Acta fabula
ISSN 2115-8037

2007
Janvier-février 2007 (volume 8, numéro 1)
Olivier Belin

Un peintre contre un poète : René Char et Roger Van Rogger

Les Voisinages de René Char – Bœuf écorché n° 11, Éditions de Vallongues, 2003, 155 p.

11983 : alors que René Char se voit consacré de son vivant grâce à la publication de ses Œuvres complètes dans la Pléiade, le peintre Roger Van Rogger meurt d’un cancer, après des années de travail acharné et d’efforts souvent vains pour faire reconnaître son œuvre. La juxtaposition de ces deux événements pourrait paraître insignifiante si elle ne venait illustrer, d’une manière cruellement ironique, la divergence de deux trajectoires qui se sont pourtant entrecroisées, quelques années durant, jusqu’à ce que Char rompe violemment et définitivement avec Van Rogger. C’est l’histoire de cette relation que ce numéro spécial de la revue Bœuf écorché, cahier annuel de la Fondation Van Rogger, entreprend de retracer. Réalisé à l’occasion d’une exposition intitulée « Roger Van Rogger – Les voisinages de René Char » en 2003, l’ouvrage présente les pièces nécessaires à la redécouverte d’un peintre que Char a délibérément éliminé de ses références après leur brouille en 1951 : une série d’œuvres de Van Rogger composées dans le sillage de la présence de Char, la « Correspondance » entre le peintre et le poète, et un article de Catherine Coquio, « Chronique d’une utopie partagée », qui cherche à comprendre comment cette amitié fusionnelle a pu déboucher sur une relation de défiance et d’hostilité.

2L’étude de C. Coquio entend accomplir une double tâche : d’une part « restituer un drame » qui n’est autre que « la fin de vie de Van Rogger, blessée en profondeur par la rupture avec Char »1, et de l’autre reconstruire un « anti-destin critique » (p. 20) en replaçant le mythe du poète consacré et de l’artiste paria dans une histoire commune. Né en 1914 en Belgique où il connaît un brillant début de carrière, Roger Van Rogger (de son vrai nom Roger Silberfeld) rencontre Char en Provence en 1941. Les deux hommes s’engagent dans la Résistance, mais devant la menace nazie, Van Rogger s’exile à la fin 1942 au Brésil, où sa peinture connaît le succès. En 1950, après une exposition à New York saluée par la critique, Van Rogger choisit de retourner en France ; à son retour, Char et lui se rencontrent et s’écrivent régulièrement, le poète envisageant même une collaboration pour sceller leur amitié, jusqu’à l’été 1951 où intervient brutalement la rupture. Malgré sa déception envers l’homme, Van Rogger continuera de saluer le créateur dans ses écrits, voire de s’adresser à lui, avant de condamner, en 1971, la poésie de Char elle-même.

3La violence de la rupture entre les deux hommes, comme le montre C. Coquio, est à la hauteur de la fraternité qui l’avait précédée, non sans quelques malentendus d’ailleurs. L’entente entre Char et Van Rogger tient tout d’abord à leur commune « foi dans une Poésie rendant capable de tout » (p. 20), y compris de changer la vie et de devenir une exigence éthique. C’est cette souveraineté accordée à la Poésie qui les rapproche tout d’abord. Les lettres échangées jusqu’en 1951 témoignent de ce compagnonnage moral et esthétique, les deux hommes saluant leurs œuvres respectives et construisant l’utopie d’une communauté artistique à la fois marginale et essentielle. Pourtant, plusieurs facteurs vont troubler cette estime mutuelle. Facteurs circonstanciels, tout d’abord : une rivalité amoureuse, la perplexité de Van Rogger devant la froideur affichée par Char lors de la mort de sa mère, la valeur accordée à l’œuvre et à la vie de Braque face à celles de Picasso, sont autant de traits qui ont précipité la brouille. Mais la divergence couvait en profondeur. Elle tient pour une part à l’état de crise personnelle de Van Rogger, qui pouvait menacer l’équilibre d’une relation balançant sans cesse entre « l’exaltation et la tension croissantes » (p. 34). Mais cette exacerbation est surtout la conséquence de la foi impérieuse de Van Rogger en l’utopie de la Poésie en acte, foi dont l’exigence accrue pouvait se présenter comme une mise en demeure vis-à-vis de Char. C’est pourquoi, comme l’écrit C. Coquio,

« Les deux hommes ont clairement eu conscience alors que leur proximité trop forte pourrait virer à l’exaspération réciproque, le sentiment de fraternité intense ne pouvant s’exprimer, chez Van Rogger, que dans un trépignant passage à la limite, comme une course entre la gratitude extrême et l’exigence de plus en plus vindicative à l’égard de leurs idéaux communs. » (p. 35)

4À en croire Van Rogger en tout cas, le différend portait bel et bien sur la question de la possibilité d’une confusion entre éthique et esthétique, « entre vie et poésie, entre action et parole » (p. 22), puisque c’est en ces termes que le peintre rapportera plus tard le congé qui lui signifie Char en 1951 : « Tu n’as rien compris, dans la vie il y a le rapport putain-maquereau. Ta pureté, tu la gardes pour ton œuvre. Tu es bien gentil mais un peu con, fous le camp ! » (p. 24).

5Invoquant le caractère inévitable du « rapport putain-maquereau », Char fait de la prostitution de l’artiste le prix à payer pour que l’œuvre elle-même puisse accéder à la pureté : pas de création autonome sans un acquiescement minimal au jeu de la rétribution financière et de la reconnaissance critique. Face à cette dialectique contradictoire, Van Rogger opte pour une logique de la continuité, persuadé qu’une esthétique du refus doit être soutenue par une éthique du refus. Cette opposition, qui forme le nœud de la discorde, C. Coquio la résume ainsi :

« La divergence naît d’une question : quel est le prix à payer pour vivre poète ? À la réponse de Van Rogger, Char répondit que son prix était trop fort, ou qu’il se trompait de monnaie, ‘gentil mais un peu con’ d’ignorer l’écart nécessaire entre vie et poésie » (p. 24).

6Car chez Van Rogger, œuvre et vie se confondent : l’œuvre n’est qu’un fragment de vie, et la vie se conforme aux principes qui guident la conception de l’œuvre. « Il faut faire la différence entre l’œuvre de sang et l’œuvre qui parle excellemment de sang », écrira ainsi le peintre (cité p. 44), formulant à demi-mot une critique qu’il appliquera bientôt à la production de Char. Bref, Van Rogger pousse l’idéologie romantique puis surréaliste de l’indistinction entre vie et poésie jusqu’à ses ultimes conséquences, prenant pour modèle la figure de Rimbaud, puis adoptant un « anarchisme politique et métaphysique » (p. 41) qui trouve ses références chez Simone Weil et qui le conduira à refuser toute forme de carrière. Du côté de Char en revanche, le clivage est net : si la poésie se nourrit bien entendu d’une expérience intime qui garantit son authenticité, elle parvient néanmoins à la transcender, à abolir les circonstances et les particularités de l’individu pour aboutir à la présence impersonnelle et souveraine du poète. Pour Van Rogger, l’art tend à devenir un mode d’existence à part entière ; pour Char, la vie s’efface pour mieux aboutir au poème.

7Au-delà des susceptibilités personnelles, la rupture procède donc d’une incompatibilité éthique profonde, qui conduira les deux hommes à des trajectoires opposées. D’un côté Char, résigné au « rapport putain-maquereau », acceptera certaines pratiques commerciales ou certaines marques de légitimation tout en tentant de les trier ou de les contrôler : réalisation d’ouvrages bibliophiliques avec des peintres de renom, expositions organisées autour de son œuvre, articles de presse, interviews, hommages des pairs à travers les revues… Autant de manifestations refusées à Van Rogger, malgré ses démarches ou celles de ses proches : sa peinture, loin d’obtenir une réussite publique, ne connaîtra en France qu’un relatif « succès d’estime sans valeur marchande instituée » (p. 23). Cependant ce peintre peu ou pas exposé, vivant dans un dénuement extrême, fera de cette non-reconnaissance le signe de sa destinée personnelle, de sa vérité artistique et de sa réussite symbolique. Face à un poète qui, pour préserver son autonomie, consent à payer le prix de l’impureté symbolique que constitue la reconnaissance journalistique, commerciale et intellectuelle, Van Rogger fait le vœu d’une pureté intégrale qui le conduit à rationaliser son inexistence médiatique et marchande pour la consacrer en anonymat mis au service de l’œuvre : « C’est bien. Je serai un anonyme du xxème siècle comme le Maître de Moulins… » (cité p. 54). Dès lors, le peintre ne pourra que flétrir « le ‘moi poète’ qu’il verra s’étaler en Char » à partir de 1971 (p. 40).

8Pourtant, c’est à partir d’une même base que les deux hommes sont parvenus à des positions différentes. Partageant « le motif commun de l’absence » (p. 40), Char et Van Rogger tombent en effet d’accord pour mettre la vie au service de la Poésie et pour abolir le moi social au profit d’une œuvre impersonnelle et souveraine seule capable d’atteindre le « réel incréé » (Partage formel) 2. En fait, le différend porte surtout sur la question de la place et du devenir de l’œuvre. Car si le poème charien s’avère le seul « bout d’existence » (Le Rempart de brindilles) 3 capable de résister à la mort et de retrouver l’unité perdue, le tableau n’est selon Van Rogger qu’un « obstacle qu’on écarte tous les jours » (propos cité p. 42). L’éthique charienne veut qu’un poète laisse des traces de son passage, traces qui se résument en l’œuvre écrite et finissent par former le corps même du poète, signalant sa disparition tout en prolongeant sa présence. C’est pourquoi le poème produit le poète – lui permet de « déclarer son nom »4. Rien de tel chez Van Rogger, qui pratique moins une esthétique de la trace qu’une mystique de la transparence pure : visée absolue qui exige de l’artiste l’abolition de la personnalité et la perte de toute identité. Au fond, c’est parce que Van Rogger fait de l’utopie le lieu paradoxal de son art (d’où une forme d’angélisme) qu’il se sépare d’un Char attaché à incarner la poésie dans un « pays », si rêvé soit-il : dans cette perspective, la trace compte alors moins que le geste – différence qui renvoie peut-être plus profondément à l’opposition entre les moyens d’expression des deux hommes.

9L’étude de C. Coquio permet de réviser l’un des leitmotive de l’œuvre charienne, celui du « voisinage » productif entre peinture et poésie. Car l’incompatibilité de Char et de Van Rogger tient sans doute, fondamentalement, au privilège que chacun accorde à son médium d’élection. Sans doute Char a célébré la création picturale, tout en s’y adonnant lui-même à l’occasion : mais il la place sous la bannière de la Poésie et dans le prolongement de son écriture. De son côté, Van Rogger a laissé une abondante production poétique : mais en la jugeant secondaire par rapport à sa pratique artistique. « Mon écriture littéraire n’est que le spectacle de ma création picturale », écrit-il à Char le 7 juillet 1948 (p. 62). D’ailleurs Van Rogger ne répondra pas au projet de collaboration que Char semble avoir envisagé en mars 1951 : « Je pense beaucoup à ta peinture, à tes dessins. Reviens avec de quoi » (p. 82). Dès lors, on comprend que la fraternité entre les deux créateurs, animés par un projet commun mais séparés par une pratique différente, tourne très vite à la concurrence, comme en témoigne significativement ce début de lettre de Van Rogger à Char, le 3 mai 1951 : « Nous sommes, toi et moi, comme deux coureurs dans ce beau couloir du quatre cents mètres des pistes d’athlétisme en cendrée. Dans une trace parallèle, dans une course dont nous ignorons la distance » (p. 93).

10En fait, c’est après la rupture avec son ami que Van Rogger va formuler explicitement l’écart entre deux moyens d’expression que Char, lui, place sous le signe commun de la Poésie. Aux yeux du peintre, le tableau jouit en effet d’un statut à la fois plus fragile et plus souverain que le poème. S’appuyant sur une lettre inédite de Van Rogger à Bazaine, C. Coquio oppose ainsi l’écriture qui « contraint à rentrer dans la sinuosité sociale des mots » au tableau qui, selon les termes de l’artiste, « fracasse les droits murs de compatibilités » (p. 42) : face à un poème toujours plus ou moins englué dans les mots de la tribu, le médium pictural permet de satisfaire à une exigence initiatique qui seule fait le prix de l’œuvre. Non content de demeurer irréductible au sens commun, le tableau détient selon Van Rogger une capacité inégalée à préserver la communication vivante avec la réalité supérieure que vise l’artiste. Propriété que C. Coquio caractérise ainsi : « Tandis que le livre de poèmes, phrasant l’éclair, le brise en le formulant, la peinture, quoique savamment composée, relève d’une transe ‘sacrée’ issue d’une fuite ‘Panique’ des mots – recueillis en second comme ‘scories’ » (p. 42).

11Guidé par cette forme de mysticisme qui fait de l’œuvre peinte l’incarnation d’une présence indicible, Van Rogger pratique ainsi un ésotérisme qui explique sa réticence devant le langage verbal. C’est pourquoi le peintre en vient à refuser à l’écriture un accès privilégié à ses œuvres, et plus généralement à dénoncer le discours critique ou poétique sur la peinture – exercice largement pratiqué par Char et devenu un lieu commun de la poésie française du xxème siècle. Une lettre de 1979 montre ainsi un Van Rogger ulcéré par les interventions des écrivains en général et par ceux de Char en particulier : « Car Char, Carchar de plus en fait, devient refait, défait, surfait […] Les écrivains sont des monstres. La peinture au moins est sacrée aussi longtemps que les écrivains n’y introduisent pas leurs sanies » (p. 26). Opinion que préparait déjà ce commentaire noté en 1960 sur un exemplaire du recueil d’aphorismes À une sérénité crispée, adressé par Char : « Ce texte me prouve que le peintre qui peint vit dans un monde où la parole n’arrivera jamais à sourdre » (p. 112).

12 En fait, c’est ici toute l’opposition entre pureté et impureté qui se trouve reconduite sur le plan du médium. Van Rogger interprète la prostitution du poète, assumée par Char, comme la conséquence de la parenté entre le langage poétique et la langue commune – parenté que le tableau peut rompre grâce à son irréductible spécificité sémiotique et technique. Malgré une ambition ontologique commune, l’infériorité de la poésie par rapport à la peinture impose donc, sinon son exclusion, du moins sa dévalorisation : position inverse de l’ouverture de Char aux peintres. Mais ce refus des mots impurs peut aussi être interprété comme une revanche de Van Rogger sur sa situation à l’égard de Char : celle d’un homme qui s’est sans cesse adressé à un interlocuteur qui refusait obstinément de l’entendre.

13Il existe une disproportion flagrante entre l’abondance du discours de Van Rogger et le laconisme, puis le mutisme de Char : la correspondance publiée comprend vingt-quatre lettres du peintre (billets, brouillons, courriers, adressés ou non, sur une période allant de 1946 à 1971) contre cinq courtes lettres du poète (envoyées en 1950 et 1951). Même si l’on fait la part des documents qui ont pu être détruits, l’échange demeure foncièrement inégal, Char apparaissant comme un destinataire constamment interpellé ou pris à témoin, et devenant pour Van Rogger bien plus qu’un simple correspondant : un modèle idéalisé et intériorisé. Le sentiment d’appartenir à une communauté d’initiés fonde en effet chez Van Rogger la certitude que la correspondance écrite n’est que la trace d’une correspondance mentale qui n’a pas besoin de se matérialiser dans une lettre : « Et qu’y aurait-il eu d’autre que le silence après les deux ou trois révélations-bases que notre court silence en commun projeta ? […] Hier, je t’ai peut-être cherché dans quelques fausses lettres avortées et jamais envoyables » (Van Rogger à Char, 10 avril 1946, p. 58).

14Avant même la rupture, les lettres du peintre font donc du poète un interlocuteur fictif dont la présence intime permet surtout d’écrire sur soi. En ce sens, la lettre idéale est celle qui ne sera jamais adressée – conservant ainsi de son destinataire une image toujours pure, ne venant pas troubler ou contredire le déploiement de la parole. C’est ce dont témoigne ce propos de Van Rogger à Char : « […] la raison oppose un sentiment terrible de vanité, chaque fois que je prends la plume pour faire de vous le témoin éternel et unique de mon espace et de mon temps » (brouillon, Toussaint 1949, p. 66). À cette avidité d’une parole en quête de fraternité, Char répond par un laconisme qui, à l’opposé de la parole courante, entend préserver l’essentiel des mots grâce à une marge de silence :

« Je sais que tu existes et quelques essentiels et âmes essentielles. C’est cela la vraie fidélité. Je ne vais plus l’écrire, ce qui complique : quant à la faconde des humains, cher Roger, les autres pas à notre image, les tous qui mentent dans le monde, je n’y suis plus mais plus du tout. » (Char à Van Rogger, août ou septembre 1950, p. 78)

15Ainsi, dès le temps de leur amitié, c’est le silence de Char qui lui permet d’entrer dans la fiction de l’interlocuteur idéal construite par Van Rogger. Relation asymétrique qui, une fois la rupture consommée, inversera le sens du silence, devenu une véritable arme, signifiant non plus la prolongation mais la cessation de toute communication. Le plus étonnant est que Van Rogger, de son côté, ne cessera pas, dans des lettres restées le plus souvent à l’état de brouillon, de s’adresser à un Char devenu, comme le dit C. Coquio, « le témoin caché » de son œuvre (p. 37). Ainsi, devant la fin de non-recevoir que Char oppose sèchement à la femme de Van Rogger lorsqu’elle tente en 1957 de rapprocher les deux hommes, le peintre tente, dans une série de brouillons, de faire le bilan de cette relation brisée :

« Je n’écris pas une lettre personnelle à un homme mais une lettre impersonnelle à des moments suscités par la foi que j’avais en toi en ces temps, moments que je veux rattacher à mon temps d’aujourd’hui. […] Mais dans le fond de toi va survivre une notion de justification de moi. » (p. 96-97)

« Est-ce […] pour avoir refusé jusqu’à l’alliance putain-maquereau que ce dialogue de silence est devenu dialogue de sourds ? » (p. 103)

16Monologue d’abord soutenu par une présence silencieuse, puis rendu caduc par un silence obstiné, par un refus continuel de toute caution, ainsi apparaît cette relation où, selon la formule de C. Coquio, « l’utopie d’amour constamment relancée de l’un se heurte à l’implacable refus de l’autre » (p. 25). Il faudra attendre 1971 et les réactions enthousiastes suscitées par l’exposition Char à la Fondation Maeght pour que Van Rogger, exaspéré par une consécration médiatique et institutionnelle à laquelle le poète se prêtait selon lui avec complaisance, envoie effectivement à son ancien compagnon une véritable lettre de rupture qui s’achève en ces termes :

« De toute manière je ne te recevrai ni par lettre ni personnellement je ne suis pas compatible.

Pense simplement et sans miroir à cet amour que seul je sus te garder et qui désormais repose en toi comme la mort.

Van Rogger même plus déçu. » (p. 107)

17La mise au jour de cette relation si particulière pourrait passer pour un épisode quelque peu anecdotique, ou pour une dévalorisation d’un Char auréolé de son voisinage heureux avec les grands peintres du siècle. Il n’en est rien. D’une part parce que la relation Char / Van Rogger se révèle riche d’enjeux esthétiques et poétiques (la capacité de l’œuvre à préserver l’énergie créatrice, telle est la question qui préoccupe les deux hommes), éthiques (c’est tout le problème de la prostitution de l’artiste et de ses rapports à la sphère publique) mais aussi sociologiques (à un écrivain acceptant certains marques de légitimation symbolique s’oppose un artiste que son absence de reconnaissance, par Char comme par les institutions médiatiques, culturelles et commerciales, amène à s’auto-légitimer en s’excluant idéalement de son champ). D’autre part parce que l’étude et les documents présentés, s’ils font apparaître la souffrance de Van Rogger face au mutisme de Char, rappellent avec justesse que c’est leur entente initiale qui a pu rendre la blessure si profonde. De sorte qu’il n’est finalement pas interdit de replacer Van Rogger parmi ceux que Char appelait ses « alliés substantiels » – l’alliance véritable relevant toujours, pour l’auteur de Partage formel, de « l’exaltante alliance des contraires »5 dévoilée par Héraclite.