Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Juin-juillet 2019 (volume 20, numéro 6)
titre article
Francis Walsh

Beauvoir : écriture mémoriale & naissance de l’autrice

Littérature, no 191, « Beauvoir en ses mémoires », sous la direction de Jean-Louis Jeannelle, septembre 2018, 149 p., EAN 9782200931872 ; Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, sous la direction de Jean-Louis Jeannelle, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, coll. « Didact : Concours », 2018, 354 p., EAN 978753575745.

1Alors que l’autobiographie de Sartre s’ouvre sur une évocation vague de son arrière-grand-père — quelque part en Alsace, autour de 1850 —, le cycle mémorial beauvoirien s’enracine avec précision dans la naissance de l’autrice : « Je suis née à 4 heures du matin, le 9 janvier 1908, dans une chambre aux meubles laqués de blanc, qui donnait sur le boulevard Raspail1. » Le contraste entre les commencements, l’un qui exhibe le travail de l’écriture, l’autre qui au contraire « frappe par son évidence2 », pourrait rappeler une certaine idée du partage des tâches littéraires du couple : à Sartre la dialectique, ou les virtuosités de l’écriture du Moi ; à Beauvoir la chronologie et les fades illusions de la linéarité3.

2C’est ce type de lectures figées entourant Beauvoir que corrigent deux récents ouvrages collectifs : « Beauvoir en ses mémoires » (publié dans la revue Littérature) et Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée (publié aux Presses Universitaires de Rennes, collection « Didact : Concours »). Jean-Louis Jeannelle, qui a dirigé les deux ouvrages, souligne les limites du « pacte autobiographique », et plus spécifiquement de son « critère d’identification de nature supposément poétique (à savoir l’identité stricte entre les trois instances énonciatives, auteur, narrateur et personnage principal), mais implicitement et stratégiquement éthique4 » : ce cadre théorique ne permettrait pas de saisir les enjeux propres aux Mémoires, la recherche d’une énonciation vraie, à la fois singulière et générale, individuelle mais ouvrant au collectif (social et historique). La définition logico-formelle de l’identité érige en effet une barrière entre ce qui est moi et non-moi, vrai et non-vrai ; elle isole, fige. Cette même monadologie amenait d’ailleurs Philipe Lejeune à voir dans l’expression « lecture de l’autre » un « pléonasme5 », comme s’il n’y avait pas, à même les distances, la possibilité d’une mise en commun, comme si la mobilité des identités et des formes de vie était chose impossible ou inavouable : « Cette “Simone” c’est moi-même6 », confesse au contraire une lectrice des Mémoires d’une jeune fille rangée.

3C’est un constat similaire, celui de la grande flexibilité des Mémoires, que suggère la diversité des analyses qui leur sont consacrées dans les collectifs à l’étude. Le premier, « Beauvoir en ses mémoires », est une interprétation collective de l’ensemble de l’édifice mémorial beauvoirien, lequel est saisi à travers une pluralité de discours internes et externes à l’œuvre de l’autrice : l’histoire des écrits de soi antérieurs, postérieurs et contemporains aux Mémoires, les lettres de ses lectrices et la philosophie féministe et existentialiste, notamment. Le second ouvrage, qui accompagne l’entrée des Mémoires d’une jeune fille rangée au programme d’agrégation de lettres, se concentre davantage sur le récit de jeunesse : certaines études proposent une interprétation de l’œuvre dans sa totalité (les Mémoires d’une jeune fille rangée comme projet existentialiste au féminin, comme réaménagement du cogito, comme récit politique, comme espace de négociation des formes de vie, etc.), d’autres analysent un aspect plus précis du récit (les personnages féminins ou masculins, l’enfance, la lecture, l’espace, la phrase). De la plus générale à la plus particulière, les études des deux ouvrages semblent s’accorder sur un principe de base : l’écriture mémorielle répond à un « désir de totalisation et de recherche synthétique du sens7 », à un besoin de « réunifi[cation] [d]es identités successives8 ».

4En quoi cette quête narrative d’une synthèse de soi n’est-elle pas strictement individuelle ? En quoi le « Je » autobiographique est-il aussi historique (et philosophique) ? Comme le suggère Manon Garcia, la réponse à cette question est à chercher à l’intersection de la notion philosophique d’« universel singulier » et de la conception beauvoirienne de la littérature : « seul le témoignage littéraire permet de faire surgir un universel singulier qui témoigne par l’exemple de la tension entre situation et liberté et donne à voir un présent [...] insaisissable9 », ce « goût unique de la vie de chacun10 », selon le mot de Beauvoir. Or, pour Beauvoir, l’écriture doit être une « authentique aventure spirituelle11 », une enquête, un risque, une mise en gage : l’énonciation littéraire ne témoignera d’un universel singulier que si la singularité et l’universel y sont mis en question, que si la synthèse narrative est un processus de synthétisation, l’écriture de soi un effort d’intersubjectivation, le témoignage de la tension entre liberté situation une dialectisation. C’est de cette « démarche vivante12 » qu’il s’agit ici de — partiellement — rendre compte en s’appuyant sur les diverses analyses des Mémoires, tout particulièrement sur celles qui concernent les Mémoires d’une jeune fille rangée.

Temporalisation, synthétisation : entre liquidation & vocation

5L’analyse fait largement consensus : les Mémoires d’une jeune fille rangée décrivent la quête de sens de la jeune Simone, un sens ébranlé par la perte de la foi ou, plus largement, par la remise en question parfois difficile d’une morale abstraite et d’une vision stable du monde que lui inculte un milieu familial petit-bourgeois, conservateur et catholique. La jeune Simone oscille alors entre un difficile arrachement à la fixité, à la place qui lui est donnée, et l’élan qui l’achemine vers elle-même. Ce mouvement vers soi, ce désir de naître à soi-même, est orienté par le sentiment d’une vocation : la littérature et la vie intellectuelle. Le récit de jeunesse beauvoirien est ainsi sous-tendu par un double mouvement : une liquidation graduelle — et inachevée — des valeurs de l’idéalisme bourgeois, ou la défiguration d’un Moi donné, intériorisé ; et une préfigurationde soi, l’élaboration d’une manière singulière d’être-au-monde.

6Écrivant ses Mémoires, Beauvoir ne se contente alors pas de seulement répondre à un désir synthétique de sens : elle retrace l’origine, les obstacles et les développements de cette orientation existentielle totalisante. Il faut en effet remarquer, avec Aude Bonord, que « la vocation est […] liée de manière privilégiée au récit de vie. Centrée sur l’accomplissement de l’individu, elle transforme une existence en destin13. » La mémorialiste reproduit par l’écriture l’élan destinal de la jeune fille, revisite le temps et les lieux d’une singularisation orientée par une vision narrative et vectorielle de soi ; s’écrivant, elle se retotalise. Dans son article, Martine Boyer-Weinmann décrit d’ailleurs ce travail « métalittéraire14 » à l’œuvre dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, ce récit d’un devenir-récit : très jeune, l’enfant s’initie par les jeux à la « force libératrice de toute narration15 ». Cette déréalisation, ce comme si ouvert par la fiction permettra ensuite à la jeune Simone de « franchir imaginairement par la lecture “la frontière qui [lui] fermait le monde des garçons”16 ». Quand bien même la confusion entre le réel et l’idéal serait « un péché de jeune lectrice17 », l’identification romanesque ouvre l’espace des possibles, offre des lignes de fuite, préfigure des avenirs : la littérature est la modalité centrale d’une vivante mise en intrigue de soi que l’écriture mémorielle doit reconstruire.

7Toutefois, il faut encore souligner, après Esther Demoulin, le grand « désir d’exactitude18 » de Beauvoir, un désir qui la pousse à modeler son récit de vie sur le passage du temps, dans un corps à corps l’obligeant à « accepter certaines contradictions19 » ; au prix de l’affaiblissement de certaines thèses, Beauvoir décrit les errances du sens comme autant d’antithèses, autant de moments de détotalisation de soi : la vérité beauvoirienne est une vérité en marche, aux prises avec le réel, sans cesse détotalisée et retotalisée20. Dès lors, si le désir d’exactitude implique une mise à distance de l’enfance, laquelle expliquerait la relative absence de « jeux entre le présent de l’écriture et le passé du vécu21 », cette distanciation implique à son tour la possibilité d’une réappropriation de l’enfance ; le sujet beauvoirien est ambigu, « à la fois immanence [enracinement, circularité] et transcendance [arrachement, vectorisation]22 » : sans enquête sur le temps objectif ou le temps en-soi, plus largement sur les forces qui agissent du dehors sur le temps subjectif, aucun récit authentique, aucune démarche vivante n’est possible. Beauvoir, d’ailleurs, ajoute :

[Q]uand on ne […] propose pas de but [à l’existant], ou qu’on l’empêche d’en atteindre aucun, qu’on le frustre de sa victoire, sa transcendance retombe vainement dans le passé, c’est-à-dire retombe en immanence ; c’est le sort assigné à la femme dans le patriarcat ; mais ce n’est aucunement une vocation23.

8Redonner vie à sa transcendance passée, sauver son enfance de l’immanence dans laquelle le patriarcat l’a enfermée : Beauvoir est bien, selon le mot de Françoise Simonet-Tenant, une « écrivaine […] de la résurrection24 ».

9Or il n’y a résurrection de la jeune Simone qu’en son absence, que si en contrepartie la mémorialiste consent à « lui prêter la force de [s]a vie25 » : l’écriture de soi rejoue une « économie de l’existence » qui déjà guidait la vie de la jeune fille et que Catherine Poisson souligne avec force ; si la vie signifiante a un prix, les Mémoires eux-mêmes se payent : distanciation, détotalisation, anéantissement, « morts successifs26 ». La perte de l’écart, la fin des distances, rendra d’ailleurs le récit chronologique insoutenable : Tout compte fait, ultime économie du cycle mémoriel, coïncide avec le passage de la linéarisation à la thématisation, passage qui « défait […] la clôture du sens, la totalisation27 ». La mémorialiste vieillissante ne peut prendre sur elle-même le point de vue de la totalité, de l’absence, du néant : sa propre mort, cette impossible possibilité, lui échappe. Cependant, dans La Cérémonie des adieux et dès les Mémoires d’une jeune fille rangée, Beauvoir contourne l’aporie constitutive de son projet autobiographique, l’impossibilité de la totalité, en prêtant sa vie aux autres, à sa famille, à Sartre, au cousin Jacques, mais également aux jeunes filles à qui elle « “rend” ce qu’elles lui ont apporté28 » : contre la dégoutante possibilité des « Mémoires d’un rat visqueux29 », pure objectivation de soi aux yeux d’autrui, les Mémoires seront le récit d’une intersubjectivation, d’une libération qui est « un appel à la liberté d’autrui30 ».

Soi-même comme toute autre

10Toute jeune, l’enfant reçoit de son milieu et de ses lectures « une évidence capitale, propre à assurer de sa place dans le monde31 », une certitude de soi proche du cogito à laquelles’intrique « une intuition du néant, associée à la lecture de “La petite sirène” : “Pour l’amour d’un beau prince, elle avait renoncé à son âme immortelle, elle se changeait en écume. Cette voix qui en elle répétait sans trêve : “Je suis là”, s’était tue32. » Au solipsisme du « Je suis là » s’intrique une anticipation des identités successives et de la mort, plus exactement de la mort comme renoncement, comme don de soi : c’est au prix d’une existence à la fois isolée et sacrifiée à l’Autre que, pour la jeune Simone la vie prend la forme mythique d’un destin. Dans cette vie-destin, le monde est un décor qui renvoie l’enfant exceptionnelle à elle-même : observant « comme au théâtre33 » la façade d’un immeuble, apercevant un enfant qui lit, elle s’émeut de « voir [s]a propre vie se changer sous [s]es yeux en spectacles34 ».

11Or les autres, s’ils prennent d’abord la forme rassurante du Même — la petite sœur Poupette, par exemple, est un Double —, ébranlent la certitude de soi, introduisent une faille dans l’autarcie infantile en dévoilant d’autres manières d’être-au-monde, d’autres formes de vies potentielles. La rencontre avec Zaza, souligne Martine Boyer-Weinmann, est une « rupture de la nécessité35 », rupture du sentiment de sa place, percée dans le cercle formé par l’enfance : avec Zaza, Simone découvre la « distance indispensable aux échanges36 ». Si la vie des autres s’intrique à celle de la mémorialiste comme autant de motifs secondaires, si les Mémoires sont un art du « contrepoint37 », c’est ainsi parce que ces lignes de vie infléchissent celle de la jeune Beauvoir, à commencer par celles des autres jeunes filles : en creux de leurs différences, toutes sont confrontées à une situation similaire (réification du corps, mariage, etc.), toutes aspirent en contrepartie à construire leur individualité. Les lettres des lectrices confirmeront ce que les Mémoires supposaient : issues d’un milieu similaire, « ces lectrices se considèrent comme des doubles de Simone de Beauvoir38 » ; mais, contrairement à la mémorialiste, plusieurs « sont restées prisonnières39 » de l’immanence dans laquelle le patriarcat les confine.

12Les Mémoires des jeunes filles rangées font état de l’emprisonnement des jeunes filles, d’un isolement avec lequel la jeune Simone cherche, difficilement, à rompre. Zaza, par exemple, est prise dans une aporie similaire à celle de son amie : elle doit choisir entre être soi-même (s’épanouir intellectuellement, épouser par amour Merleau-Ponty) ou être l’Autre (se plier aux exigences du patriarcat). Dans son autarcie même, le récit de Beauvoir est en ce sens déjà celui d’une situation paradoxalement partagée, c’est-à-dire partagée sans possibilité de partage : si les identités sont mobiles, les formes de vie partageables, les vies demeurent uniques, séparées. Qui plus est, plus Beauvoir se libère de son milieu, plus elle met à distance les autres jeunes filles. Elle s’en excuse d’ailleurs dans une lettre à Zaza : « Du fond du cœur je vous demande pardon d’avoir passé toute l’année à côté de votre douleur sans avoir su la pressentir40. » Les personnages féminins entourant la jeune Simone portent le sceau de cette ambigüe : elles l’initient à d’autres aspects de l’existence, aux interdits, au corps, « lui font entrevoir d’autres possibilités et l’aident à “inventer” son avenir41 » ; mais, dans un même temps, Beauvoir doit tenir à distance « les normes, et tout particulièrement celles assignées au genre féminin42 », choisir la « conversation43 » plutôt que le mélodrame, l’ouverture plutôt que l’isolement, Sartre plutôt que Zaza. Beauvoir elle-même n’est pas à l’abri de l’équivoque : elle est toute autre – à la fois totalement autre, unique, et toutes les autres, semblable. Si le récit en totalité de soi est impossible, le récit de soi-même comme toute autre, récit d’une intersubjectivation, permet à l’autrice de retotaliser sa vie depuis une totalité qui la dépasse : le monde en (dé)partage avec autrui.

Entre liberté & situation : la solution littéraire & l’ambiguïté

13Initiée par le cousin Jacques à la littérature contemporaine, la jeune Simone découvre dans la lecture une « société alternative44 », une ligne de fuite hors de l’isolement : la littérature se confond avec la vie, et avec l’amour ; les personnages avec les auteurs, et avec Jacques. Beauvoir se forme à un idéalisme littéraire auquel se superpose un culte du Moi et une éthique de l’Inquiétude, une liquidation nihiliste, purement négative et à vide des valeurs bourgeoises45. Si la vocation littéraire ouvre la possibilité d’effectuer des percées hors des cercles du conformisme, elle maintient un caractère ambigu : elle enracine le sujet dans l’imaginaire, l’éloigne des « choses », en plus de conserver de la religion un caractère d’ascèse, de Salut. Pierre-Louis Fort résume : « Le sacré quitte le Livre pour s’amarrer dans les livres46 ».

14La solution littéraire est également ambigüe en ce qu’elle est rendue possible par le milieu dans lequel l’enfant grandit : le père, s’il méprise les intellectuels, valorise paradoxalement, comme Jacques plus tard, l’imaginaire et la vie intellectuelle47. Au lendemain de la guerre, la jeune Simone se voit offrir par son père une ligne de fuite : « “Simone a un cerveau d’homme. Simone est un homme.” Pourtant on me traitait en fille48. » Contrairement à la plupart des jeunes filles, celle-ci est un esprit avant d’être un corps, un individu avant d’être le prolongement de l’espèce ; or, le constat abstrait ne s’accompagne d’aucune modification concrète de son éducation. De cette incohérence émerge la possibilité pour Beauvoir de « restituer une identité singulière, de facto féminine, en jouant avec la construction patriarcale de l’altérité féminine préalablement analysée dans Le Deuxième Sexe49 ». Autrement dit, c’est en partie des contradictions de l’antiféminisme de son père qu’émerge la possibilité biographique et historique de l’individualisme (pré)féministe de la jeune Simone, lequel sera par la suite nourri de l’idéalisme du cousin Jacques : l’imaginaire comme force subjective de transgression du réel. Quand bien même le récit de jeunesse de Beauvoir n’est pas féministe — il ne met pas en scène ni n’exprime explicitement une révolte contre une infériorité socialement déterminée —, l’individualisme beauvoirien n’en demeure pas moins un tournant historique de l’émancipation des femmes : « Simone de Beauvoir se situe à un point de transition historique entre deux états de la condition féminine : elle en relève par certains aspects mais s’en distingue dans la mesure où elle s’affirme, en pionnière, comme un sujet à part entière50. » Peut-être faudra-t-il la rédaction du Deuxième sexe, et celle des Mémoires, pour sortir Beauvoir de son autarcie : l’écriture mémoriale, on l’a vue, désindividualise. Les Mémoires sont, en ce sens, déjà politiques, déjà féministes ; ils rompent avec une culture de l’isolement, créent de la proximité, rendent possible une mise en commun des expériences féminines : l’individu y est saisi depuis le monde en tant qu’il est l’espace socio-institué des possibilités individuelles — et toujours déjà collectives.

Être-au-monde, « au plus près des choses51 »

15Ce désir de proximité et d’appartenance au monde prolonge, en la corrigeant, une intuition phénoménologique, une sorte d’intentionnalité renversée : l’enfant se sent nécessaire à l’existence du monde, comme s’il n’y avait de monde sans conscience du monde, comme si toute chose était quelque chose pour ma conscience. Toutefois, cette intuition est, sans la précompréhension de soi comme corps avec-autrui, incomplète. Les Mémoires sont la quête d’une retotalisation, d’un « faire corps » avec le monde. Dans un article Merleau-Ponty paru dans le numéro des Temps Modernes d’octobre 1945, Beauvoir écrivait en ce sens :

16Un des buts essentiels que se propose l’éducation de l’enfant, c’est de faire perdre à celui-ci le sens de sa présence au monde. La morale lui enseigne à renier sa subjectivité, à renoncer au privilège de s’affirmer comme « Je » en face d’autrui ; il doit se considérer comme une personne humaine parmi d’autres, soumise comme les autres à des lois universelles inscrites dans un ciel anonyme. La science lui enjoint de s’évader hors de sa propre conscience, de se détourner du monde vivant et signifiant que cette conscience lui dévoilait, et auquel elle s’efforce de substituer un univers d’objets glacés, indépendants de tout regard et de toute pensée52.

17Selon Beauvoir, l’éducation se propose de soutirer à l’enfant l’événement de sa propre irruption au monde ; le mouvement de la vie décrit dans les Mémoires est celui d’une reconquête de la présence, une renaissance qui ne peut advenir que sur fond d’un réenracinement du sujet dans le monde et avec autrui : la liberté trouve son amplitude (et son absence d’amplitude) dans les possibilités ouvertes par la situation, moins parce que la situation est la contre-force de la liberté que parce que la subjectivité émergent du monde. Peut-être en ce sens que le cogito beauvoirien — « Je suis là. » — est moins une certitude qu’un acte de langage, une manière de se faire être-là, de se faire être-corps contre ce qui cherche à anéantir présence, à transformer l’enfant en l’Autre.

18C’est d’ailleurs la force de son corps, ses cris et ses larmes, le « poids de [sa] chair53 », qui sert d’arme à l’enfant, oblige les puissances aériennes (la morale abstraite) à se matérialiser, à punir. Plus tard, une fois les puissances intériorisées, c’est cette même énergie qui tirera la jeune Simone vers l’ailleurs : « Mon conformisme n’avait pas tué en moi désirs et dégoûts54. » Dans les Mémoires, le corps suppose une force de naître par soi-même, un « mouvement spontané de la vie55 » qui s’oppose à la fixité que des interdits, des universaux, des essences abstraites. Les Mémoires s’ouvrent d’ailleurs sur les appétits de l’enfant, ses « enthousiasmes gustatifs56 », pour reprendre la formule de Michèle Le Dœuff : « [P]ar la bouche, le monde entre “plus intimement” en vous que par les yeux ou les mains. […] [O]n ne mange pas n’importe quoi, sauf à risquer de devenir ce que l’on ne veut pas être57. » Spontanément, l’enfant classe : il ne veut pas être « la fadeur des crèmes de blé vert, […] le mystère gluant des coquillages58 » ; il veut être l’explosion sucrée des pralines, les couleurs festives des confiseries. L’enfant ne veut pas s’uniformiser, il veut s’éclater, se pluraliser depuis les choses, se faire être, naître à soi depuis le monde. Dégouté ou désirant, le corps est le lieu d’une sensibilité métaphysique et esthétique : le sujet « fait corps » avec les merveilles et les horreurs du monde, de même, on l’a vue, qu’il s’identifie, « ne fait qu’un » avec les autres. L’écriture mémoriale poursuivra ce désir de se réunifier au Tout : dans la vie de Beauvoir et dans l’Histoire doit couler un même sang, comme si sa chair n’était pas tout à fait sienne, comme si le vivant n’était fait que d’une seule et même pâte.

19Tout se passe alors comme s’il y avait une secrète entente entre le monde et soi, entente brisée par l’éducation morale et soutenue par la science pour lesquelles le corps est une enveloppe, une chose, alors qu’il est, fondamentalement, mouvement : identification et distanciation, désirs et dégoûts. Si cette entente prend parfois, chez la jeune Simone, la forme d’une mystique de la nature, elle est aussi l’intuition de la contemporanéité ontologique du sujet et de l’objet ; plus encore, elle est l’intuition de l’être-là, du sujet comme être-au-monde qui engage la réalité humaine en totalité. Manon Garcia souligne d’ailleurs l’importance de Heidegger dans l’écriture mémoriale de Beauvoir : « son adhésion à l’ontologie heideggérienne la conduira à penser d’une façon très particulière la question de la soumission, du choix et de la responsabilité, en refusant à la fois une approche purement individualiste et une approche structurelle et impersonnelle59. »

20En effet, ce paysage au loin, il persiste dans son être quand bien même la jeune Simone s’en détourne : « Là-bas, les eaux de l’étang se ridaient, s’apaisaient, la lumière s’exaspérait, s’adoucissait, sans moi, sans nul témoin ; c’était intolérable60. » L’expérience de la présence, de la corporéité est aussi une intuition de l’éloignement de l’être : entre proximité et distance, présence et absence, le corps est en rapport avec la totalité, mais sur le mode détotalisé de ne l’être pas, d’une saisie intuitive d’un néant concret. Ici se rejoue l’ambiguïté du récit de vie beauvoirien, son renversement : c’est dans le récit singulier de sa singularisation que se découvre la possibilité de communiquer « en négatif61 » pour reprendre l’expression de Cécile Decousu ; découvrant la singularité, le non-commun, Beauvoir dévoile le fondement d’un renouvellement des lieux communs : la singularisation comme condition sine qua non du mouvement indéfini d’une mise en commun. Or, on l’a vu, la singularisation est aussi une liquidation, laquelle est indéfiniment ouverte : « L’idée d’un salut, justement, me semble bien être brisée. Je veux dire que j’ai encore envie d’écrire, mais que le projet d’englober le monde dans l’expérience de ma vie, eh bien, je n’y crois plus62. » Contre la possibilité d’une « particularis[ation]63 », la singularisation comme possibilité du commun passe par une désidenfication, une (dé)vocation, c’est-à-dire par une critique de l’écriture mémoriale elle-même, par le maintien d’une ouverture.

La force de naître

21Si l’ouverture des Mémoires « frappe par son évidence », cette évidence, la naissance comme point de départ de l’identité narrative, est moins le reliquat d’une conception scolaire de l’écriture et sclérosée du temps que la possibilité même d’une mise en commun de l’expérience de la singularité : en creux de la naissance se trouve à la fois la chose la mieux partagée du monde et l’annonce de lignes de départages, d’inégalités, à la fois une force neuve et la reproduction de rapports de pouvoir. Les Mémoires peuvent en ce sens être saisis comme une réappropriation de la naissance, laquelle s’organise autour d’une double tension : une tension idéaliste, les pouvoirs et les impasses de l’idéalité, sa force de décollement par rapport aux possibilités objectives, mais aussi ses fausses évidences, le sentiment d’avoir une place ; et les tensions d’un réalisme qui fonde dans le sentiment d’appartenance au monde à la fois le risque du conformisme et la possibilité de toute transcendance authentique. Ce double rapport de force est, semble-t-il, la trace d’une « démarche vivante » à l’œuvre dans les Mémoires, la conquête d’une identité.

22On ne s’étonne alors pas de découvrir, au cours de la lecture des différents articles, quelques références implicites et explicites à Paul Ricœur ; peut-être que les études beauvoiriennes ne prennent leur envol qu’à ce prix, celui d’un glissement historique de la notion d’identité : le passage de l’identité formelle, reconnaissable, stable, objectivable, à une identité sinon narrative in-formelle ou poly-formelle, ambigüe, à la fois mobile et mobilisante, difficilement objectivable, sans possibilité de surplomb, une identité qui n’est pas donnée du dehors, comme un nom à la naissance, et à laquelle il faut naître par soi-même, depuis le monde et avec autrui. Beauvoir semble en ce sens révéler l’existence d’un pouvoir antérieur au récit et qui, précisément, permet l’émergence du récit, un désir de vivre qu’il convient peut-être d’appeler la « force de naître ». Cette force, en étude littéraire, c’est l’auteur, ou plutôt l’autrice : peut-être faut-il passer par l’étude d’identités en quête de nouveaux récits et de nouvelles formes de vie pour mieux relire la littérature depuis le point de vue de ceux et celles qui la produisent.