Acta fabula
ISSN 2115-8037

2004
Printemps 2003 (volume 4, numéro 1)
titre article
Arnaud Genon

Le fragment dans tous ses éclats

Ricard Ripoll (textes réunis par), L’Écriture fragmentaire, théories et pratiques, Presses Universitaires de Perpignan, coll. « Études », 2002, 363 p., EAN 9782914518246.

1Cet ouvrage réunit les actes du Ier Congrès International du Groupe de Recherches sur les Écritures Subversives qui eut lieu à Barcelone en juin 2001 et a pour but de présenter la spécificité de l’écriture fragmentaire. Cette forme littéraire existe‑t‑elle réellement ? Constitue‑t‑elle un genre ? Voilà les questions posées en préambule auxquelles les vingt‑six auteurs, venus de tous horizons, tentent de répondre. Le livre se divise en trois mouvements : « le Temps en éclat » qui propose une réflexion sur le concept de « fragmentaire » ainsi que des études sur des auteurs tels que Pascal, Yourcenar ou Schwob, « Du Même à l’Autre » « où il est question d’études sur des écrivains périphériques » (p. 14) et enfin « La Parole plurielle » qui aborde des écrivains de la deuxième moitié du xxe siècle.

2La première étude se penche sur M. Yourcenar qui dans La Couronne et la Lyre présente la traduction de fragments de textes poétiques traduits du Grec. Cette présentation sous forme fragmentaire, non novatrice puisque présente dans les livres de proverbes au xvie siècle, constitue selon Sophie Rabau une volonté « de lacérer le texte, non de le reconstituer » (p. 29). Cette « poétique négative » envisagée comme art de « la fragmentation du texte continu » (p. 24) est aussi pour Yourcenar un moyen de sacraliser le texte, de le transformer en « des reliques certes artificielles mais pourtant précieuses » (p. 33). Le texte initial est ainsi rendu rare mais utilisable. Enfin, l’écriture fragmentaire correspond à une interprétation du texte continu. En sélectionnant, en opérant des choix, Yourcenar offre sa lecture des textes d’Homère et d’Hésiode. En ce sens, la fragmentation est autant une lacération du texte qu’une « quête de la relique à venir » (p. 36) et Yourcenar devient par là l’archéologue d’un texte qui n’est pas perdu.

3Alexandre Gefen se penche lui sur le fragment pascalien. Après avoir envisagé la dynamique de ce mode d’écriture, il envisage sa rhétorique, problématique pour le chercheur, puisque sans « modèle sous‑jacent » (p. 49). Pré‑romantique par certains aspects, le fragment pascalien s’inspire parfois, d’un point de vue stylistique, de la Bible : « il y a souvent identification entre imitation biblique et écriture fragmentaire » (p. 54) nous rappelle l’auteur. Ce que nous démontre en fait Gefen, c’est que Les Pensées sont un texte fondateur, moderne avant l’heure puisqu’il s’agit d’une « pratique subversive, négative [comme le notait déjà Sophie Rabau] qui désacralise le texte, bouleverse la transparence de la mimésis ».

4Dans son étude sur Marcel Schwob, Rodolphe Dalle commence par souligner le caractère intertextuel de l’œuvre de l’auteur qui, s’il dit ne rien inventer, « invente pleinement cette littérature érudite qui s’établit entre ressemblance et différence » (p. 61). Son étude s’appuie sur Le livre de Monelle, texte en marge puisque « agrégat protéiforme » fait d’aphorismes et s’écrivant dans le détour. C’est en ce sens qu’il se rapproche « d’une philosophie inquiétante, parfois très proche du nihilisme moderne » (p. 69). Nuria d’Asprer intitule son article « Des marches pour monter la Tour Eiffel » et étudie « les produits artistiques, picturaux ou littéraires, pour la plupart d’orientation cubiste, où la tour apparaît invoquée, représentée ou figurée » afin d’établir un rapport « entre la fragmentation de l’objet en soi et celle de sa représentation esthétique » (p. 71). Elle analyse dans un premier temps le poème Tour Eiffel de Vincente Huidobro puis les Tour Eiffel de Delaunay et de Huidobro et enfin la figuration cubiste de Juan Gris et Huidobro. Les cubistes, par une esthétique de la fragmentation, nous dit d’Asprer, échappent à la représentation, à la mimésis, et aboutissent à la figuration, « à la création pure de l’objet nouveau » (p. 87).

5Le dernier article qui clôt cette première partie porte sur le fragment‑hérisson gracquien. Maria Del Mar Garcia rappelle dans un premier temps que les fragments de Gracq se situent dans la lignée des romantiques et plus particulièrement dans celle de Schlegel, fragments pré‑nietzschéen donc qui ne disent pas la cassure et la dislocation mais « la promesse de totalité » (p. 93). L’originalité des fragments gracquiens réside dans le fait qu’ils ne constituent pas les éléments d’un livre à venir, ne sont pas « un espace d’expérimentation… mais le lieu où vont être consignées les épaves d’un livre virtuel formé par l’ensemble des fictions précédentes » (p. 98). Le paradoxe intéressant souligné par l’auteur c’est que le recours « à la fictionnalisation et à la fragmentation est le seul à même de rendre possible l’émergence du Moi factuel » et peut‑être faut‑il voir là une manifestation postmoderne de la représentation du sujet qui appelle dans sa déconstruction littéraire une reconstruction lors de la lecture.

6« Du même à l’autre », deuxième mouvement de l’ouvrage, débute avec une étude d’Éric Hoppenot sur Maurice Blanchot. Il évoque d’abord les raisons qui poussèrent Blanchot à recourir à l’écriture fragmentaire. L’auteur, voulant créer une nouvelle revue dans le contexte des années 58‑68, pensait trouver dans le fragment « une écriture qui questionne le monde et l’écriture elle‑même » (p. 107). Il s’agissait donc de la « résultante d’un choix idéologique » (p. 108). Hoppenot analyse ensuite les « différentes modalités temporelles » (p. 104) qui s’expriment à travers l’écriture fragmentaire et conclut qu’elle révèle ce paradoxe : « c’est par la réitération qu’elle établit le continu au sein même du discontinu » (p. 121). L’étude suivante, « Rupture et discontinuité dans le fantastique québécois moderne » avance que ce genre, subversif dans son essence, « remet en question l’unité temporelle et spatiale » (p. 132) et que la fragmentation est une des conditions qui permet de faire accéder le lecteur à cet « état de perte » décrit par Barthes. C’est une analyse sur Édouard Glissant qui est ensuite proposée. Jean‑Christophe Martin y étudie le fragment et la trace dans La case du commandeur. Martine Renouprez travaille sur les essais poétiques de Claire Lejeune, écrivaine francophone belge. L’écriture est ici envisagée comme un moyen de se reconstruire, et l’œuvre comme « lieu de rassemblement de l’être divisé [qui] regroupe les fragments comme autant de “témoignages” du morcellement initial » (p. 154). Dans cette optique, le lecteur se voit alors dans l’obligation de reconstruire l’œuvre fragmentale, œuvre qui se déploie « dans une coïncidence du tout et de la partie, du relatif et de l’absolu au sein de chacun des fragments » (p. 158). La littérature maghrébine est abordée dans les trois études suivantes. Celle d’Amina Azza‑Bekkat se penche sur « le cas de Rachid Boudjedra » où la fragmentation naît du déchirement entre la langue « apprise sur les bancs de l’école » (p. 164) et la langue maternelle. Mehana Amrani évoque « la fonction de la fragmentation dans Nedjma de Kateb Yacine » qui loin de se situer dans une perspective ludique et expérimentale « participe d’une stratégie […] pour dire la tragédie d’un pays en perpétuel devenir » (p. 184). Toujours chez ce même auteur, Saddek Aouadi étudie la transgression et l’interférence des genres, nées d’une révolte contre la tradition et d’un refus de toutes normes. A travers le roman, tendant vers le théâtre ou se faisant langage poétique, Kateb Yacine opte pour une écriture transgénérique « très souvent fragmentaire et des fois proche de celle de l’hypertextuelle » (p. 193). Les deux articles suivants, ceux de Françoise Bleys (« Relique, bribes fragments : les supercheries littéraires comme poétique de l’éclat ») et de Geneviève Michel qui s’intéresse à La parole est à Baudelaire de Paul Nougé viennent clore ce deuxième mouvement.

7La dernière partie s’ouvre sur l’étude de Dominique Rabaté intitulée « Roman, discours, note : le singulier pluriel chez Roland Barthes » qui analyse les textes de la cinquième et ultime période du critique. La pratique fragmentaire barthesienne est selon Rabaté « d’ordre éthique : l’affirmation d’une vérité (du sujet) reste provisoire ; elle note un moment du devenir, une étape sur le chemin » (p. 232). Le discours discontinu que Barthes propose s’inscrit dans sa volonté d’échapper à tout effet d’unification et, en conséquence, d’affirmer son refus du roman (même si, comme le note Rabaté, il y a aussi chez Barthes une tentation du roman) en cassant l’idée même de développement. Si Barthes emprunte au roman son mode d’énonciation, il le mine « par une subtile distance » (p. 240) et vise un flottement « entre citation et parole propre » (p. 241) car il y a chez lui la peur de se découvrir, de se voir nu. Rabaté conclut en soulignant que sous le fragment barthesien, hédoniste et heureux en apparence, se cache une mélancolie profonde comme en témoigne La Chambre claire, où Barthes prend conscience de l’impossibilité de retrouver la mère perdue à cause de la nature fictionnelle du langage. Par la suite, ce sont les œuvres d’Artaud, de Le Clézio, de Beckett, de Claude Simon (à deux reprises), de Robert Pinget et enfin de Georges Perec qui sont analysées. Olivier Secardin clôt l’ouvrage avec une étude au titre pour le moins surprenant : « le fragment comme jouissance de l’Idiot ou pour une herméneutique de l’hybridité : –Mallarmé – Madonna » Après avoir évoqué le fait que chez Mallarmé la fragmentation correspond à une double crise « spirituelle et linguistique » (p. 343) et qu’elle constitue plus une expérience qu’une pratique, il compare l’auteur de Divagations à Madonna, les deux ayant « cette crise en horreur mais [en ayant] aussi la nostalgie. Si bien qu’ils s’installent tous deux dans l’exil : pour vivre au plus près de la perte – l’Autre – la mère – la morte – qui permet de dire le “corps” : la jouissance » (p. 343). Le rapprochement de Mallarmé et de Madonna permet alors à Secardin de se livrer à une étude comparative entre le fragment moderne et le fragment post‑moderne (à travers l’analyse des vidéo‑clips de Madonna). Il en conclut que


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8Ce recueil d’articles dresse donc un panorama intéressant sur l’écriture fragmentaire, abordant de nombreux auteurs, des plus connus et attendus dans le cadre d’une étude sur cette écriture (Barthes, Blanchot) aux plus surprenants (Madonna). Se dessine alors une vue d’ensemble des différentes pratiques (du questionnement des relations entre tradition et modernité à l’intertextualité), toutes apportant leur richesse et manifestant leur singularité.