Acta fabula
ISSN 2115-8037

2001
Automne 2001 (volume 2, numéro 2)
titre article
Sylvain Fort

Le lieu de la scène

M.-T. Mathet (dir.), La Scène. Littérature et arts visuels,  Introduction de S. Lojkine. Paris, L'Harmattan, 2001, 324 p.

1Le sous-titre de l'ouvrage est trompeur. Il donne à croire que les études rassemblées ici sont autant de contributions à la manière comparatiste sur les rapports entre la littérature et les arts visuels.

2Or, les rapports étudiés sont ici bien plus complexes que n'importe quelle confrontation inter-esthétique. La " scène " est en effet prise ici dans son versant théorique et problématique, à la fois comme désignation d'une réalité concrète de l'expérience artistique (théâtrale) et comme une notion susceptible de décrire un certain nombre de procédés littéraires, hors même du théâtre. Le théâtre est ici un paradigme et les arts visuels sont le contrepoint de la complexité (et du vague) de la notion de " scène " appliquée, par exemple, au roman, au poème, au récit de voyage…

3Les enjeux esthétiques de cette problématique sont élucidés remarquablement par un texte de Stéphane Lojkine qui sert d'introduction, " Une sémiologie du décalage : Loth à la scène " – texte où sont repérés, à travers l'étude d'une scène classique de la peinture, les diverses dimensions de la notion de scène (toutes fédérées autour d'une dimension scopique plurivalente).

4La première dimension repérée est une dimension rhétorique, mettant en question le référent ; la seconde dimension, une dimension qui interroge " l'en-deçà " visuel de la scène ; la troisième dimension est désignée comme ce " quelque chose " que la scène dénude.


***

5I. Le théâtre et la rhétorique théâtrale sont le paradigme envahissant de toute la problématique de la scène. Il intervient dans l'organisation manifeste d'une " théâtralité " du roman ou, plus généralement, d'un mode dramatique bien identifiable. Cela subordonne nombre de techniques romanesques au simple objectif de se rapprocher le plus possible du modèle théâtral, considéré comme l'exemple idéal d'une mimésis réussie.

6La première partie de l'ouvrage tente de démonter les mécanismes mis en oeuvre par le roman dans sa rivalité avec la scène théâtrale. Corinne Saminadayar, dans " Rhétoriques de la scène ", énumère les problèmes qui se posent face à ce qu'elle appelle le " fantasme de la mimésis absolue " entretenu dans l'esprit des romanciers par le genre théâtral. La perspective historique qu'elle envisage déploie dans le temps l'appareil rhétorique dont le roman se dote pour établir en son sein une " scène " plausible. Une longue tradition rhétorique a notamment organisé la scène narrative autour du mot sublime (ou du fait sublime, comme la mort de Marie-Antoinette) : à partir de là sont analysées les questions de l'espace, du lieu, de la représentation des objets et de la mise en scène du discours posées directement par l'arrière-plan théâtral qui semble avoir hanté les romanciers.

7Pour préciser cette présentation, Pierre Soubias analyse la façon qu'ont les romanciers d' " ouvrir " et de " fermer " une scène de roman. L'auteur constate que la démarcation des scènes n'est pas le fruit d'une délimitation stricte, mais d'un " processus " résultant lui-même de la rencontre d'une " occasion " et d'un " événement ". Les " scènes " archétypales se trouvent donc être bien souvent les scènes inaugurales (rencontre) ou les scènes finales (mort). Ainsi se trouve mise au jour, notamment chez Flaubert, la structure de cet événement qu'est l'ouverture d'une scène dans le roman. Flaubert met au point des procédés proprement romanesques conjurant l'ombre portée du théâtre dans l'univers du roman. Toutefois, dans son article sur " Scène et avant-scène dans les romans de Maupassant ", Danielle Wieckowski en tient, elle, pour une analyse dramaturgique de la technique romanesque de Maupassant. Le " fantasme de la mimésis absolue " évoqué par Corinne Saminadayar semble particulièrement puissant chez Maupassant, qui compose ses " scènes " comme on dispose un plateau théâtral. Il attache une importance particulière au placement de ses personnages, dont la disposition relative revêt la signification qu'elle peut revêtir sur une scène théâtrale, où l'avant-scène et l'arrière-scène, loin d'être des lieux indifférents, possèdent une valeur pragmatique (cf. usage du proscenium). Les analyses des textes de Maupassant montrent que celui-ci a mis autant de soin à réinventer dans le roman la scène théâtrale que Flaubert en avait mis à la transfigurer en moment romanesque. Mais dans les deux cas demeure ce spectre du théâtre comme lieu idéal de la présentation et de la représentation.

8C'est pourquoi dans l'article qui conclut l'examen de la rhétoricité de la scène de roman, Guy Larroux a parfaitement raison de tenter un déplacement et de réduire la notion de " scène " à un rôle fonctionnel, n'hésitant pas à suggérer que le cadre théâtral pourrait fort bien exister a priori dans le découpage interprétatif du texte théâtral que produit le lecteur lui-même. La " scène " ne peut dès lors plus être considérée seulement comme un principe de composition romanesque entretenant avec le mirage théâtral une tension esthétique, mais aussi comme un concept dont l'approximation traduit la difficulté du lecteur à isoler des " unités de rang inférieur ". Dans cette perspective, Guy Larroux tente de plier la notion de scène à une définition plus rigoureuse capable notamment d'embrasser les tours joués à la scène " classique " par les procédés narratifs d'un Faulkner, d'un Claude Simon ou d'un Robbe-Grillet – prise en compte qui permet ensuite de " redescendre " vers des textes où la scène dispose a priori d'une structure mieux identifiable (Flaubert). Ainsi, l'auteur intègre dans la notion de scène les passages itératifs et les passage marqués par une " déflation du dramatique " qui semblaient d'abord devoir échapper à la définition, mais dont le roman moderne rend nécessaire la prise en considération herméneutique.


***

9II. La deuxième partie de l'ouvrage, " Visages de la scène ", propose l'analyse de divers moments ou de diverses structures qualifiées de " scéniques ", de Balzac à Bonnefoy en passant par Zola.

10Les trois premiers articles sont consacrés à Balzac et à Zola. Ici, la notion de scène retrouve son caractère fonctionnel, et les auteurs s'attachent plus particulièrement à identifier dans le texte romanesque les procédés visuels qui constituent au premier chef la " scène ".

11Ainsi, Renée de Smirnoff analyse avec précision la " dynamique des regards " dans l'écriture balzacienne – regard du spectateur, certes, mais aussi regard des personnages devenant des " acteurs " et regard du romancier lui-même. L'espace romanesque se trouve, dit l'auteur, non seulement perçu mais " cerné ". L'article suivant consacré à la " scène de la consultation médicale " chez Balzac offre un intéressant complément à cette mise en valeur de l'oeil du dramaturge et de ses créatures dans La Comédie humaine, bien que l'analyse proposée brouille sensiblement les frontières des genres et de la notion elle-même. De ce point de vue, l'article de Jean-Louis Cabanès (" Scène et pathos dans l'écriture naturaliste ") offre un utile contrepoint : les naturalistes en effet se sont bien gardés, à la différence de Balzac, d'user trop systématiquement des procédés du théâtre dans le roman. Cherchant à éviter le mélodrame, ils ont évité la théâtralisation à outrance de la scène romanesque. Pourtant, la nécessité du pathos les a amenés, montre subtilement Jean-Louis Cabanès, à recourir à des " dispositifs optiques " visant à promouvoir une " théâtralisation de l'intime ".

12Au fond, ces trois articles prolongent les réflexions sur la rhétoricité de la scène apparues dans la première partie, mais, curieusement, ils semblent éluder l'aspect théorique et réflexif du questionnement sur la notion même de " scène " au profit d'une exemplification qui métaphorise assez largement la notion de " scène ", alors même que la première partie de l'ouvrage tentait justement un départ entre le vocabulaire métaphorique et imprécis de la " scène " comme notion et la définition plus exacte d'un concept poétique et rhétorique.

13Les trois articles suivants de cette deuxième partie ne posent pas les mêmes problèmes, puisqu'ils quittent le champ romanesque pour explorer celui de la prédication classique (Jean-Philippe Grosperrin), de la relation entre peinture et poésie chez Hugo (M.C. Huet-Brichard) ou Bonnefoy (J.-P. Zubiate), et de la mise en scène de théâtre même (A. Rykner).

14Dans ces trois articles, le terme de " scène " change de sens. Il ne désigne plus un espace de rivalité entre visuel et textuel, mais un espace de coopération. Ainsi, les ressources du prédicateur ne sont pas seulement langagières, mais ressortissent à une gamme variée de procédés spectaculaires ; toutefois, ces procédés ramènent à un autre spectacle, celui-là invisible, qui est le spectacle des mystères de la foi. L'auteur recourt dès lors non au terme de rhétorique, mais à celui d'économie, plus à même de suggérer les multiples implications de la prédication et sa complexe relation avec le monde du visuel et du visible. De même, Marie-Catherine Huet-Brichard remet en cause la pertinence des termes de " scène " ou même d' " image " appliqués à la poésie : la scène poétique ou l'image poétique semblent chargées d'une mission de monstration, mais ce qu'elles font voir n'est pas ce qu'elles montrent – et l'auteur évoque très justement le passage du statut de récit au statut de parole poétique : " la scène poétique, c'est la théâtralité du dire ". De même la " scène " entendue en son sens ordinaire présente-t-elle pour la poétique de Bonnefoy des contre-indications qui la soumettent à révision. La scène n'est admissible que comme " reflet " d'une part, " foyer " d'autre part, les deux s'articulant autour de l'enjeu prégnant de la présence et de la présentéification, du rassemblement rêvé de l'épars. On retrouve en cela la " déflation du dramatique " évoquée par Guy Larroux pour caractériser l'usage contemporain de la " scène " et pour cerner de plus près la définition même du terme. C'est encore dans cette perspective que se situe Arnaud Rykner, quoique, paradoxalement, à propos de théâtre. L'auteur analyse et creuse l'opposition traditionnelle entre scène et hors-scène, étudiant leur " différence de potentiel " et notamment " l'invisible du récit ". La scène n'est pas seulement le présent du récit, physiquement matérialisé par le plateau. C'est aussi l'ensemble de ce qui n'est pas vu. L'auteur explore les possibilités de ce hors-champ, jusqu'aux mises en scène et aux pièces contemporaines qui précisément (comme une reprise racinienne) font porter sur le hors-champ l'accent du récit, " décadrant " ainsi l'ensemble du spectacle.

15La deuxième partie illustre ainsi les problématiques évoquées dans la première partie de l'ouvrage, et travaille la notion de scène dans une double direction : multiplication des contacts possibles entre texte et image, entre textuel et visuel aux dépens du seul axe roman-théâtre ; tentative de serrer de plus près les transformations de la notion ordinaire de " scène " au gré de ces contacts et ainsi de " dépayser " la notion de scène, en l'arrachant à la seule sphère du théâtre et aux présupposés que cela induit – jusque dans la pratique théâtrale même !


***

16III. La troisième partie (" Au fond ") repose en ce sens sur une compréhension plus complexe de la notion de scène, sur ce que Marie-Thérèse Mathet appelle son " aspect feuilleté ".

17Stéphane Lojkine caractérise la scène comme le moment du " faire-surface ". Il montre à propos de Rousseau cette façon qu'a le récit de se transmuer en dispositif scénique et, par là, de " dénuder " un " principe symbolique sous les entrelacements du langage ". La " scène romanesque " se définit comme un espace de jeu dans cet espace sans jeu possible qu'est le maillage textuel. Cette complexité (et même cette ambiguïté) est repérée également par Helmut Meter dans son article sur les récits de voyage de Stendhal et Nerval, où la scène est aussi bien " le lieu de sa propre négation ". Pour Lojkine comme pour Meter, la scène devient un moment de révélation et pour ainsi dire de délitement du texte au service d'une approche plus étroite du phénomène. La " scène " se définit moins alors par sa rhétorique que par ses implications symboliques et phénoménologiques – la vision creuse la surface textuelle. De même, Colette Becker attribue à la " scène du meurtre " de La Bête humaine une fonction fondatrice, d'où découlent trois sous-romans, le " roman des chemins de fer, le roman judiciaire, le roman du crime et de la bête humaine ". La vision nocturne de Lantier aura ainsi fait basculer le récit, passant du simple statut d'épisode romanesque à celui de " scène " précisément en ce qu'elle catalyse les réseaux souterrains du roman. Cette piste est suivie par M.-T. Mathet dans son analyse comparée du bal de Madame Bovary et de celui du Ravissement de Lol V. Stein : ces épisodes sont des " scènes " dans la mesure même où elles portent en elle une charge " matricielle " puissante – là se rejoignent, selon l'auteur, Eros et Thanatos. Partant, ces deux scènes irriguent tout le reste du roman, moins du point de vue de son économie elle-même que de son évolution psychique et symbolique. La " scène " désigne un moment primitif et peut-être inaperçu où s'est assemblée la matière fissible du roman.

18Du même ordre d'idée est l'analyse par Sylvie Vignes de La Presqu'Ile de Julien Gracq. Ici toutefois, la " scène " s'enrichit d'une modalité particulière : Sylvie Vignes étend l'interprétation de la scène romanesque à l'élucidation des arcanes de l'écriture elle-même, et parvient de manière convaincante à démontrer la dimension proprement spéculaire de l'oeuvre, mais en un sens spécial – la dimension " parodique " de cette scène est étendue à la façon dont La Presqu'Île vaut dans l'œuvre entier de Gracq, c'est-à-dire comme un " renoncement à tout ce qui n'est pas textes-ilôts ". Le parcours n'eût pas été complet sans une évocation de la photographie et de la peinture : Charles Grivel réfléchit à ce sujet à partir du travail de Töppfer sur les Alpes.

19À l'issue de cet ouvrage, Philippe Ortel ne se contente pas de résumer les contributions : il déploie le panorama d'une notion (une " petite machine ", comme il le dit si bien) que l'ouvrage dans son ensemble est parvenu à remettre sur le métier et à repenser avec une cohérence remarquable.