Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Mars 2019 (volume 20, numéro 3)
titre article
Erik Stout

Narcisse dans tous ses états

Audrey Mirlo, Narcisse philosophe : une figure de la fiction française du premier xviiie siècle, Paris : Honoré Champion, coll. « Les dix-huitièmes siècles », 2017, 341 p., EAN 9782745344533.

1Issu d’une thèse terminée en 2013, cet ouvrage d’Audrey Mirlo traite de la représentation du philosophe dans la littérature française de la première moitié du xviiie siècle. L’auteure y analyse plusieurs figures de penseurs apparues dans les fictions des années 1720 à 1750, afin d’exposer l’ambiguïté avec laquelle elles ont été mises en scène. Elle use de l’expression « Narcisse philosophe » pour désigner ces personnages qui consacrent leur vie à l’étude et à la pensée, risquant de se détourner du bien commun et de se complaire dans la contemplation vaniteuse de leurs propres idées.

2Pour explorer la spécificité de ces philosophes fictifs, A. Mirlo se fonde sur un corpus de journaux et de romans écrits à la première personne par quelques écrivains notables de l’après-Régence (Marivaux, Prévost et Montesquieu en premier lieu). Elle confère par ailleurs au terme de « philosophe » une acception ample, qui lui permet d’ajouter à son corpus premier divers personnages qui se disent philosophes ou qui sont perçus comme tels par leur entourage. L’ouvrage est divisé en trois parties de deux chapitres chacune, correspondant respectivement aux relations du philosophe à son texte, du philosophe au monde et du philosophe au lecteur. Quatre figures principales font l’objet de ce parcours : le spectateur français1 et l’indigent philosophe2, qui fournissent le titre des journaux créés par Marivaux ; Cleveland, le personnage éponyme du roman de Prévost3 ; et Usbek, le célèbre Perse de Montesquieu4.

3D’après A. Mirlo, si les écrivains du premier xviiie siècle ont cherché à raconter des histoires de philosophes, c’était avant tout pour disséquer le mouvement même de la pensée. À cette fin, ils ont représenté la vie de penseurs à l’identité fluctuante, en soulignant les limites de leur entendement et, plus généralement, la fragilité de toute construction intellectuelle. La portée théorique de l’ouvrage est donc large. A. Mirlo se propose d’y étudier les critiques du statut du philosophe par les écrivains d’une période de transition, située entre un xviie siècle sceptique et une époque des Lumières qui a consacré le triomphe de la philosophie.

Le philosophe & le texte

4Dans la première partie de l’ouvrage, A. Mirlo traite les œuvres du corpus en tant que textes à la première personne, reflétant les hésitations et incertitudes des narrateurs-philosophes. Le premier chapitre distingue notamment ce qui dans ces écrits correspond à des traditions philosophiques établies de ce qui relève davantage d’une voix originale. L’analyse y est sommaire, mais efficace, puisqu’il est question en 40 pages de dix philosophes imaginaires, apparus dans des ouvrages de 1714 à 1748. L’exhaustivité n’est certes pas le but recherché, mais le choix de ces dix personnages pourra tout de même paraitre quelque peu arbitraire.

5Le premier exemple étudié est tiré d’un roman-mémoires de 1714, racontant les aventures d’un dénommé Jacques Massé5, voyageur qui connait les délices d’une société utopique, avant de vivre une captivité plutôt douce puis une libération qui le fait avancer sur la voie de la sagesse. Représentant de la philosophie nouvelle, il rejette la métaphysique au profit d’un déisme critique et même d’un sensualisme anachronique — ses aventures étant censées se dérouler dans la première moitié du xviie siècle. Héros du savoir, il se révèle un courageux défenseur de l’héliocentrisme face à des interlocuteurs imprégnés des explications cosmologiques anciennes.

6A. Mirlo analyse ensuite les philosophes du corpus premier, à commencer par Usbek, cartésien convaincu en même temps qu’homme de foi, qui se méfie ouvertement du pouvoir des passions, tout en soulignant la nature éminemment sensible de l’homme. Le spectateur français et l’indigent philosophe, ensuite, sont représentés comme pratiquant la philosophie de manière tout à fait spontanée. Ils ne s’appuient explicitement sur aucun système précis, mais perpétuent la tradition antique des philosophes démunis, ainsi que celle des moralistes du Grand Siècle, cherchant à révéler les mobiles secrets qui nous animent. Le personnage de Marianne6 est elle aussi une philosophe sans instruction, mais qui comme ses prédécesseurs, ne cesse de moraliser, faisant tomber les masques de ses divers interlocuteurs. Enfin, le personnage de Cleveland connait un parcours difficile, de son enfance stoïcienne aux échecs de l’âge adulte, et ne dégage donc pas le même élan vital que les penseurs représentés par Marivaux.

7A. Mirlo s’intéresse ensuite à des cas tirés d’ouvrages parus dans les années 1740, à commencer par un autre narrateur de Prévost, celui des Campagnes philosophiques7. L’absence de progression est flagrante chez ce soldat pour qui la philosophie n’est qu’une diversion, rapidement évacuée au profit des plaisirs amoureux. Un autre personnage de guerrier philosophe, créé par Jean-Baptiste Jourdan8, réfléchit de manière un peu plus sérieuse aux paradoxes qui le constituent, avant de céder lui aussi aux tentations du monde. Il finit cependant par résoudre ses tensions internes par un mariage alliant raison et passion.

8Après les guerriers philosophes, A. Mirlo s’intéresse à deux personnages féminins. Zilia d’abord, la Péruvienne de Françoise de Graffigny9, se révèle une adepte plus sérieuse de l’autocritique que ne l’était Marianne. Quant à Thérèse philosophe10, elle prend conscience au fil des pages de la spécificité de son corps et de ses désirs, pour élaborer un art de vivre alliant pensée et plaisir. Le récit de formation permet ici de souligner la relation du corps aux idées, sans se référer à des modèles philosophiques précis et en promouvant un idéal de maitrise finalement assez sage pour un roman libertin.

9Au terme de ce panorama, A. Mirlo est en mesure de tirer quelques conclusions générales, à commencer par la présence de plus en plus marquée des personnages féminins au fil des décennies, qui signale notamment l’importance croissante de la question du corps dans la mise en scène du développement philosophique. L’auteure note en outre que la construction de ces divers personnages doit beaucoup à la pensée de Locke et de Descartes, le premier ayant insisté sur la formation des idées, le second ayant fourni un modèle de parcours intellectuel. Enfin, au-delà de leurs différences, les personnages mentionnés ont tous pour caractéristique d’être foncièrement inachevés. Loin d’être des porte-paroles des thèses et préceptes de leurs créateurs, ils sont dépeints dans le processus de formation d’une pensée influencée aussi bien par leurs lectures philosophiques que par leur rapport unique au temps. Le temps chez eux n’est pas décrit, mais plutôt vécu, généralement d’une manière suffisamment problématique pour exclure l’idée de progrès.

10Dans le deuxième chapitre de cette section, A. Mirlo invoque le « Connais-toi toi-même » socratique pour traiter des représentations de philosophes admirant leur propre reflet — au propre comme au figuré. Elle note par exemple l'essor de la représentation du motif du miroir, tout en soulignant que les scènes d’autocontemplation n’assurent pas aux philosophes une meilleure connaissance d’eux-mêmes. Au contraire, l’usage du miroir est l’occasion d’une critique des aspirations rationalistes des personnages ainsi que d’une connivence entre écrivains et lecteurs aux dépens de ces mêmes personnages. En portant l’attention sur les obstacles propres au narcissisme, les écrivains minent dès le départ la quête de connaissance de leurs apprentis philosophes, présentée comme louable, mais peu susceptible d’être couronnée de succès. Un modèle positif peut se dégager de ces contre-exemples fictifs, celui du philosophe modeste qui, tel Socrate, serait conscient de ses limites, et ferait donc preuve d’humilité en revoyant ses objectifs intellectuels à la baisse.

Le philosophe & le monde

11Dans la deuxième partie de l’ouvrage, A. Mirlo se demande comment les écrivains du corpus représentent l’utilité sociale du philosophe. Elle expose également la position qu’ils adoptent sur le caractère plus ou moins souhaitable de consacrer une vie à la pensée. C’est selon cette perspective que le troisième chapitre traite des lieux d’étude du philosophe, à commencer par le cabinet. Située dans un espace intime, cette pièce est propice à l’isolement, ce qui pose problème pour des écrivains qui s’inquiètent des implications sociales de la pensée. Pour contrer un tel retrait, ils mettent en scène des duos ou des communautés philosophiques, afin de montrer que l’homme doit impérativement être en contact avec des interlocuteurs s’il souhaite que ses idées puissent s’épanouir.

12Dans ce chapitre très riche, l’auteure offre des analyses précises des équilibres mis en place par certains personnages entre l’intimité de leur cabinet et les nécessités de la vie sociale. Le cas de Cleveland est éclairant, lui qui tente sans succès de fixer un espace personnel d’étude et de réflexion à chacune des étapes de ses voyages. Le cabinet pour lui est précisément le lieu de toutes les hantises, où l’étude se révèle impossible. A. Mirlo suggère de manière convaincante que Prévost fait du cabinet un lieu métaphorique pour mettre en doute la validité même de toute activité méditative. Aussi le contact avec le monde est-il présenté comme nécessaire au philosophe, sous peine d’un dangereux affaiblissement de sa personne.

13La pensée de Jean-Jacques Rousseau a été profondément affectée par une telle conception et l’auteure ajoute donc un prolongement à ce chapitre, portant sur la pièce que ce dernier a consacrée au mythe de Narcisse au début des années 175011. Il y est affirmé que le travail en cabinet rend les hommes délicats, et même que la science et l’homme ne font pas bon ménage, puisque la réflexion (au sens de pensée sur la pensée) rend systématiquement l’homme malheureux. Prévost et Rousseau ne sont d’ailleurs pas les seuls à critiquer ainsi les philosophes trop centrés sur eux-mêmes, en un siècle où la notion d’intérêt général prend de plus en plus d’importance. Les Lettres persanes, notamment, emploient la satire pour moquer l’inutilité d’un travail de pensée qui ne ferait que se prendre pour objet, plutôt que de chercher à agir sur le monde.

14Le quatrième chapitre concerne encore les implications concrètes de la pensée des philosophes et souligne la remise en question de leur héroïsme. L’auteure constate que si l’impuissance entêtée d’Usbek ou encore de Cleveland les transforme en figures relativement négatives, la charge héroïque peut en revanche être assumée par des personnages féminins. Par exemple, Roxane et Anaïs dans les Lettres persanes, ou encore Madame Riding dans Cleveland, compensent la difficulté qu’éprouvent leurs homologues masculins à agir en prenant elles-mêmes les situations en main.

15L’analyse portant sur le féminisme des écrits du corpus est l’une des plus originales de l’ouvrage, puisque l’auteure y montre précisément comment a pu se créer à l’époque précédant immédiatement celle des Lumières une ouverture relative à un discours de la différence. Ainsi les Lettres persanes ou encore l’Histoire d’une Grecque moderne12 mettent en scène d’habiles inversions des rôles traditionnels : une femme se retrouve à la tête d’un sérail, un homme vient troubler les réflexions d’une femme qui étudie dans un cabinet, etc. Surtout, les personnages de femmes philosophes évitent les écueils du narcissisme en prônant et en appliquant une philosophie altruiste. Les fictions du corpus utilisent donc les personnages féminins pour révéler une nouvelle conception de la philosophie, qui insiste sur l’articulation de l’individu au collectif.

Le philosophe & le lecteur

16Dans la partie finale de l’ouvrage, A. Mirlo se fonde sur les théories de la réception de Wolfgang Iser pour explorer à quel point les écrivains du corpus ont cherché à favoriser l’imprégnation des lecteurs dans les illusions de la fiction, ou une participation plus interactive. Elle suggère ainsi dans le cinquième chapitre que le véritable philosophe est peut-être le lecteur lui-même. La représentation d’observateurs observés permettrait en effet de souligner la valeur épistémologique du regard. Ainsi, entre narrateurs et lecteurs, il y aurait compétition pour la plus grande lucidité philosophique.

17Dans le sixième chapitre, enfin, A. Mirlo postule que la collaboration du lecteur est nécessaire pour décrypter les figures complexes de l’univers narratif. On pourra contester ici certaines conclusions de l’auteure, par exemple celle qui voudrait que Prévost, Montesquieu et Marivaux aient pensé leurs récits comme des critiques de la rationalité excessive de la philosophie. Une telle affirmation présuppose que la littérature est une pratique ontologiquement secondaire par rapport à la philosophie. Or, en créant des personnages de philosophes, les écrivains du corpus ne cherchaient sans doute pas exclusivement à résoudre des problèmes et enjeux philosophiques.

18Force est de constater cependant qu’A. Mirlo a relevé dans cet ouvrage le défi qu’elle s’était fixé. Grâce à une étude minutieuse du corpus premier et secondaire, elle a démontré qu’entre 1720 et 1750 les romans et journaux français ont été les supports privilégiés d’une réflexion sur les pouvoirs et les limites de la pensée. Les dernières analyses du livre sont particulièrement stimulantes, puisque l’auteure y traite des avatars des philosophes fictifs chez les écrivains de la génération suivante et argue que les personnages de son corpus présentent une complexité et un caractère énigmatique qui manque à leurs successeurs. Cette hypothèse, qui appelle des recherches plus précises, fait partie des voies fructueuses que l’auteure a tracées pour l’avenir. En éclairant la mystérieuse figure de « Narcisse philosophe », elle a contribué à l’établissement d’une meilleure compréhension des rapports entre littérature et philosophie dans les écrits d’Ancien Régime.