Acta fabula
ISSN 2115-8037

2007
Mars-Avril 2007 (volume 8, numéro 2)
Nathalie Bittinger

L’image-pensée

« À quoi pense le cinéma ? », Rue Descartes, n° 53, PUF, sept. 2006.

« Un film ne se pense pas, il se perçoit. » — Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens1

« Les formes au cinéma plient et déplient des opérations de sens. Les manières de faire sont des opérations de pensée. » — Jean-Louis Comolli, Voir et pouvoir…2

1Pour les premiers théoriciens, le cinéma est une révolution pour la pensée. Par sa forme et son « langage » propres, par ses caractéristiques techniques telle l’image mouvante automatique, le cinéma avoisine le champ de la philosophie3 et offre des voies nouvelles pour penser le monde, le temps, le sujet et l’objet, en engageant le spectateur dans des processus de réflexion. Pour leur part, les philosophes discréditent, à l’origine, le « royaume des ombres4 ». L’enjeu est bien celui de la spécificité du cinéma dans l’articulation de ses formes et des processus qu’il induit au regard des opérations de sens et de pensée.

2La conjonction possible de l’« image de la pensée induite par l’image cinématographique » et des « images de la pensée propre à la philosophie5 » est, depuis, l’objet d’interrogations de nombreux philosophes, après Merleau-Ponty et Deleuze, tels Jacques Rancière, Stanley Cavell, Jean-Luc Nancy… s’interrogeant entre autres sur la portée métaphysique, ontologique, esthétique ou axiologique que peut revêtir le cinéma.

3C’est à une réflexion sur cette conjonction que nous invite Rue Descartes dans un recueil d’articles intitulés « À quoi pense le cinéma ? ». Situé dans l’intertexte de l’ouvrage de Pierre Macherey À quoi pense la littérature ?6 et de Merleau-Ponty, pour qui « un film ne se pense pas, il se perçoit7 », ce numéro interroge les rapports que peuvent entretenir la philosophie et le cinéma, qui pense et se pense. Comment glisse-t-on d’un questionnement qui concerne les objets de pensée privilégiés du cinéma à l’affirmation que le cinéma est opérateur de pensée, qu’il réfléchit ces objets en les mettant en question, avec, aux deux bouts de la chaîne, le réalisateur, le spectateur et les images du monde ? Deleuze demandait « comment l’on peut ne pas traiter par exemple, Resnais comme un penseur, Godard comme un penseur, Visconti comme un penseur8 ». Rue Descartes sonde la transitivité de cette pensée à partir des canaux spécifiques, des lieux spécifiques, des dispositifs spécifiques du cinéma. Par quels processus et quels rapports entre l’énoncé et l’énonciation devient-il opérateur de pensée ? Par quels vecteurs impose-t-il un acte cognitif, une réflexion active ? Le cinéma « réfléchit » des images du monde, au sens optique du terme, avec une torsion, une translation, un ordonnancement, une « textualisation » qui permettent la réflexion. Les mises en scène du visible, sous-tendues par des codes, mettent en question le regard et la pensée du spectateur. Comme le rappelle Marc Cérisuelo, « le cinéma n’est pas l’art des images », il s’agit toujours de « voir et comprendre », « saisir une signification »9 ou, comme le dit Frédéric Neyrat10, de « perce-voir » (p. 110), de percer le voir.

4Nous avons choisi, n’ayant pas de réelle formation philosophique, de nous centrer davantage sur les articles qui développent ces aspects et proposent une théorisation du cinéma. D’autres analyses du recueil construisent une réflexion autour de la pensée du temps ou de la mort au cinéma, à partir d’un film singulier. Ainsi, Clara da Silva-Charrak, « Penser la coïncidence : In the Mood for Love. », analyse la pensée du temps chez Wong Kar-wai (poétique de l’oxymore, « entremêlement des sédiments temporels » p14…). François Roussel, « La gloire de ce qui revient. Quelques notes à propos de The Ghost and Mrs Muir », s’interroge sur ce fantôme qui prend l’apparence d’un être vivant, dans une linéarité de l’intrigue, rare chez Mankiewicz, qui produit néanmoins un « flottement temporel » (p56) par mise en abîme du regard. Richard Baxstrom, Stephanos Geroulanos, Todd Meyers, « Dead Man de Jim Jarmusch. La poésie du fusil Arriflex. » montrent comment William Blake (le personnage doté de la portée mythique de ce nom, mort et vivant, à l’agonie) est le vecteur d’une méditation sur la mort.

5François Roussel ouvre le recueil par une définition. « Le » cinéma est conçu comme une machine « à capter, à percevoir, à enregistrer » d’une part, et comme une « machine à projeter, à renvoyer, à diffracter » d’autre part (p.4). Pourquoi insister sur la « machine » ? Quel rôle joue, pour la pensée, ce mouvement double, de prise et de reprise, de capture et de restitution ? Selon Deleuze, le cinéma rencontre l’image de la pensée grâce à l’automatisme de l’image cinématographique, qui renvoie aux mécanismes inconscients de la pensée. Cette image automatique est d’abord technologique et correspond à l’enregistrement et à la projection, mais l’automatisme affecte également le contenu de l’image et la forme esthétique de celle-ci à travers la manière dont elle est perçue et pensée par le spectateur.

6L’article de Paola Marrati, « Une image mouvante du scepticisme11 » (p.62), reprend les travaux de Stanley Cavell. L’automatisme de l’image cinématographique est constitutif de l’articulation formelle du cinéma et de la pensée. Prendre en compte cet automatisme permet de déplacer, de manière féconde, la « vieille » problématique de la mimesis, mal posée lorsqu’elle est comprise comme rapports de ressemblance entre le cinéma et la réalité. Le cinéma entretient des liens forts avec la réalité, précisément parce qu’il n’est pas représentatif. Défini par ses caractéristiques techniques propres, comme « transcription automatique de la réalité », « succession de projections automatiques du monde »12 (p.65), son pouvoir tient de n’être pas une représentation subjective. Pourquoi ? Pour Cavell, l’ère de la « modernité » est marquée par la « crainte d’un isolement métaphysique », un « éloignement du monde » (p.66). Le sujet est soumis au doute, au scepticisme concernant ses liens avec le monde et avec autrui, mais aussi à la méfiance que suscite l’intériorité. Le cinéma bénéficie paradoxalement de la « promesse mythique de l’automatisme » (p.66) qui est de rendre à nouveau possible un regard sur le monde, comme débarrassé des leurres de l’intériorité. L’automatisme projette, dans le transfert, la distance et l’hétérotopie, des images d’un monde vu de l’extérieur, doté d’une « objectivité sans sujet », sans médiation trompeuse. Par l’automatisme qui crée un lien non représentatif à la réalité, le cinéma offre une possibilité de reconquête du regard et des liens, même si, comme le rappelle l’auteur, voir le monde à distance sans la pesanteur de la subjectivité, par les images automatiques, est une autre forme d’exclusion, une « promesse mythique ».

7La définition liminaire donnée par François Roussel s’appuie sur l’automatisme de la machine et le double mouvement qui se joue entre l’extériorité et l’intériorité. Dans un premier temps, la caméra prélève des images du monde, elle les recueille pour les conserver, les imprimer sur la pellicule sensible. Dans un second temps, le cinéma redonne, renvoie ces images et fragments de « réel » recomposés, montés en « tout » (en texte) au spectateur qui a charge de les saisir, par les sens et par la pensée. Chaque terme employé a une acception propre relevant du domaine sensoriel et renvoie par extension à la saisie intellectuelle. Le cinéma est partage de regards : de l’œil de la caméra-réalisateur à celui du spectateur, un trajet du sens a lieu, à travers les opérations de significations à l’œuvre dans ces deux mouvements : de la prise prélevée dans l’extériorité du monde jusqu’à la reprise effectuée par le spectateur. Le second mouvement déterritorialise les images, lancées en avant et à distance, spatialement et temporellement, à destination de l’écran, soit la projection. Les images construites en film se réfléchissent, retourne alors vers le spectateur. La réverbération d’un œil à l’autre est opération de sens, de la vision à l’intelligibilité et modifie la distance et les rapports entre le sujet et l’objet. Un dernier terme qualifie ce double mouvement : machine à « diffracter » (p.4), emprunté au latin diffringere, « briser, mettre en pièces », soit la dispersion et la fragmentation. Son sens est optique13, mais le verbe s’applique aussi au passage qui s’effectue entre les multiples regards en jeu. Le changement de direction du sens, sa dispersion et sa fragmentation, sa reprise en tout par le montage participent pleinement des opérations de pensées à l’œuvre dans le cinéma, dans une configuration et reconfiguration du sens auxquelles les processus de pensée mis en jeu invitent le spectateur.

8L’entretien de Jean-Louis Comolli et François Roussel, « La pensée dans la machine », montre que la force du cinéma réside précisément dans sa manière spécifique de penser et d’organiser structurellement la « place du spectateur » par une « mise en jeu et en crise » (p. 75) de son regard.

9Au cinéma, la mise en scène, l’écriture d’un film, quand elles sont fortes, se dressent contre notre désir de voir-et-savoir et le contraignent à une élaboration plus puissante que la simple satisfaction des plaisirs et des envies (p. 77).

10À l’heure du « spectaculaire intégré14 », une « police des conduites »15 cherche à construire et à imposer une « nouvelle logique du regard », un regard aveugle ou passif. Le champ de force résistant du cinéma, au contraire, tente de lutter contre la « pulsion scopique » (p. 77) du spectateur, c’est-à-dire voir, voir tout, croire aux pièges de l’illusion. Le cinéma-« écriture », à l’inverse du cinéma-« divertissement » selon la distinction faite par l’auteur (p. 77), construit des dispositifs visuels (jeu du champ et du hors-champ, absence de « contre-champ libérateur » (p. 80), cadrage imposant une homologie des places entre le personnage et le spectateur…) chargés de recomposer et de déplacer ce regard, soit en créant un trouble et un malaise, soit par le grossissement d’une distance imposée, soit enfin en mettant à mal le pacte de véridiction. Comme le disait Barthes, « la meilleure arme contre le mythe, c’est peut-être de la mythifier à son tour, c’est de produire un mythe artificiel16 ». Jean-Louis Comolli le rappelle, le cinéma donne parfois des « leçons » (p. 81) violentes au spectateur pour lui rappeler qu’il voit mal et trop peu, et qu’il adhère trop facilement à la scénographie « marchandisée » des images du monde. Son analyse comparative de deux documentaires, Le Cauchemar de Darwin de Sauper et Terre sans pain de Buñuel, souligne combien diffère la place accordée au spectateur. Selon l’auteur, le premier fonctionne sur une « logique compassionnelle » qui exonère à bon compte le spectateur « supposé sortir [du film] avec sa conscience intacte de citoyen révolté » (p. 66), alors que le second, par son dispositif (ton du narrateur, violence des images prises dans une redondance avec le texte…), refuse cette logique et empêche de « s’exempter de la critique ».

11Par cette disposition et torsion du regard, il s’agit de résister au pouvoir de séduction des images (« le cinéma, machine à capter », p. 4) dans leurs adresses à notre désir. Frédéric Neyrat, dans « Avances sur images », définit les trois fonctions que peut se donner le cinéma : une « fonction fabulatrice », une « fonction idéologique », une « fonction émancipatrice ». La première est la plus ambiguë parce qu’elle peut se nourrir des deux autres, dont l’antagonisme est total.

12La réflexion de l’auteur part de la « fonction fabulatrice » (p. 16) définie par Bergson17 comme l’ensemble des représentations fantasmatiques nécessaires à l’être humain pour projeter et anticiper une image individuelle et collective, constitutive du « soi » et de la nation et, partant, de leurs articulations. Par là, il lutte contre les représentations de l’intelligence : la possible dislocation des liens sociaux, l’imminence de la mort et la place de la contingence dans la vie humaine. Frédéric Neyrat considère que le cinéma joue pleinement de cette « fonction fabulatrice » impérative, d’autant mieux qu’il naît au moment du déclin des religions et qu’il se fonde sur la projection optique d’images mentales. Par là même, il a pu revêtir une « fonction idéologique » visant à occulter le réel, à le masquer pour l’organiser idéologiquement à travers une certaine mise en scène du visible et du crédible, que l’on pense à Leni Riefensthal et au fascisme, ou à la falsification des images au temps de la « domination spectaculaire ». À l’inverse, la fonction émancipatrice cherche à « briser les images avec des images » (p. 24). Rejoignant les analyses de Jean-Louis Comolli, l’auteur monte comment le cinéma, école du regard, cherche, avec cette troisième fonction, à démonter les illusions pour apprendre au spectateur à voir clair dans le jeu des images.

13Or l’enjeu réside bien dans l’articulation de ces trois fonctions. L’hallucination volontaire, la fonction fabulatrice du cinéma également nommée « fonction archi-politique, ou/et archi-esthétique » (p. 22), peut rejoindre la fonction idéologique, lorsque la création-projection des images de soi et de la nation se construit sur la négation d’autrui ou sur son « hallucination négative » (p. 24). Comme le montre Jean-Marie Frodon, dans La Projection nationale, l’anticipation et la projection de la nation américaine se fondent sur l’idée d’un « Nouveau Monde » créé à partir de rien, fondé sur un vide créatif. Le cinéma a porté et projeté ces images, si l’on pense au western, mais il a également longtemps reproduit une absence, une négation d’autrui, appartenant à l’idéologie de la constitution de la nation américaine :

14La fiction américaine se construit, aussi, sur l’occultation et la condamnation qui la fonde et la contredit à la fois : le génocide des Indiens et l’esclavage puis la ségrégation des Noirs18.

15Toutefois, la fonction archi-esthétique a une capacité de résistance forte à l’idéologie, lorsqu’elle rejoint la fonction émancipatrice, non pas cette fois pour déconstruire les images de l’intérieur par le jeu des mentions et de l’intertexte, mais lorsqu’elle permet de créer de l’entièrement nouveau, de donner forme à ce qui n’existe pas encore : « Toute société humaine est un système imaginairement institué pour faire face à des conditions nouvelles » alors que « la raison économique est un système qui, pour se perpétuer, nie sa nature imaginaire et donc révocable. Nous sommes libres de lui en substituer un autre le moment venu, de lui préférer une autre mise en forme […]19 ». Par la mise en forme et en pensée des images, le cinéma attaque le spectacle, travaille les représentations, toutes les représentations (celles tronquées, démystifiées, à venir) pour renverser l’illusion et construire une autre imagination.

16Pour Gérard Bras dans « L’homme qui tua Liberty Valance ou la constitution imaginaire du peuple », ce film montre et attaque le « caractère mythique du mythe » (p. 43) par la démultiplication et le renversement des points de vue. Toute perspective adoptée est immédiatement mise en balance par une autre, soulignant ainsi la relativité du regard et sa possible manipulation, entre ceux qui croient au mythe, ceux qui le dénoncent sans comprendre la nécessité de l’imaginaire et ceux qui l’acceptent, qui pensent à la fois le mythe et sa démystification (l’auteur distingue le peuple, les demi-habiles et les vrais croyants en reprenant le « renversement du pour au contre » de Pascal, p. 43). La mise en forme, le travail sur l’histoire et le genre réfléchissent les opérations de pensée nécessaires à la constitution d’une troisième image, celle d’un hors-champ mental, d’un impensé ainsi entrevu à partir de la confrontation des images duelles, finalement prises dans un renversement des postures de vision.

17En explicitant les rapports qui se nouent entre voir et percevoir, Clélia Zernik, dans « « Un film ne se pense pas, il se perçoit ». Merleau-Ponty et la perception cinématographique » montre que le cinéma est une « expérimentation perceptive » (p. 108). La perception « intersensorielle et signifiante » est « loin d’être une simple vision », « le film joue avec elle, l’expérimente, teste ses variables. »

18Dans une optique davantage politique, Frédéric Neyrat illustre la fonction émancipatrice du cinéma lorsque le texte filmique travaille sur la place du regard du spectateur, tel que l’a présenté Jean-Louis Comolli. Dans son analyse de They Live de John Carpenter, « Résister, c’est percevoir », il part de la remise en cause d’une certaine doxa, qui définit le cinéma comme machine à percevoir des images, parce que cette définition fige un certain mouvement du sujet à l’objet au lieu de prendre en compte le « rapport-de-monde » mouvant et conflictuel qui s’institue par le jeu des représentations et par une certaine composition de perceptions signifiantes. Le cinéma est « un aspirateur ontologique » (p. 110) qui fait passer l’être dans les images et se trouve dans une incessante intertextualité avec le monde et les images : « Tout film est un remake » et « le collectif de l’être perçu fait un nouveau monde en refaisant l’ancien », en réutilisant et déplaçant les « scènes primitives du perce-voir » (p. 110).

19They Live de John Carpenter vise comme effet la perception de l’ordinairement invisible, en mettant en scène la vision falsifiée du réel imposée par un groupe dominant et masqué : des extraterrestres sont venus sur terre pour exploiter les humains qui ne peuvent les voir. Le héros découvre des lunettes qui dévoilent l’invisible lors de l’éradication du bidonville cherchant précisément à masquer la pauvreté. Les images du capitalisme et celles du cinéma, utilisées idéologiquement, rendent invisibles des pans entiers du « réel ». Carpenter cherche à faire « percevoir l’invisible » par une certaine mise en œuvre du voir et par un retournement du visible (l’utilisation du noir et blanc et de la couleur par exemple, les messages de servilité inscrits sous la publicité…). Le piège de la lecture et de la vision fonctionne par retournement : « L’invisibilité des extraterrestres est une inversion comique de l’invisibilité des pauvres réduits au statut d’extraterrestre par la violence de l’expropriation. » (p. 113). La seconde inversion fonctionne par l’analogie suscitée entre les extraterrestres et les capitalistes. Le renversement du visible et de l’invisible force le voir à percevoir, c’est-à-dire à accueillir ce qui risquait d’être occulté. « En régime spectaculaire, quand les images deviennent le lieu de territorialisation du capital, percevoir devient la condition même du politique » (p. 115), et le « cinéma-écriture » reste un des instruments les plus efficaces pour forcer le regard.

20Le recueil « À quoi pense le cinéma ? » démontre que celui-ci pense par des voies de traverse qui articulent un certain rapport du sujet à l’objet, un certain rapport des images aux images, du spectacle à sa mise en question et en crise. Au centre de ces articulations se trouve le spectateur, amené à interroger sa position et son regard. De la « promesse mythique de l’automatisme » aux démontages des leurres, par ses diverses fonctions, le cinéma joue et pense sa matière propre dans sa capacité à organiser la vision et la perception recomposées, pensées, mises en scène.