Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Décembre 2017 (volume 18, numéro 10)
Christiane Kègle

Reconfiguration des imaginaires dans les fictions de la Francophonie

Jean de Dieu Itsieki Putu Basey, De la mémoire de l'Histoire à la refonte des encyclopédies. Hubert Aquin, Henry Bauchau, Rachid Boudjedra, Driss Chraïbi et Ahmadou Kourouma. Bruxelles, P.I.E. Peter Lang (« Archives & Musée de la littérature. Documents pour l'Histoire des Francophonies / Théorie », no 43. Collection dirigée par Marc Quaghebeur), 2017, 442 p. EAN : 9782807603790.

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La refonte des encyclopédies

1La question centrale de cet ouvrage porte sur l'écriture de la mémoire et la représentation de l'Histoire dans les fictions romanesques francophones. S'appuyant dans son introduction sur les avancées théoriques de Zeraffa et de Ricœur, Jean de Dieu Itsieki Putu Basey1 s'applique à cerner les « rapports complexes du roman à l'Histoire » (p. 15), rapports s'avérant de « dissonance et de concurrence » (p. 16) dans la réinterprétation constante des faits historiques. Dans son livre, il convoque les œuvres de cinq écrivains francophones rarement rapprochés par la critique (comme le souligne la Quatrième de couverture) : Aquin (Québec), Bauchau (Belgique), Boudjedra (Algérie), Chraïbi (Maroc) et Kourouma (Côte d'Ivoire), fictions qui visent d'autres finalités que la réécriture de l'Histoire et ses effets délétères. Ainsi que l'écrit l'auteur, « la mémoire de l'Histoire n'est que le prétexte, mieux le révélateur d'une entreprise plus importante de refonte des encyclopédies » (p. 20). Notion essentielle dans la structuration de l'argumentation, celle-ci a trait aux sociétés et aux cultures dont sont issus les cinq écrivains étudiés et ce, en fonction d'un processus dialectique faisant en sorte que la « médiation du roman » transforme « la mort ou le désastre » « en renaissance ou en résurrection » (p. 28). Il existe diverses acceptions du terme « encyclopédie », comme l'explique l'auteur, se référant à l'épistémologie, à l'archéologie du savoir (Foucault), à la sémiotique (Klinkenberg), au discours social (Angenot), à l'herméneutique (Ricœur, Goodman) ou encore à la sémiologie (Barthes). Justifiant la « disparité de [s]es sources » (p. 29) et faisant valoir leur fécondité sur le plan heuristique, l'auteur appréhende l'encyclopédie en tant que « machine ou fabrique de l'imaginaire » (p. 30) opérant « comme un moule ou une matrice » (idem) paradigmatique. Au-delà de la société et de la culture, l'encyclopédie est aussi définie « du point de vue de l'individu » (idem). Ainsi qu'il l'écrit, c'est ce dernier qui « rend efficace [l'encyclopédie] en l'intériorisant dans le fond de son imaginaire. Les métaphores de la folie, de la maladie et autres pulsions de mort [présentes dans le corpus] montrent que la question de refonte des encyclopédies se pose aussi, et peut-être surtout, à l'homme intérieur » (idem). Ultimement, le concept d'encyclopédie renvoie à une « grammaire de la pensée, de l'agir et de l'être individuel et sociohistorique » (idem) ; elle lui permet de montrer que « ce qui est désiré et recherché dans les textes, c'est une nouvelle manière de vivre son corpus morcelé et d'habiter le monde [...] » (idem).


2Le choix du corpus (qui ne comporte pas moins de dix œuvres) repose sur de « fortes similitudes dans les parcours des auteurs » (p. 25), explique Itsieki Putu Basey dans son introduction, replaçant chacun d'entre eux dans l'Histoire du pays qui l'a vu naître et évoluer. Colonisation et indépendances africaines (Kourouma), activisme et emprisonnement politique (Boudjedra), rapports de force entre bourgeoisie et élite politique (Chaïbi), affres de la Première et de la Deuxième Guerres mondiales (Bauchau), militantisme et emprisonnement politique (Aquin) : tous ces écrivains n'ont cessé d'alimenter leurs écrits aux sources d'une Histoire déceptive et aliénante, pour cependant en transcender le sens par une « refonte des encyclopédies » à la fois sociale et discursive. Pour chacune des œuvres analysées de manière fine, approfondie et très dense, l'auteur prend en considération l'appareil critique correspondant et ce, afin de faire ressortir les éléments qui viennent nourrir et enrichir sa thèse de la reconfiguration des encyclopédies et de la transformation des savoirs au regard de la mémoire de l'Histoire.

3L'ouvrage comporte quatre parties, dont la première (« Mémoire du désastre, histoire des résistances ») regroupe les trois premiers chapitres (sur Monnè, outrages et défis de Kourouma, Le Régiment noir de Bauchau, La Mère du printemps et Naissance à l'aube de Chraïbi). Les modes de résistance fictionnelle aux traumas de l'Histoire convoqués dans ces chapitres recouvrent plusieurs paradigmes : humiliation coloniale, configuration de la violence exercée par la guerre, sublimation de la résistance berbère, subversion par le rire. La deuxième partie (« D'une mémoire, l'autre : autofiction et histoire ») comprend aussi trois chapitres (sur La Déchirure de Bauchau, Prochain épisode et Trou de mémoire d'Aquin). La lecture de ces textes explore leurs dimensions dialectique et dramaturgique au regard de l'autofiction, tout en prenant en charge la portée traumatique du vécu de l'Histoire dans ses aspects sociologique et ontologique. Quant à la troisième partie (« Deux paraboles de l'Histoire »), elle est divisée en deux chapitres (sur L'Antiphonaire d'Aquin, sur L'Escargot entêté de Boudjedra) dans lesquels l'auteur explore les paraboles de l'épilepsie et du livre volé (chez le premier), celles du dératiseur et des rongeurs (chez le second), afin d'en dégager la portée allégorique. Le travail d'interprétation se révèle audacieux en ce qu'il opère un renversement de la perspective d'analyse convoquée jusque là par la critique (sur Aquin, notamment). La quatrième partie (« Les routes de l'imaginaire ») propose en guise de chapitre intégrateur une théorie de la refonte des imaginaires et une esthétique de la transfiguration. Le tout est suivi d'une conclusion générale et d'un index détaillé. Il n'y a cependant pas de bibliographie à la fin du volume, ce que l'on peut regretter, bien que l'appareil des notes infrapaginales soit très détaillé.

Postures face à l'héritage de la pauvreté

4La visée pragmatique des romans francophones est orientée vers des « moyens [...] de transformation sociale » (p. 374) ; elle cherche à « retrouver dans l'Histoire elle-même les nouveaux schèmes de pensée grâce auxquels il devient encore possible de s'inscrire dans le temps » (idem), ainsi que le démontre Itsieki Putu Basey dans la dernière partie du livre (« Assumer l'héritage de la pauvreté »). Ce titre, inspiré de l'étude d'Yvon Rivard sur le « désenchantement » des écrivains québécois « face à l'Histoire » (idem) renvoie aux enjeux et modalités d'une « herméneutique des situations de crise » (idem). Si le champ notionnel permet de rendre compte de l'imaginaire québécois (Aquin), il croise aussi la démarche de Bauchau (Le Régiment noir) dans lequel le mythe constitue « une revanche sur la pauvreté symbolique du père » (p. 375). En déconstruisant les doxas ou en pointant leurs limites, la refonte des encyclopédies « se déploie comme une renégociation de valeurs » (p. 385) telles les « opinions, croyances, savoirs » (idem) du patrimoine culturel. Dans leur « quête de nouvelles rationalités » (p. 386) les personnages adoptent des « postures éthico-philosophiques » (idem) face à l'Histoire, redéfinissant les lois et règles qui commandent les « conversions » (islamisation des Berbères, par exemple) et « l'intégration des apports de l'altérité » (identités d'emprunt) (p. 388). Ainsi que l'écrit l'auteur, les romans francophones, « par bribes mais de manière insistante », contribuent à construire « une théorie de la refonte des imaginaires » (p. 389) en engageant leurs personnages dans un « projet philosophique » (idem). S'inspirant d'Arendt, Broch, Goodman, Habermas, Klinkenberg, Quaghebeur ou Ricœur (et de bien d'autres encore), l'auteur cherche à mettre en lumière « le principe de refondation perpétuelle des mondes » (p. 392), à partir duquel s'inventent tradition, culture et civilisation : « elles inventent le temps et, inversement, le temps les réinvente » (idem). En conclusion, écrit-il, les fictions par lui analysées « soulignent la nécessité d'articuler les codes et les pratiques aux besoins historiques réels des sociétés » (p. 430). Déployant une « logique narrative de la sécession tous azimuts », ces fictions « concourent à détruire l'illusion de la totalité de l'Histoire, à déconstruire ses discours, à frapper de doute sa raison » (p. 432).

Transversalité et plurialité

5Au-delà d'une approche immanentiste, l'auteur se soucie de faire ressortir les influences réciproques des œuvres, d'en évaluer la portée au regard des grands textes littéraires du xxe siècle. Très dense, offrant des analyses intelligentes, sensibles, fouillées et inédites d'Aquin, Bauchau, Boudjedra, Chraïbi et Kourouma, De la mémoire de l'Histoire à la refonte des encyclopédies fait appel à des notions à la fois abstraites et heuristiques. L'explication de celles-ci sous divers angles, leur reformulation constante dans des contextes différents permettent de construire et de dégager un modèle opératoire pour l'analyse des fictions francophones, dans une perspective à la fois transversale et plurielle. Transversalité des thèmes et des formes de résistance scripturale qui se déplie dans l'épistémologie de l'Histoire déceptive du xxe siècle, avec ses désastres historiques, ses colonisations et ses guerres étatiques ou fratricides. Pluralité des approches méthodologiques (thématique, herméneutique, stylistique et énonciative) qui ne fait pas l'économie de la complexité des œuvres du corpus, ni de leur mise en réseaux, et qui reconfigure les liens indissociables entre Histoire et Fiction au-delà des particularités de chacune. Aussi Itsieki Putu Basey réinvente-t-il en quelque sorte les modes d'interprétation et les grilles de lecture des romans francophones, dans une démonstration tenant compte de la façon dont ils déconstruisent l'Histoire pour en reconfigurer le sens. Par ses analyses d'une belle tenue sur le plan de l'écriture, il renouvèle la lecture postcoloniale défaitiste et dénonciatrice. Son livre s'avère d'un apport très précieux pour les chercheurs œuvrant dans la Francophonie ; il constitue une forme d'appel d'air, de réouverture des destins que tout semblait amener à suivre une courbe prévisible.


6De la mémoire de l'Histoire à la refonte des encyclopédies de Jean-de-Dieu Itsieki Putu Basey ne manquera pas d'intéresser les chercheurs œuvrant au sein des Francophonies, notamment les membres de l'Association européenne d'Études francophones (AEEF), de même que les chercheurs des pays francophones comme l'Algérie, la Belgique, la Côte d'Ivoire, le Maroc et le Québec.

71  Enseignant les littératures francophones à l'Institut Supérieur Pédagogique de la Gombe (Kinshasa / RD Congo), Jean de Dieu Itsieki Putu Basey partage son temps entre son pays d'origine et le Québec (Canada), où il a complété, en 2016, un doctorat en Études littéraires à la Faculté des lettres et sciences humaines de l'Université Laval.