Acta fabula
ISSN 2115-8037

2007
Janvier-février 2007 (volume 8, numéro 1)
Elise Hugueny-Léger

Une quête désespérée du réel

Tra-jectoires n° 3, 2006 : Annie Ernaux et Albert Memmi

1Dans l’éditorial du premier numéro de Tra-jectoires, Amaury Nauroy, le fondateur de la revue, décrivait en ces termes les caractéristiques de cette publication : « Par la constitution de dossiers critiques, je souhaite que cette nouvelle revue rende hommage — pour le temps où elle vivra — à quelques belles œuvres françaises contemporaines. […] Cette revue ne s’adresse pas en priorité aux spécialistes de littérature dont la précision analytique, la pertinence des raisonnements m’effraient. […] Tra-jectoires est donc adressée à ceux qui aiment la poésie, et dont son ‘‘inutilité même est ce qui la leur rend parfois si chère’’»i.

2Le numéro 3 de la revue, consacré à Annie Ernaux (née en 1940) et Albert Memmi (né en 1920), remplit parfaitement ces objectifs. Par la diversité et l’originalité de ses approches, Tra-jectoires 3 ne ressemble pas en effet aux revues littéraires traditionnelles. Le lecteur est amené à cheminer à son propre rythme parmi les essais critiques, textes inédits ou originaux, hommages, et, s’il le souhaite, à poursuivre son exploration grâce à la précieuse bio-bibliographie située à la fin de chaque dossier. Il peut également (re)découvrir des auteurs dont des textes sont rassemblés dans le « Cahier de création ».

3Ce numéro propose une fascinante approche de l’œuvre d’Ernaux, encore trop peu étudiée dans le milieu universitaire français en comparaison avec l’engouement qu’elle suscite au Royaume-Uni et en Amérique du nord. Le dossier s’ouvre par des lettres d’encouragement de Simone de Beauvoir à Ernaux, ainsi que des entrées du journal d’Henry Bauchau qui se lisent comme des hommages à l’écriture d’Ernaux. D’emblée, le ton est donné : loin des discours parfois arides des critiques, ce dossier propose d’entrevoir les différents aspects de la réception d’Ernaux, que cette réception soit synonyme d’identification, émotion ou désir d’explication.

4Dans un article consacré à Une Femme, l’universitaire américaine Nancy K. Miller, spécialiste de l’écriture par les femmes, explore le lien mère/ fille dans ce texte rédigé par Ernaux quelques jours après la mort de sa mère. Tout en situant Une Femme par rapport aux caractéristiques des autobiographies féminines, Miller analyse le mouvement de rupture avec la mère, suivi d’un rapprochement par le biais de l’écriture. Miller, qui a ailleursii évoqué sa propre identification à la relation mère/fille telle qu’elle est décrite chez Ernaux, souligne dans cet article comment ce lien est vécu à travers le corps, vecteur à la fois d’émotion et d’identification.

5Car le tandem identification-émotion est une des pierres d’angle de la réception d’Ernaux, comme en témoignent les textes écrits par Catherine Cusset et Jean Roudaut. À la frontière entre la critique et la fiction, le texte de Cusset semble se situer aux antipodes du style d’Ernaux (qui a pu exprimer sa distance avec la fiction en général et le genre de la nouvelle en particulieriii) et peut dérouter le lecteur. Fasciné non seulement par l’écriture d’Ernaux mais également par l’auteure, le personnage principal de ce texte s’interroge sur son propre désir d’écrire et fait part de ce désir à Annie Ernaux. Il remarque que, paradoxalement, l’émotion provoquée par les livres d’Ernaux est inversement proportionnelle au degré d’émotion qu’elle y investit. Remarque qui fait également l’objet du texte de Roudaut, qui montre comment le style tout en retenue d’Ernaux est porteur à la fois d’intensité et d’un lien entre soi et les autres.

6Dans une étude plus spécifique du style d’Ernaux et du procédé de parataxe, Dominique Barbéris analyse la manière dont le style d’Ernaux permet de mettre en corrélation la pudeur et l’émotion, l’économie et la densité. Malgré une écriture dont le style ‘plat’ semble tout révéler, Barbéris montre comment, au contraire, la technique de la juxtaposition dans l’œuvre d’Ernaux laisse tout à découvrir. Même si La Place a inauguré le style plat, fragmenté d’Ernaux, il est possible d’arguer que ce style a culminé avec L'Usage de la photo, où la juxtaposition entre deux écritures sert de cadre à une interaction originale entre le texte et la photo. C’est sur ce rapport entre texte et image que s’interroge Nathalie Froloff, qui questionne les statuts successifs des photographies utilisées dans L'Usage de la photo. Elle montre comment la publication des photos et l’écriture d’un texte les accompagnant transforment le statut des photos, qui finissent par perdre leur existence propre. Tout comme le style plat de La Place, les photos de L'Usage de la photo cachent plus qu’elles ne révèlent : les corps et la maladie sont en effet absents des photos, invitant le lecteur à s’interroger sur leur fonction par rapport au réel : le dévoiler ou le recomposer ?

7Amina Rachid et Sayed Al-Bahrawy étudient un phénomène peu souvent mentionné : celui de la réception à l’étranger et du travail de traduction. Rachid explique comment la réception positive de La Place en Egypte provient en particulier de l’universalité de l’expérience de transfuge vécue par Ernaux. Enfin, l’article de Michel Deguy évoque la portée socio-politique de l’œuvre d’Ernaux en s’interrogeant sur le couple dominant-dominé et sur le bonheur humain.

8Le reste du dossier donne la parole à Ernaux, en compilant des articles où l’auteure s’est exprimée sur plusieurs aspects de son écriture et de son projet : la recherche du réel à travers le langage, le lien inextricable entre littérature et politique, le besoin d’être engagée dans un projet à long terme. Nombre de ces textes sont des articles où Ernaux ne s’exprime pas tant sur elle que sur les autres : ainsi, elle explique le rôle joué par la lecture de Bourdieu dans sa vision du monde et dans son processus d’écriture. Ernaux évoque également sa dette envers Beauvoir avec qui, malgré des différences sociales évidentes, elle partage une force et une certaine vision du rôle de la femme. Enfin, elle réagit aux œuvres de Paul Nizan, Valery Larbaud et Cesare Pavese, dont elle admire la « quête désespérée du réel ».

9Le deuxième tableau de ce dossier comporte une sélection d’extraits de l’œuvre d’Ernaux, qui permettent de survoler les évolutions dans le style d’Ernaux et plusieurs caractéristiques de son écriture. Le choix judicieux de ces extraits révèle non seulement les thèmes clés de l’œuvre d’Ernaux — le langage, la sexualité, la relation mère/fille, les différences de classe, les liens entre soi et les autres — mais contient également sa vision de l’écriture comme danger et la dimension méta-réflexive son l’œuvre. Enfin, des extraits inédits du journal intime d’Ernaux, dont les entrées se situent après la mort de Bourdieu, permettent au lecteur de mieux comprendre les liens qui unissent la transfuge Ernaux au sociologue Bourdieu.

 

10Le dossier consacré à Albert Memmi adresse des questions centrales à son œuvre, en particulier, celle de l’identité et de l’appartenance multiple, celle du matériau autobiographique et de la portée socio-politique de l’écrit. Si Hédi Bouraoui rappelle la portée des essais de Memmi, il insiste aussi sur la dimension autobiographique de ceux-ci et sur la manière dont les essais et les romans de Memmi s’informent mutuellement. La portée autobiographique de l’œuvre de Memmi est également évoquée par Samir Marzouki. Dans son essai critique sur Le Désert, il s’attache à montrer que par ses allusions à l’histoire contemporaine et ses thèmes, en particulier celui de l’identité et de l’appartenance, ce roman se donne à lire comme une confession, dans la lignée des romans autobiographiques de Memmi.

11La question de l’appartenance est développée par Afifa Marzouki en relation avec la représentation de l’Orient et de l’Occident dans l’œuvre de Memmi. L’auteur explique comment la dichotomie Orient/Occident qui informe l’œuvre de Memmi est compliquée par la représentation ambivalente à la fois de l’Orient et de l’Occident. À la fois aimés et détestés, ces deux mondes forcent les héros à occuper des positions de nomades habités par un « tiraillement tragique ».

12Par des biais différents, Léopold Sédar Senghor, Jean Duvignaud et Anne Goldmann évoquent l’engagement politique d’Albert Memmi. Alors que Duvignaud montre comment la distance permet la création et l’engagement politique, Goldmann admire les prises de position de Memmi, le décrivant comme un intellectuel humaniste. Senghor insiste sur l’apport de Memmi dans la définition de l’indépendance par rapport au concept de différence, un hommage rendu par Memmi à la fin du dossier lorsqu’il évoque son propre rapport avec Senghor.

13Enfin, ce dossier confronte les processus de réception et de création en proposant trois lettres inédites écrites à Albert Memmi par Pierre Mendès France, Romain Gary et Jean Starobinski en réaction respective à Portrait du Colonisé, Portrait d’un Juif et Juifs et Arabes. Le dossier se clôt en laissant la parole à Albert Memmi, qui, après avoir évoqué l’impossibilité de rompre avec le pays d’origine dans un texte sur Le Pharaon, explique que sa venue à l’écriture a été en premier lieu motivée par un désir de venger les humiliations subies par son père, pour ensuite répondre à un besoin de communiquer avec les autres.

14Cette dernière réponse de Memmi à la question « Pourquoi écrire ? » n’est pas sans rappeler les raisons évoquées par Ernaux pour sa propre venue à l’écriture. En effet, Ernaux a elle aussi commencé à écrire pour « venger [s]a race », comme elle l’a écrit dans son journal intime. Or à la véhémence de ses premières œuvres a succédé une écriture plus sereine, qui n’a cessé de puiser dans le matériau autobiographique les éléments lui permettant de se rapprocher des autres.

15Il serait alors tentant, à la lueur de ces deux dossiers, d’effectuer des rapprochements entre Ernaux et Memmi qui justifieraient leur juxtaposition dans la revue : une expérience de l’exil marquée par un attachement au monde d’origine, un investissement personnel, une quête de réalité, une dimension politique de l’écriture, le vécu utilisé comme matériau. Il serait possible de souligner que la phrase suivante, écrite par Hédi Bouraoui au sujet de Memmi, peut s’appliquer parfaitement à la démarche d’Ernaux : « Sa quête traque la vérité dans un réel socio-historique, et toujours à partir de son expérience personnelle et sociale. » Il conviendrait bien sûr d’attirer l’attention sur les dissemblances entre ces deux auteurs, dont l’expérience de l’exil et de l’entre-deux se place dans des contextes géographiques et socio-politiques très distincts.

16Pourtant, il me semble qu’une telle approche, malgré ses vertus, aille à l’encontre du contenu et de la structure de la revue. L’originalité de Tra-jectoires réside dans sa diversité et sa grande liberté : outre des études critiques d’universitaires, la revue donne également la parole aux auteurs eux-mêmes à partir de supports variés (extraits de leur œuvre, lettres, journal intime, articles), tout en à laissant la place à d’autres écrivains et à leur propre réception de l’œuvre. En rassemblant des écrits inédits ou publiés dans des revues spécialisées, ce numéro a en outre l’immense mérite de proposer des textes dont l’accès serait autrement très difficile. Cette polyphonie a plusieurs atouts : d’une part, elle montre les différentes facettes du processus d’écriture (création et réception), et d’autre part, elle donne une place active au lecteur. Enfin, la liberté qui caractérise cette revue fait figure d’hommage aux écrivains qu’elle évoque.

17Dominique Barbéris souligne que chez Ernaux, la « technique de juxtaposition invite à penser ». Et c’est exactement ce que propose ce numéro de Tra-jectoires : c’est dans la juxtaposition des voix, des études et des articles que se dégage une cohérence, non seulement au sein de chaque dossier, mais aussi dans le choix des auteurs, Annie Ernaux et Albert Memmi. C’est également par cette pratique du fragment que la revue retiendra ceux qui aiment la poésie.