Acta fabula
ISSN 2115-8037

2007
Mai-Juin 2007 (volume 8, numéro 3)
Murielle Lucie Clément

Une encontre assurée : le dernier Rosello

Mireille Rosello, Encontres méditerranéennes. Littératures et cultures France-Maghreb, Paris, L’Harmattan, coll. « Études transnationales, francophones et comparées, 2006, 271 p. ISBN : 2-296-01466-6.

1« Encontres » et non « Rencontres ». Mireille Rosello, sans chercher à imposer un  nouveau concept pour spécialistes, nous invite plutôt à réfléchir à ce que le « R » de « rencontre » suppose. L’encontre tient dans une forme spéciale de rencontre, l’une de celle où se forge une unité dans un imaginaire qui n’irait pas « à l’encontre » ou « à la rencontre » mais à la découverte de l’Autre, en l’occurrence la France-Maghreb, pays non encore cartographié, cependant bien présent, vivant dans les langues d’écritures, car c’est bien de cela dont il est question dans cet ouvrage qui conçoit les rapports franco-maghrébins comme un exemple de rencontre bien spécifique, une mise en contact et un rapprochement délicat entre deux unités séparées par la violence de l’histoire.

2Comme le remarque Rosello, il fut un temps où les expressions « encontre » et « rencontre » s’employaient indifféremment, ou presque, comme synonymes l’une de l’autre (p. 13). De ces siècles passés, seules quelques connotations négatives nous sont restées. On va « à l’encontre de ». Mais justement, Rosello démontre bien que s’il est impossible de remonter le temps étymologique rien n’empêche de le répercuter. Dans ce cas, pourquoi ne pas remettre à l’honneur certains mots qui justement ouvrent, par la confusion qu’ils pourraient suggérer sans la vigilance lectorale, l’esprit à des perspectives nouvelles. Forte de cette conceptualisation, Mireille Rosello se penche avec un regard neuf sur les relations tumultueuses entre la France et le Maghreb à travers la lecture d’œuvres de romanciers (dont Anouar Benmalek, Mehdi Charef, Assia Djebar, Abdelkébir Khatibi et Fouad Laroui), de théoriciens et de cinéastes (dont Yamina Benguigui) dans l’espoir de produire une nouvelle lecture, ainsi qu’une nouvelle interprétation des rapports qu’entretiennent les individus, les peuples et les cultures.

3Le compte-rendu d’un ouvrage étant presque nécessairement appelé à opérer des choix, c’est ici le troisième chapitre de Rosello retiendra notre attention. En effet, ce chapitre « Encontres linguistiques » consacré « aux créolisations Maghrébines chez Abdelkébir Khatibi et Fouad Laroui » se révèle particulièrement séduisant. Que l’on en juge :

« Il serait sans doute simpliste d’imaginer que les phénomènes de créolisation désormais bien répertoriés aux Antilles ou dans les îles de l’Océan Indien n’ont simplement pas d’équivalent au Maghreb. Il est tentant d’idéaliser, au moins en théorie, l’ouverture que manifestent les théoriciens de la créolisation lorsqu’ils célèbrent la rencontre de plusieurs langues au sein d’un texte. Revendiquer, avec un égal souci de ré-appropriation, et le français du colonisateur et le créole de l’ancien esclave de descendance africaine ainsi que les apports d’autres communautés après l’abolition permet d’éviter le refus et l’anathème, fait de la créolisation un pluralisme linguistique à la fois pédagogique et pratique. Le temps n’est plus où Confiant ne publiait qu’en créole et le succès international du français créolisé de Chamoiseau est désormais représentatif du rapport plus harmonieux que la littérature antillaise entretient avec sa langue multiple, même si le souci de revendication historique, sociale et identitaire qui motivait les réflexions sur le langage n’a pas disparu » (p. 95).

4Ce qui retient l’attention sous la plume de Rosello, c’est bien souvent ce pouvoir d’anticipation ancré dans l’érudition du sujet. Il est vrai que Mireille Rosello est une spécialiste chevronnée. N’a-t-elle pas déjà depuis plus de vingt ans commis l’un après l’autre (et quelquefois simultanément en traduction diverses) des ouvrages qui ont enrichi la critique des études culturelles et comparatives par l’interdisciplinarité de son approche. Rappelons :  France and the Maghreb : Performatives Encounters (2005), Postcolonial Hospitality : The Immigrant as Guest (2001), Declining the Stereotype : Ethnicity and Representation in French Cultures (1998), Infiltrating Culture : Power and Identity in Contemporary Women’s Writing (1996), Littérature et identité créole aux Antilles (1992), L’In-diférence chez Michel Tournier : « Un de ces types est le jumeau de l’autre, lequel ? » (1990) et L’Humour noir selon André Breton (1987).

5Le présent ouvrage constitue un outil d’analyse non seulement pour la critique littéraire, mais aussi aux disciplines historiographiques et sociologiques, et une invitation à penser. En témoigne, par exemple, une déclaration telle que celle-ci : « Dans l’Hexagone, on ne se demande jamais s’il faut remettre en question le principe du français comme langue nationale » (p. 98). Si l’on ajoute que « dans chaque langue, le registre utilisé peut faire la différence entre obtenir ou non gain de cause, être inclus ou exclu, écouté ou écarté du débat » (p. 99)1, on conçoit que le choix d’une langue soit décisif — que les bilingues et multilingues en sont conscients quelle que soit leur position sociale. Dois-je faire figure de semi-analphabète en faisant un pas vers l’autre et parler sa langue que je maîtrise mal, le laisser au contraire venir sur mon terrain linguistique (s’il en possède les capacités) et passer outre son malmenage ou choisir une langue qui nous est communément étrangère et nous retrouver à égalité de principe ? Autant de questions qu’un monolingue n’a jamais ni à se poser, ni à résoudre, si tant est qu’il connaissance leur existence même

6Mireille Rosello cite l’exemple de Fouad Laroui qui bien qu’il partage un certain nombre de préoccupations linguistiques avec Djebar et Khatibi, formule dans son œuvre « une nouvelle forme d’encontre entre l’auteur francophone et ses autres langues de prédilection » (p. 106). Laroui est d’une autre génération, mais il a reçu en héritage « l’habitude intellectuelle de se méfier des héritages ou en tout cas de l’idée selon laquelle le patrimoine et l’origine sont toujours synonymes de passation linéaire, directe et ininterrompue » (pp. 106-107). Quant à ses personnages, ils ne sont pas certains d’avoir une langue en propre, d’où l’absence de tiraillements entre plusieurs langues. Encontre assurée car ils leur faut toutefois communiquer et « l’énergie que dégage l’écriture de Laroui est nettement du côté de l’autodérision plutôt  que du lyrisme » (p. 107). Différence accentuée d’avec ses aînés et des critiques (Jean-Paul Sartre) ou des chantres de la Négritude. Peu de violence non plus chez Laroui à l’encontre de La Mémoire tatouée de Khatibi (p. 112).

7Il s’agirait au vrai du passage d’un « cap littéraire ». Les nouvelles générations peuvent faire la différence linguistique et créer l’encontre. Ne plus voir une langue comme un être à combattre ou à soumettre, mais à aimer, à respecter, en somme une camarade de jeu, comme il se doit de tout être encontré.