Acta fabula
ISSN 2115-8037

2004
Printemps 2004 (volume 5, numéro 1)
titre article
Laure Coret-Metzger et Ye Young Chung

Écriture & négation de l’histoire : le rôle du témoignage

L’Histoire trouée, négation et témoignage, sous la direction de Catherine Coquio, Nantes : L'Atalante, coll. "Comme un accordéon", 2004, 608 p., EAN 9782841722488.

1L’Histoire trouée, négation et témoignage (L’Atalante, 2004) est le second ouvrage collectif édité par Catherine Coquio, deuxième volet de la démarche entamée avec Parler des camps, penser les génocides (Albin Michel, 1999). Cette publication est issue d’un colloque international organisé en septembre 2002 au sein du Centre de Recherche en Littérature Comparée de Paris IV-Sorbonne, avec l’Association Internationale de Recherche sur les Crimes contre l’Humanité et les Génocides (www.aircrige.org). Déjà R. Robin dans L’Humanité, S. Combe dans La Quinzaine littéraires, et A. Laignel-Lavastine pour le Monde des Livres ont salué l’avancée théorique marquée par cette étude, centrée sur deux types de discours issus des catastrophes historiques du XXe siècle.

2C. Coquio ouvre le livre en posant les fondements d’une réflexion sur l’effacement et l’écriture de l’histoire, qui trouve des prolongements dans une quarantaine de contributions. L’ensemble du volume vise à reconstituer un « univers de la négation », qui voit s’y manifester un « nihilisme contemporain » : refus de l’impensable sous un masque de droiture scientifique et morale, d’attachement à la « vérité » et à la liberté d’opinion… Mais plus encore, le volume tente d’explorer la portée multiple du témoignage, qui, à l’opposé de ces discours, tente d’attester les faits et de réfléchir l’événement. Distinguant entre la négation qui affirme la non-existence des victimes, et le déni qui efface et désinvestit l’événement, puis entre les différentes fonctions du témoignage, C. Coquio recueille les distinctions terminologiques de G. Agamben entre testis — témoin extérieur — et superstes — rescapé — et interroge le statut spécifique des témoignages des tueurs, ainsi que des différents « héritiers » de ces catastrophes. Certaines contributions explorent ces zones avec précision : R. Rechtman sur le génocide Khmer rouge (à propos du film de Rithy Panh, S 21), Cl. Mouchard sur la trace des massacres de Nankin chez une poétesse japonaise, fille d’un criminel de guerre.

3C. Coquio expose d’une manière particulièrement aiguë le statut fragile du témoin : face à l’ « incroyable » — titre choisi par M. Deguy —, le témoignage ne fait pas preuve du point de vue du rationalisme scientifique, et pourtant l’histoire ne peut se faire sans lui. Avec le récit du témoin, qui rappelle la « disparition du sens » de l’événement, dit l’« effondrement de la figure humaine » et « les limites de la perception et du langage », nous sommes devant un objet d’un « genre » particulier, qui impose de penser autrement, sauf à tomber dans le strict archivage historien ou la consommation culturelle du témoignage esthétisé ou moralisé.

4L’auteur met en garde contre toute modélisation des discours et la diversité des contributions prend ici tout son sens. Cet ouvrage, dédié à l’écrivain camerounais Mongo Beti et à l’helléniste Nicole Loraux, auteurs ici d’un texte testamentaire, réunit intentionnellement des auteurs d’horizons très différents : histoire (S. Abdel Jawad, H. Asséo, N. Fresco, M.C. Hubert, Y. Ternon), critique littéraire et philologie (K. Beledian, M Canitrot, A. Kalisky, S. Katunaric, N. Loraux, Cl Mouchard, F. Pejoska), philosophie (J.P. Karegeye, M. Nichanian, F. Sossi, F. Worms), droit (S. Garibian), sciences politiques (F. Talahite, E. Traverso), sciences sociales (V. Nahoum-Grappe), anthropologie et psychanalyse (J. Altounian, Y. Govindama, M. Hovanessian, B. Lempert, F. Narodetzki, H. Piralian, J.L. Poueyto, R. Rechtman), sont représentées ; mais le volume contient aussi des contributions de témoins rescapés (P. Calveiro, S. Mukayiranga, G. Petit), d’écrivains et de traducteurs (M. Beti, M. Deguy, P. Pachet) et de militants, éditeurs et journalistes (N. Andersson, L. Bagilishya, A. Herszkowicz, M. Ovayolu, J.L. Panné, L. Toscane, F.X. Vershave).

5Cette pluralité permet de traiter de manière novatrice les trois problématiques proposées en « Arguments » (I) : négation et témoignage (enjeux épistémologiques), négationnismes et révisionnismes (mises au point terminologiques et historiques), formes et fonctions sociales du déni (réflexions sur les comportements collectifs, méditation sur le mal social, peur et dégoût de la victime). Cette posture s’avère la seule plausible pour donner voix aux « Événements » (II) singuliers, évoqués chacun sur le versant de la négation et/ou du témoignage : génocide des Arméniens, histoire du peuple kurde, crimes nazis (les camps, la Shoah, le génocide des Tsiganes), famine planifiée en Ukraine, camps staliniens (traités à partir des « cénotaphes » littéraires de Danilo Kis), pratique de la disparition en Amérique latine, Hiroshima (à travers son traitement littéraire au Japon, envisagé comme « déni culturel »), le génocide au Cambodge (à partir du témoignage des tueurs rapportés par un cinéaste rescapé), statut de la Naqba dans l’historiographie palestinienne et israëlienne, traces de l’épuration ethnique en ex-Yougoslavie, en amont (la littérature de l’ultranationalisme serbe) et en aval (les témoignages littéraires croates), génocide des Tutsi au Rwanda, esclavage, colonisation et décolonisation en Afrique (Algérie, Cameroun, Congo-Brazzaville), et aux Antilles (effets et enjeux politiques et épistémologiques).

6La considération de la spécificité de chaque crime contre l’humanité, et de chaque récit dans sa singularité historique, sans hiérarchie aucune, est l’un des principaux atouts de ce volume. C. Coquio rappelle le rôle de la Shoah dans la constitution de l’événement génocidaire et du témoignage comme « genre » majeur et légitime d’écriture de l’histoire. Mais il importe de noter que l’écriture du témoignage commence, avant même le corpus issu de la Grande Guerre (dont Norton Cru rendra compte) avec le texte inaugural de Zabel Essayan, Dans les ruines (Constantinople, 1911; traduction à paraître), écrit après les premiers grands pogroms d’Arméniens. À l’autre bout du « cycle » de la mémoire, l’étude que consacre Aurélia Kalisky aux œuvres fortement réflexives de Ruth Klüger et d’Imre Kertész illustre la pluralité des discours possibles sur l’écriture de la Shoah, d’un certain « refus de témoigner » à la légitimation de la représentation artistique, y compris d’une fable aussi controversée que La Vie est belle.

7Évoquons pour finir la continuité entre ce travail et le dernier paru, co-dirigé avec Aurélia Kalisky, dans le cadre d’Aircrige : numéro de la revue allemande Lendemains intitulé Rwanda 2004 – témoignages et littérature (à commander chez l’éditeur à l’adresse www.stauffenburg.de, ou à aircrige@hotmail.com). Là encore, la parole des rescapés — Spéciosa Mukayiranga et Vénuste Kayimahé — trouve un écho dans l’étude critique des textes littéraires émanant en particulier d’auteurs africains (le recueil contient un texte important de B. Boris Diop, et des articles de B. Bénard, E. Brezault, L. Coret-Metzger, R. Fonkoua, J.P. Karegeye, H. Piralian). Là encore, l’avant-propos de C. Coquio (« Aux lendemains, là-bas et ici : l’écriture, la mémoire et le deuil ») marque une avancée dans la compréhension de l’acte du témoignage, dans son lien précis cette fois avec le trajet du deuil, confronté à la mémoire culturelle des « tiers ». Là encore, l’attention et l’écoute se transforment en lecture critique fondée sur une pensée de l’autre, recueillant son récit comme seule issue à la désappartenance, et chance d’une possible transmission humaine.