur dossier se distingue peut‑être de l’ouvrage dirigé par Bernadette Bost, Jean‑François Louette et Bertrand Vibert en 2005 :

On pourrait être tenté de penser que l’injouable coïncide avec les normes et canons d’un certain âge, révolu, du théâtre : apparue au moment où, autour de 1750, un paradigme pictural et illusionniste venait concurrencer le modèle rhétorique classique, la notion aurait pu tomber en désuétude à mesure que déclinait le même paradigme mimétique et s’ouvrait, avec le tournant de la modernité, l’ère du metteur en scène. En réalité, l’idée que tout serait possible au théâtre, fondée sur un raccourci du « faire théâtre de tout » vitézien, repose sur (au moins) deux fictions conjointes. Premièrement, le fantasme d’un spectateur moderne, qui serait absolument ouvert et réceptif à tout, sans tabous moraux ni surtout esthétiques […]. Deuxième fiction : une certaine forme de croyance en ce qu’on pourrait appeler la « toute‑puissance » du metteur en scène, qui serait capable de plier à sa volonté la matière décorative autant que les comédiens8.

7A. Folco et S. Ruset relèvent que le terme « injouable » continue d’ailleurs à être mobilisé :

Dans les faits, on constate […] que le mot n’est pas caduc dans la sphère théâtrale. Le terme a perdu sa portée générale et essentialiste : on l’utilise désormais entre guillemets, on parle de pièces « réputées injouables », ou « a priori injouables ».

8Selon elles, le mot aujourd’hui « peut être utilisé en tant que synonyme d’“obsolète” », « que l’on pourrait appeler l’“injouable par anachronisme”9. » « Dans ce cas, l’injouabilité est rétrospective, c’est‑à‑dire moins intrinsèque à l’œuvre que tributaire de ses conditions de réception et de production a posteriori. »

9Autre sens :

Plus largement, le terme ne désigne plus tant ce qui serait incompatible avec la scène que « ce que l’on ne sait pas comment jouer ». D’une certaine manière on en revient au sens originel voltairien, élargi désormais au processus de mise en scène tout entier, et assorti d’une valeur positive : il s’agit moins de pointer les limites d’un texte que d’interroger la notion même de jeu10.

10Ce sont ces deux acceptions que privilégie le dossier, qui est consacré au grand xxe siècle (env. 1880‑2015) dans son rapport, d’une part à l’« obsolescence » de « classiques » du théâtre et de l’opéra (voir les articles de Catherine Ailloud‑Nicolas11, de Stéphane Hervé12 et de Brigitte Joinnault13, ainsi que l’entretien avec Muriel Vernet14) ou de l’une de leur composante (les décors pour Marianne Bouchardon15, les personnages pour Anne Pellois16), d’autre part à l’incompatibilité de textes directement contemporains au metteur en scène, à l’image du théâtre de Raymond Roussel (Sophie Lucet17).

L’injouable « par anachronisme »

11C’est à notre sens un point très original du dossier (par rapport à Impossibles théâtres) qui pourtant devrait apparaître comme étant banal : original car il rappelle que l’histoire ne progresse pas forcément dans la direction d’une plus grande jouabilité des textes, banal car il est évident que l’injouable est fonction de contextes, variables dans la diachronie (quelque chose d’injouable peut devenir jouable par la suite et inversement) et dans la synchronie (quelque chose de jouable à un endroit ne l’est pas forcément ailleurs ; dernier point que n’examine pas le dossier).

12Le dossier offre deux exemples d’étude diachronique. S. Lucet, d’abord, constate qu’après avoir été jouées (mais sans grand succès), les pièces de Roussel sont généralement considérées comme injouables aujourd’hui et rarement « sollicitées à la scène ». Or

il importe de considérer [La Poussière de Soleils] à la fois dans son irritante énigme, mais également comme une très invitante « machine à jouer », susceptible de solliciter l’imagination des modernes et remettre le théâtre en jeu18.

13Ensuite M. Bouchardon émet l’hypothèse que la pièce Mangeront‑ils ? de Victor Hugo, publiée dans son Théâtre en liberté, « écrit[e] sans perspective de représentation immédiate19 » mais récemment mise en scène, révèle que « ce qui était peut‑être jouable dans la seconde moitié du xixe siècle ne l’est peut‑être plus au début du xxie siècle20. »

Entre l’époque à laquelle Hugo écrit Mangeront‑ils ? et l’époque contemporaine, l’extension du champ des possibles scéniques permettrait sans doute que soit relevé, aujourd’hui, le triple défi lancé par cette pièce à la représentation [sur les plans politique, technique et esthétique]. Mais les mêmes mutations qui dans l’intervalle d’un siècle et demi ont peut‑être rendu les didascalies représentables plus facilement au plan technique sont celles qui les ont assurément rendues problématiques au plan esthétique. […] À partir du moment où le plateau cesse d’être conçu comme la « représentation d’un espace » pour devenir « un espace de représentation », la féérie hugolienne n’y a plus sa place21.

14S. Lucet, d’abord, pose un diagnostic à propos de la réception critique du théâtre de Roussel :

« Impossible », « improbable », « injouable », sont les termes communément attachés au théâtre de Roussel par ses meilleurs commentateurs [Michihiro Nagata, Pierre Bazantay, Christelle Reggiani et Hermès Salcedo], quand on ne lui dénie pas simplement la qualité d’œuvre écrite pour la scène, en parlant de « non théâtre » [François Piron] – ou bien encore de « théâtre à ne pas jouer » [Denis Podalydès]22.

15S. Lucet s’attache dès lors à en retracer l’histoire en partant d’une étude du corpus. Après être revenue sur La Seine et l’article que Patrick Besnier consacre à ce texte dans Impossibles théâtres xixexxe siècles23, S. Lucet examine ce que l’on sait des représentations des adaptations pour le théâtre d’Impressions d’Afrique (Théâtres Femina et Antoine, 1911‑1912) et de Locus Solus (Théâtre Antoine, 1922), mais aussi des pièces L’Étoile au front (Théâtre du Vaudeville, 1924) et La Poussière de Soleils (Théâtres de La Porte-Saint‑Martin puis de La Renaissance, 1926‑1927). La conclusion est bienvenue :

Dans le parcours esquissé de ce projet de théâtre singulier […] il s’agissait de rappeler que loin d’être étranger aux contraintes et à la réalité du théâtre, Roussel s’y est confronté à travers l’engagement intense qui a été le sien — financièrement bien sûr, mais aussi artistiquement — lors de la création des quatre spectacles qui scandent la « carrière » de son œuvre au théâtre24.

16Pour M. Bouchardon, ensuite, l’injouabilité relative de Mangeront‑ils ? est l’occasion de développer une réflexion stimulante sur le jeu théâtral :

[…] ce programme qui préside à l’écriture de Mangeront‑ils ? survit donc à ses conditions d’élaboration, pour en faire un terrain d’exercice privilégié de l’art de la mise en scène. […] opter pour la distanciation […], la transposition […] ou le dépaysement […], revient […] à y introduire un jeu, au sens mécanique, pour permettre la poursuite du jeu, au sens ludique — rappelant, s’il en était besoin, qu’au théâtre, jouer, c’est toujours, plus ou moins déjouer25.

L’injouable & la question du jeu

17On peut restreindre le jeu (ainsi que le jouable et l’injouable, mais aussi le joué) à l’activité des comédiens — opération artificielle peut‑être, mais qui a l’avantage d’être économique sur le plan des idées26. A. Pellois étudie par exemple la manière dont Sarah Bernhardt et Mounet‑Sully emploient le terme « injouable » pour qualifier certains rôles — emploi où l’on retrouve l’ambivalence entre injouabilité absolue et injouabilité relative pointée dans l’introduction par A. Folco et S. Ruset :

Dans les exemples convoqués par les deux acteurs [Mounet‑Sully et Sarah Bernhardt], la notion d’injouable est déterminée par l’impossibilité d’incarner un personnage selon deux modalités différentes. Soit le personnage est impossible à incarner de manière relative, c’est‑à‑dire en fonction de goûts esthétiques et dramaturgiques, menant à une incapacité à jouer ; soit de manière absolue, l’argument consistant à démontrer l’impossibilité du personnage même, trop complexe et confinant à l’inhumanité. Dans tous les cas, les personnages sont considérés comme invraisemblables, parce que trop composites, hybrides, voire contradictoires jusqu’à l’oxymore27.

18Dans son article A. Pellois utilise ici, après Mounet‑Sully et Bernhardt, l’injouable comme désignant spécifiquement une « impossibilité de jeu28 » — mais impossibilité qui « ne peut se penser qu’en relation avec un état et une théorie du jeu29 ». C’est aussi ce qu’examine B. Joinnault dans son interrogation sur ce que « jouer » signifie (principalement pour Antoine Vitez) :

Parmi les impossibles que l’on rencontre au théâtre, l’injouable en est un qui renvoie à l’idée que des objets échapperaient à la possibilité d’être joués, soit par essence et dans l’absolu, soit relativement à un dispositif ou à des principes esthétiques et moraux30.

19Or B. Joinnault remarque que l’injouable, dans le théâtre qu’elle étudie, est sans cesse « déjoué » — ou plutôt joué : « l’une des manières de déjouer l’idée même de texte injouable consiste en cela : jouer la situation de l’acteur en regard du public dans son rapport au texte31 ». En ce sens, l’injouable est bien simultanément jouable, mais sur un autre plan.

20De son côté, S. André montre comment certains injouables sont résolus par le jeu du comédien (sens restreint), ou plus généralement par la mise en scène (sens large)32.

Par exemple, Luna [dans le Trouvère par Dimitri Tcherniakov à la Monnaie en 2012] montre de l’exaspération devant la longueur de[s] interventions chorales, invite à l’accélération du rythme pour enfin revenir au noyau dramatique fondamental, comme si l’œuvre verdienne était victime de ses compromissions à l’esthétique spectaculaire romantique et contenait des longueurs insupportables. Par là‑même, Tcherniakov met en scène cet « injouable », ce résidu irréductible. Il le montre comme un reste qui ne peut être intégré à sa lecture psychologique de l’opéra, qui manifeste la différence entre l’actualisation scénique et l’œuvre elle‑même33.

21L’injouable en ce sens est également jouable simultanément, dans la mesure où il peut s’avérer objet de mises en scène, voire « moteur de jeu, appui de la mise en scène34 », selon les mots de C. Ailloud‑Nicolas.

22Sur la différence entre le jeu du comédien et celui du metteur en scène, A. Folco interroge M. Vernet :

AF : Est‑ce que tu peux revenir sur la différence entre le point de vue du metteur en scène et celui de l’acteur. Si pour le metteur en scène, rien n’est injouable, pour l’acteur, ce n’est pas tout à fait la même chose, non ?
MV : C’est toujours pareil, cela dépend de ce que l’on entend par « jouable » et « injouable »35.

23Après quelques développements qui font écho aux propos de B. Joinnault lorsqu’elle relève que ce « qui rendait impossibles certaines pièces en fai[t] justement [l’]intérêt36 », A. Folco remarque à juste titre :

AF : On en arrive au « jouable » au sens de « ce que j’ai envie de jouer », ce qui suscite le désir chez moi.
MF [sic] : C’est pour cela que je dis que c’est un peu compliqué, cette question, parce que pour d’autres ce sera tout à fait jouable, du moment qu’ils ont envie de cet univers‑là. En ce sens, il n’y a rien d’injouable je crois37.

24Rien d’injouable peut‑être, mais alors sur des plans différents.

Injouable & impossible théâtral

25En guise de conclusion, j’inviterais à clairement dissocier « l’injouable » de « l’impossible » théâtral — dissociation qui n’est pas vraiment opérée dans le dossier (le défaut est à mon sens important, mais c’est aussi le seul38), où ces deux termes sont employés comme en équivalence. Ils sont d’ailleurs associés dans le titre du hors‑série d’European Drama and Performance Studies qui vient de paraître : Déjouer l’injouable. La scène contemporaine à l’épreuve de l’impossible39.

26Ce dernier volume, d’une haute qualité encore (où se trouvent notamment, dans l’introduction, de précieuses lignes sur la notion de jeu, et dans les contributions des commentaires de spectacles par ailleurs passionnants), entend

interroger l’attraction paradoxale qu’exerce aujourd’hui dans les arts de la scène européens ce qu’il paraît impossible de jouer, et plus globalement, impossible de représenter dans le cadre d’un spectacle vivant40.

27Or, sans exprimer de réserve ni sur la pertinence du projet, ni sur la manière dont il est mené, on arguera que dans la mesure où, depuis plusieurs décennies, les « spectacles vivants » subissent précisément une illimitation de leur « cadre » (en termes d’élargissement, voire d’effacement), il semble malaisé de réfléchir à cette « attraction » au prisme de la notion d’impossible, même considérée dans son caractère « apparent » — encore plus si l’impossible fait barrage à la fois au jeu et « plus globalement » à la représentation, notions qui dans leurs implications excèdent largement les arts vivants. Si la distinction entre jouable et représentable est faite à plusieurs reprises41, l’impossible est régulièrement convoqué pour les qualifier ensemble :

On ne compte plus […] dans les saisons des institutions culturelles européennes les propositions scéniques qui revendiquent de se confronter, sinon à de l’injouable, du moins à des réalités invisibles, innommables, irreprésentables — ou plus globalement à se mesurer à de l’impossible42.

28A. Floco et S. Ruset reprennent en fait une distinction qui ne parvient pas à convaincre tout à fait, opérée en introduction à Impossibles théâtres43 :

À l’exception évidente de la mise en scène de l’infini, ces problèmes [auxquels s’attellent les spectacles examinés ici] ne sont pourtant pas forcément irreprésentables — pratiquement parlant — dans leur factualité. Sur un plan purement technique, il est possible par exemple de montrer un être humain immobile par le biais d’une photographie, ou mourant par celui d’un film documentaire (quelles que soient les réserves éthiques que la démarche pourrait susciter). On ne peut toutefois tenter de le faire directement par les moyens de la scène, sans faire ressortir les limites mimétiques de l’humain en tant qu’être vivant en perpétuel mouvement… S’il y a de l’injouable dans les œuvres ou les projets présentés dans ce livre, ce n’est donc pas simplement parce qu’ils comporteraient ce que Jean‑François Louette désigne comme de « l’impossible par mimétisme […], d’ordre expressif ou référentiel », mais souvent parce ce [sic] qu’ils articulent ce dernier avec un « impossible essentiel », que nous définirons pour notre part comme ce qui entre en contradiction avec la coprésence humaine propre au spectacle vivant44.

29La capacité d’un art à « exprimer » ou à « représenter » est relative à des conditions de production et de réception que chaque réalisation actualise — tout comme ses propriétés « essentielles » d’ailleurs (elles ne s’imposent pas d’elles‑mêmes et on ne les abstrait pas ex nihilo) : c’est l’observateur (amateur, journaliste, historien, philosophe…) qui en assemblant un corpus fabrique, au nom d’un principe, un ensemble, un genre, voire un art : il en va du théâtre, ou du « spectacle vivant », comme du reste (quoique peut‑être plus clairement que le reste)45.

30Les auteurs, qui refusent par ailleurs de « promouvoir une définition essentialiste du théâtre46 », donnent malgré tout l’impression d’oublier momentanément d’une part que « la scène contemporaine » ne dispose pas de moyens « propres47 », sinon ceux de la vie effectivement (« l’humain en tant qu’être vivant »), et d’autre part qu’il n’y a rien d’impossible à faire un spectacle sans présence humaine sur scène, puisqu’il est d’abord « possible par exemple de montrer un être humain immobile par le biais d’une photographie, ou mourant par celui d’un film documentaire », c’est-à-dire de recourir à la photographie et au film, et qu’il arrive ensuite que les plus grandes institutions programment de tels spectacles48. En collaboration avec le chorégraphe Juan Domínguez et le comédien Juan Loriente, la danseuse La Ribot entend questionner « l’absence‑présence des interprètes49 » dans El Triunfo de La Libertad (2014), qui ne demande la présence physique d’aucun comédien, au moyen notamment d’un texte qui défile, très complexe sur le plan énonciatif. On se rappelle aussi, par Denis Marleau, par exemple, des Aveugles (2002) de Maeterlinck qui, lors d’une tournée de plus de dix ans à travers le monde, mettait à profit la technique dans la production de manières d’hologrammes. Faut‑il exclure ces spectacles des « spectacles vivants » — et donc de la réflexion sur la façon dont « la scène contemporaine » « déjoue l’injouable » ? Pourtant, ils se confrontent bien « sinon à de l’injouable, du moins à des réalités invisibles, innommables, irreprésentables — ou plus globalement […] à de l’impossible », et de manière plutôt virtuose.

31On peut en fait retourner comme un gant la réflexion sur l’attrait des praticiens pour l’impossible (quoi qu’ils disent eux‑mêmes) : ce n’est pas tant l’impossible théâtral qui intéresserait la scène contemporaine, que les possibles théâtraux offerts par les moyens dont disposent les scènes, dont certains peuvent être nouveaux (ou à nouveau intéressants), qu’on désire dès lors explorer, dont on tente d’exploiter les effets, qu’on teste à cette vue, et auxquels on cherche à annexer d’autres possibles encore (et en cela, rien d’original aujourd’hui par rapport à hier). Pour le dire autrement : ce n’est pas l’impossible du spectacle sans corps qui intéresse, mais bien le possible du spectacle sans corps, corps absent dont la présence est pourtant rendue sensible par un moyen ou un autre. Idem lorsqu’il s’agit de se confronter à l’impossible en termes politiques (censure) : ce n’est pas le fait qu’on ne puisse pas dire l’impossible qui intéresse, mais bien le possible offert par la scène de faire comprendre quelque chose sans le dire (ou sans le montrer). La notion d’impossible ne présente dès lors pas beaucoup d’avantages pour penser le théâtre…


***

32Qu’on adhère ou non à la réserve émise ci‑dessus, les termes d’injouable et d’impossible théâtral ne sont pas équivalents : s’il paraît bien difficile d’expliquer simplement en quoi l’impossible pourrait être simultanément possible (le terme « impossible » agit bien vite comme un verrou logique), il est beaucoup plus facile d’expliquer dans quelle mesure l’injouable peut être simultanément jouable. La raison est qu’il existe plusieurs niveaux de jeu. Ce qui n’est pas jouable au premier degré peut l’être au second (B. Joinnault appelle cela le « méta‑jeu50 »). Il peut aussi, sans être joué, du moins être « mis en jeu » (toujours selon la distinction de B. Joinnault dans son article ; on pourrait aussi parler d’« infra‑jeu », car il y a bien une « mise » en jeu) ou, pour utiliser le terme proposé aux participants du colloque de 2013, « déjoué ». De fait — en reprenant les mots d’A. Folco et S. Ruset qui l’expliquent très clairement, et avec elles les autres contributeurs du volume —, il est « possible de jouer avec » les « prescriptions inscrites dans des didascalies impossibles » ou plus généralement avec « une composante d’un texte, ou d’un projet destiné à la scène, [qui] entrerait en tension avec le cadre spatio‑temporel de la représentation » : cela, on peut le « porter à la scène par le biais du détour, du “pas de côté”51. » En ce sens, poser la question de la jouabilité de l’injouable est une chose radicalement différente que de se poser la question de la possibilité scénique de l’impossible.

33On l’aura compris : les deux dossiers sont féconds. On en veut pour preuve la manière dont les contributeurs des deux volumes s’emparent agilement d’une réflexion qui, à n’en pas douter, connaîtra des prolongements qu’elle mérite d’ailleurs vraiment !