Acta fabula
ISSN 2115-8037

2007
Mai-Juin 2007 (volume 8, numéro 3)
Emmanuel Clout

Les luttes d’André Malraux

André Malraux Quête d’un idéal humain et de valeurs transcendantes. Textes recueillis par Anissa B. Chami, Éditions la Croisée des chemins, 2007. ISBN : 9981-896-94-2. 403 p.

1Ce colloque international André Malraux dont le présent volume rassemble les actes a été organisé par le Centre de Recherches Méditerranéennes en collaboration avec l’Association Amitiés Internationales André Malraux en 2004, année du centenaire de sa naissance, à la Faculté des lettres et des sciences humaines de l’ Université Hassan II à Casablanca . Les interventions se répartissent autour de 4 thèmes : Malraux : sous le signe de l’engagement, Malraux : de l’autobiographie à l’anti-biographie, Questions de culture, littérature et art, et : Sur les chemins du sacré.

2Le fil conducteur entre toutes ces interventions pourrait être, comme le promet Saïd Bennani dans l’allocation d’ouverture, la lutte constante de Malraux contre l’humiliation des peuples de l’Indochine, l’Espagne, la France,... ou la volonté de faire dialoguer les cultures, les hommes  à travers les écrits sur l’art, l’œuvre littéraire ou l’action politique.

3Pour Jean-Claude Larrat qui préface le volume, ce colloque, venant après la biographie d’Olivier Todd ou l’« hypobiographie » de Jean-François Lyotard, est aussi une tentative de réhabilitation de l’œuvre de Malraux, et de son action à travers des éclairages et des rapprochements multiples (E. Faure, J. Dubuffet, M. Aub, Spengler, Levinas, Derrida, Jung ou Nietzsche plus classiquement) — pour mettre à mal les étiquettes de mysoginie, amateurisme dans le domaine de l’art sans verser dans la complaisance.

Malraux : sous le signe de l’engagement

4Membre de l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires (A.E.AR) en 1932, seul membre non communiste de la délégation française au premier congrès des écrivains soviétiques à Moscou en 1934, participation au premier Congrès pour la Défense de la Culture en 1935, etc. : autant d’engagements politiques, rappelés par Joseph Jurt dans « Liberté et fraternité dans l’Espoir » avant l’action militaire plus célèbre en Espagne. Joseph Jurt montre que si Malraux se rapproche du communisme dans la première moitié des années 30, c’est avant tout pour son efficacité dans la lutte contre le fascisme, supérieure à celle du pacifisme de gauche. Malraux, dans ce rapprochement restera neutre sur les procès de Moscou comme il passera sous silence les exactions des républicains espagnols pendant la guerre civile en Espagne, la nécessité du combat contre un mal supérieur imposant le silence sur la part sombre de son camp.

5Robert S. Thornberry analyse aussi l’engagement de Malraux contre le fascisme à partir de 1932 jusqu’à l’Anchluss en 1938 en pointant d’autres actes comme la participation à l’Association des Artistes Écrivains Révolutionnaire d ’obédience communiste, à l’Institut pour l’Etude du Fascisme en 1934 ou encore la signature de l’appel à lutter contre le fascisme avec A. Breton après les émeutes du palais Bourbon toujours en 1934,.. Il montre ainsi que Malraux combattait autant avec les communistes que les non-communistes. Pour Robet S. Thornberry, Malraux est avant tout anti-fasciste et avec tout ceux qui sont contre, sans être pour ceux avec qui il est contre : l’antisfascisme de Malraux est une passion négative. L’union, le rassemblement, la fraternité du combat dans les Fronts populaires français ou espagnols, la réconciliation du peuple et du prolétariat, « la revanche de Michelet sur Marx » déterminent ses choix plus que l’adhésion à la ligne d’un parti quel qu’il soit.

6Dans « l’histoire transcendée : les romans révolutionnaires d’André Malraux », Maria Teresa de Fretas voit dans l’histoire chez A. Malraux, un prétexte pour faire surgir du réel des valeurs éternelles, transcendantes. La fatalité historique porteuse d’épopée et de progrès est en résonance et non en contradiction avec la volonté individuelle :

7« Ce n’était pas la mort qui s’accordait aux montagnes […], c’était la volonté des hommes » lance l’auteur dans l’épisode de la descente de la montagne de l’Espoir. Le tragique de cette épopée meurtrière se dépasse dans une fraternité reliant les hommes dans le combat.

8En appliquant les analyses des écrits révolutionnaires de R. Barthes aux œuvres d’ A. Malraux, Maria Terese de Fretas montre que le style malrucien contribue à la mythification de l’histoire en associant amplification rhétorique, emphase du débit et théâtralité des scènes d’hommes en guerre. Le sang, thème souvent repris par A. Malraux, vient accentuer la sacralisation de l’histoire. Cette histoire réconciliée avec l’individu et sublimée par un style expansif permet de faire la part entre « l’éternel et le transitoire », la victoire ou la défaite n’ayant que peu d’importance par rapport à l’aventure humaine qu’elle porte en elle. On retrouve plus tard dans le colloque ce désintéressement par rapport à l’issue du combat chez Myriam Sunnen qui repartant de Spengler y voit une influence de la pensée orientale à laquelle Malraux s’était déjà inspirée dans la Tentation de l’occident. Mais pour M. Sunnen, dans la condition humaine ou l’espoir la volonté de transformer le monde domine et ce détachement n’apparaît qu’à partir des Noyers de l’Altenburg.

9Janine Mossuz-Lavau étudie, quant à elle, la relation André Malraux – Charles de Gaulle. A la fascination pour la liberté et la fraternité entre les hommes que Malraux partage avec le gaullisme, s’ajoute la fascination pour la personnalité d’un homme exceptionnel qui est une constante dans l’œuvre de Malraux. Dans la Tentation de l’Occident, ce sera Danton et Saint-Just puis plus tard Gandhi et Nehru, le colonel Lawrence, Trotski qui ont tous cette même capacité à rassembler, réunir les hommes. La place de Malraux dans le Gaullisme est inclassable car Malraux est un politique sensible plus qu’un politique stratège même si sous le Général Gaulle son esprit farfelu sera plus policé. Il sera ainsi obligé de taire sa position contre la torture en Algérie ou sur l’Indochine.

Malraux : de l’autobiographie à l’antibiographie

10Dans « Malraux et l’anti-biographie », Jean-Claude Larrat analyse le rejet par Malraux de la vie biologique, de la nature qui mène à la mort, de « la vie morte avant la mort ». Là où J.-F.. Lyotard expliquait ce rejet par la mort précoce du père d’A. Malraux, Jean-Claude Larat lui recherche comment les influences philosophiques de Malraux ont pu contribuer aussi à ce refus de l’ordre naturel guidé par les Lois établies. Cette conception de la nature est proche de la philosophie de Schopenhauer, par exemple, selon laquelle la vie n’a pas un début et une fin attachée à l’individu mais elle est plutôt une puissance constamment à l’œuvre loin de toute temporalité chronologique. La mort n’est pas la dernière étape bien prévu d’une vie cohérente, elle est arbitraire et chaotique comme la vie elle-même (Pourquoi moi ? Pourquoi maintenant ?).

11Malraux dans son opposition à une nature tendue vers une finalité claire se démarquera aussi de la philosophie de Schopenhauer qui en faisant de la volonté un principe de vie perpétuait l’ idée d’ une biographie nécessairement cohérente. La vie sans fin, sans finalité et sans ordre, caractéristique de la crise de la modernité, est constituée de hasards, de jeux et d’événements imprévisibles. Cette idée est présente aussi bien dans sa littérature ou ses écrits sur l’art. Dans la condition humaine, Clappique joue avec sa propre mort qui n’est pas justifiée par l’illusion d’un récit révolutionnaire. Dans le Musée imaginaire les œuvres sont décontextualisées pour les rapprocher sans logique pré-établie ce qui leur donne un sens libéré de l’ordre naturaliste.

12En retraçant l’expédition aéronautique avec Corniglion-Molinier en février 1934 après le Goncourt, dans « Malraux d’Arabie en quête de la reine de Saba : entre archéologie aérienne et reportage littéraire », Aziz Bennis montre comment Malraux « se sent homme » en repoussant les limites de lui-même. Le reportage journalistique de l’écrivain pour l’Intransigeant devient vite biblique et héroïque.

13Le rapport à l’amitié est envisagé par Pierre Coureux dans une analyse de la relation entre Max Aub et André Malraux qui débute en juillet 1936, lorsque Malraux rencontre à Madrid celui qui est alors le rédacteur en chef de La Verdad, avant que lui-même bombarde la gare de Cordoue. Max Aub connaîtra l’exil au Mexique jusqu’à la fin de sa vie. 30 ans de relations épistolaires et d’entraide s’ouvrent : Max Aub pour la réalisation de Sierra de Terruel, Malraux pour les intercessions auprès de Gallimard et faire publier l’écrivain-ami ou auprès du Président Vincent Auriol pour lui permettre de visiter son père mourrant en France... Fasciné par l’homme, Max Aub résume : « il faut longtemps pour connaître de Malraux autre chose que son intelligence qui tient toute la place. Quand il dit « je » c’est plutôt son personnage. Son être intime est toujours à l’arrière-plan. »

14Après l’amitié, « les femmes et Malraux » constitue l’objet de l’intervention d’Anissa Benzakour Chami. Élevé dans un amour maternel dévorant l’enfance du futur artiste, Malraux aura comme première femme Clara qui en sera l’anti-thèse. Elle est non-conformiste aux idées de gauche, pionnière de la liberté sexuelle et aura été celle qui aura le plus comptée selon A. Benzakour Chami, preuve en est le silence dont Malraux l’entourera tout au long de sa vie tandis qu’elle ne cessera d’avoir des paroles dures sur son ex-mari. Avec Josette Clotis plus douce, il impose la distance nécessaire à la réalisation de son œuvre et de son action dans un amour auquel la mort de sa compagne mettra une fin violente faisant sombrer Malraux dans la dépression. La relation avec Madeleine Lioux, sa troisième femme, est trop déséquilibrée, elle est trop dévouée et trop admirative. Le mariage ne durera pas. Il tombe alors sous le charme de l’érudition et la vie bourgeoise de Louise de Villemorin à Verrières Le Buisson qui lui font accepter mieux le quotidien lui qui cherchait les situations extrêmes et la tragédie. Plus mondaine, elle ne partage pas les escapades métaphysiques « dans l’air raréfié de l’intelligence maîtrisée où le faisait planer ses larges ailes. », dira-t-elle. Dans l’œuvre, les femmes sont souvent mises de côté pour laisser toute la place à l’exaltation de la fraternité plus masculine et à son déploiement ou bien elle la partage en perdant alors une part de leur féminité comme pour May après la mort de Kyo dans la condition humaine.

15« Avec Jung-Malraux : métamorphoses de l’âme et des dieux », Rachid Hiati montre que si Malraux s’est toujours opposé à la conception freudienne de la psychanalyse dont l’inconscient réintroduit une part de fatalité, il a en revanche été plus proche de la psychanalyse de C.G Jung qui retrouve dans l’inconscient, l’intention ordonnatrice de l’image onirique. Les concepts introduits par Jung, d’ inconscient collectif, « constitué des formes très anciennes de l’esprit humain » et présent au sein de chaque être, ainsi que d’archétype en tant que « principe de formation des symboles ou d’apparition d’images » expliquent dans les écrits sur l’art la permanence et les ressemblances entre les arts d’époque et de continents différents.

16Charles Dagher, dans « Malraux ou l’auto-célébration de l’art, » retrouve l’idée du Musée Imaginaire dans la Tentation de l’occident lorsque le chinois se rends au Louvre, à Rome ou quand il reçoit une photo de masque antique.

17L’intervention de Jérôme Serri, « La question des écrits sur l’art d’André Malraux », compare le rapport de Malraux avec l’art à celui des historiens de l’art ou encore des philosophes. Malraux tisse une relation sentimentale, affective, psychique avec l’œuvre, guide de comparaisons jugées souvent audacieuses, l’érudit lui préfère se concentrer sur les procédés utilisés, la technique dans une chronologie précise. Les philosophes (Hegel, Sartre, Merleau-ponty,..), eux, utilisent l’art pour y retrouver les concepts même de leur pensée. L’ approche malrucienne de l’art est une façon d’être au plus prêt de l’œuvre elle-même.

18Christianne Moatti, dans « Un autodidacte sur les chemins de la création artistique », aborde aussi ce thème de l’iconoclastie d’A. Malraux par ses écrits de romancier sur l’art plus que de philosophe ou d’historiens de l’art. L’autodidacte est fasciné par les Musées, les Bibliothèques qui lui permettent d’échapper à la médiocrité de sa vie d’adolescent alors que l’avant-garde bourgeoise y voit trop d’ordre et une sacralisation ennuyeuse des œuvres. L’art khmer du IXe s. au XVe s. est ainsi étudié au Musée Guillemet avant l’expédition célèbre au Cambodge.

19Sa mémoire hors du commun et son érudition séduira le bibliophile René-Louis Doyon, Max Jacob au sortir de sa jeunesse puis Pascal Pia, Camus, Daniel-Henry Kahnweiler et bien d’autres tout au long de sa vie. Cette culture artistique se constitue au gré des rencontres avec pragmatisme. Emprisonné à Phnom Penh pour le vol de 2 statues, il prends conscience de la réalité coloniale et l’action politique prends soudain le pas jusqu’à la fin de la 2è guerre mondiale sur la recherche artistique qui réapparaîtra après la victoire sur le fascisme et à la désillusion du communisme.

20« Le musée et la bibliothèque, un dialogue culturel » par Edson Rosa da Silva étudie les rapports entre l’art et l’histoire. La métamorphose d’une œuvre est pour Malraux ce mouvement par lequel elle s’extraie de son histoire, de son contexte et du temps présent de la perception individuelle pour accéder à l’intemporel de l’art, un univers de transcendance au-delà du destin de l’humanité. Cet espace de valeurs artistiques n’est ni éthéré, ni l’expression d’une nostalgie d’un passé supérieur. Cette transcendance est présente ici et maintenant pour éveiller la conscience des hommes.

21Moncef Khermiri, avec « Elie Faure et André Malraux Convergences et divergences esthétiques » repère nombre d’influences communes aux deux hommes — Baudelaire, Michelet et Nietzsche, ainsi qu’une même admiration pour Giotto et Masacio, ils ont aussi des fréquentations semblables Picasso, Vlaminck ou Braque. Aucun des deux n’a suivi les chemins tout tracé de l’université. Tous deux ont une approche poétique de l’histoire de l’art mais E. Faure y associe l’histoire, la géographie, l’économie ou la religion pour mieux comprendre le contexte de l’œuvre. Le poids du contexte chez E. Faure plus élevé que chez A. Malraux fait diverger les deux hommes dans leur perception d’une même époque. Ainsi de l’art roman qui est selon E. Faure l’art d’une Eglise autoritaire détournée de la vie et donc à l’image de cette Église et de l’étude historique qu’il en a faite alors que pour Malraux, il est l’expression de la haute spiritualité de ce courant religieux. Là où E. Faure fait appel à l’histoire, A. Malraux s’appuie sur le concept de métamorphose.

22Dans « le dialogue Malraux-Dubuffet », Julien Dieudonné confronte la pensée du Ministre de la culture à celle du pionnier de l’art brut, pourfandeur de la culture. Le musée imaginaire de Malraux qui compare et rapproche, sans se soucier d’une hiérarchie figée entre les arts et les époques, échappent en partie à la critique de la culture de J. Dubuffet (les castes des professionnels de la culture, la priorité donnée au passé, le musée en tant que mise en scène de la classification des œuvres). La métamorphose est suffisamment souple pour épouser les formes de l’art contestaire en y recherchant la part d’intemporel. En revanche, les deux pensées entrent en opposition frontale sur la valeur de l’art. Pour Malraux, l’art est la valeur suprême, « la valeur de tout ce que la mort est impuissante à dévaloriser » alors que Dubuffet refuse de lui d’attribuer une valeur esthétique, marchande ou éthique. Pour Dubuffet, il y a production d’art hors intention de créer mais plutôt dans l’impulsion humaine alors qu’au contraire pour Malraux, créer a un objet celui de dépasser le propre destin de l’homme, l’art anti-destin.

23Dans la première partie de l’article intitulé « Le concept de musée imaginaire dans son rapport à la philosophie contemporaine: l’expérience cruciale des fétiches », Jean-Pierre Zarader montre que de la même manière que la philosophie contemporaine expérimente les limites, le Musée Imaginaire est aussi une pensée à la limite qui ainsi se mesure, se teste. A. Malraux en étendant le Musée imaginaire jusqu’aux arts à la marge comme l’art naïf, les arts populaires ou l’art des fétiches, c’est-à-dire les arts les plus réfractaires et les plus variés, « l’environ de l’art » résume J.-P. Zarader en citant A. breton prouve l’existence de ce Musée, son ouverture et sa capacité de résistance à son auto-désagrégation sans se figer dans des esthétiques limitantes. Le musée imaginaire dans son pouvoir d’annexion et sa volonté d’englober est hégélien mais dans son souci permanent d’interroger le dehors tout en laissant une part d’infinie, « un surplus de l’être sur la pensée qui prétend la contenir » (Levinas), il est aussi une illustration parfaite de la philosophie contemporaine.

24L’ intervention suivante de Joël Lœhr, « La tengeance métaphysique dans la Condition humaine et dans l’Espoir », rapproche à nouveau l’œuvre de Malraux et la philosophie avec comme probématique comment vivre et penser après le deuil de Dieu et de l’homme ? Dans les romans de Malraux, l’urgence de l’action laisse toujours un espace pour la réflexion et la méditation sur le sens de la vie, à « l’irrationnel lyrique du songe et de la nuit ». Pour autant le sérieux tragique de la dimension métaphysique du roman se frotte aussi à la dérision et à la bouffonnerie comme à la fin de l’Espoir où les 4 grandes figures du roman (Ximenes, Magnin, Manuel et Garcia) vivent leur malheur dans un recueillement pathétique, voient surgir un vieil olibrius scandant « Chante ta douleur, idiot! ».

Malraux : sur les chemins du sacré

25Michaël de Saint-Chéron, dans « La mort et l’autre ou le dialogue avec Levinas », examine comment dans un premier temps de sa vie Malraux pense la mort puis comment les épreuves de sa vie vont faire évoluer ce rapport à la mort tout en repérant aussi les constantes. Le mystère de la mort pour Malraux est impénétrable, « Pour l’agnostique absolu, la révélation est que rien ne peut être révélé ». M. de Saint-Chéron note qu’il existe bien pour Malraux, une transcendance même si elle est inconnaissable par l’intelligence. Pour Levinas aussi la mort n’est pas le néant, mais un mystère, un au-delà inconnu. La mort est présente dans l’œuvre de Malraux pour mieux faire apparaître la vie. Ses retours à la vie (la traversée en avion du cyclone au Yémen, l’épisode de la fosse à char en 1940, la maladie en 1972) sont des occasions de célébrer et de sentir l’être, le mystère de la vie, du « premier sourire du premier enfant ». Chaque retour est une réapparition de l’homme et de ce mystère dont Malraux voudra alors en «donner conscience aux hommes en tant que grandeur qui était en eux », éthique malrucienne, proche de Levinas dans totalité et infini où dans le visage de l’homme se voit la trace et le reflet de l’humanité, de l’infini, comme si chaque face portait en elle la présence du monde. Malraux voit l’infini lors des retours à la vie et Levinas dans le visage humain. Pour Levinas, Dieu n’est pas dans un tête-à-tête entre Dieu et l’homme ou dans les rites mais il est en l’homme, en Nous, dans l’humain, ce que Malraux appelle fraternité des morts et des vivants, centrale dans toute l’œuvre de Malraux. M. de Saint-Chéron résume ce dialogue par une formule toute malrucienne : Malraux est un esprit agnostique religieux et Levinas est un esprit religieux agnostique.

26La fraternité est un des thèmes les plus abordés dans ce colloque, un peu comme elle a obsédé Malraux dans toute son œuvre et sa vie. Yves Moraud consacre toute son intervention aux « Métamorphoses de la Fraternité dans l’œuvre d’André Malraux ». La fraternité est une victoire sur le mal historique: Dans la tentation de l’occident, l’Esprit européen classe, isole et étiquette allergique à l’émotion, sur le mal anthropologique: mort de Dieu et de la métaphysique au profit du freudisme individualisant et narcissique ou encore, sur le nihilisme associé à la technique toute puissante. Pour ne pas finir dans l’autodestruction, la fraternité est pour les hommes une voie de salut que Malraux met en scène lors du partage de la capsule de cyanure dans la Condition Humaine, du « départ des avions ailes contre ailes » dans l’Espoir ou chez les femmes noires de Corrèze aux côtés des Maquisards Alsaciens. Dans l’Espoir, Malraux parle d’ « apocalypse de la fraternité » comme si la fraternité dans sa révélation était chaude, expansive, une explosion affective permettant ainsi un dépassement du moi par lui-même, « une fraternité qui ne se trouve qu’au-delà de la mort », toujours dans l’Espoir. En homme d’action, Malraux pose aussi les limites de la fraternité qui peut conduire comme pour les anarchistes espagnols, au refus de la discipline et de l’organisation et devenir alors contre-productive. L’action en fraternité est en fait l’occasion pour l’être humain seul par essence de partager des valeurs universelles tout en révélant son identité la plus profonde. Cette valeur de fraternité est transcendante mais sans abandon de l’immanence garante de la fidélité de l’homme à lui-même. La fraternité est pour Malraux, méfiant envers le langage, dans l’action plus que dans la parole. Les maisons de la culture sont ainsi dans leur vocation à faciliter le partage entre les hommes une expression parfaite de cette fraternité qui trahit derrière l’homme d’action égocentrique, un caractère plus tendre et sentimental qu’il n’y paraît, conclut Yves Moraud.

27Brian Thompson avec « André Malraux et l’Espoir d’une communion avec l’absolu », tente un peu comme Joël Lœhr de suivre A. Malraux dans ses tentatives de réponse à la question de la condition humaine : « Que faire d’une âme s’il y a ni Dieu ni Christ ? ». Le sens de la vie chez Malraux consiste à se relier aux autres à travers la fraternité entre les hommes ce que l’on trouve aussi bien dans la Condition Humaine, l’Espoir que dans l’art et la communion entre artistes à travers le temps et l’espace, toujours contre une solitude irréductible. La religion (« Le XXIe s. sera mystique ou ne sera pas » ou « Le XXIe s. sera religieux ou ne sera pas ») n’ en est pas pour autant laissée de côté. Pour A. Malraux elle doit être plus qu’ une morale et doit apportée sens et foi à une civilisation dominée par la science et la technique et fière du progrès matériel.

28Dans « Malraux, lecteur de Spengler: l’histoire discontinue contre la quête d’un sens », André Dabezies étudie l’influence de Spengler sur l’œuvre de Malraux qu’il découvre en 1923 à son retour du Cambodge par l’intermédiaire de Clara, germanophone et traductrice probablement pour l’occasion. Spengler, c’est l’histoire discontinue, la volonté de dessiner le contour de civilisations étanches les unes aux autres, symbolisée par un objet pioché plus que sélectionné (le temple grec, la coupole byzantino-arabe, la cathédrale gothique du Moyen Âge) ce qui facilite des rapprochements brillants et inattendus. Procédé dont Malraux, comme Paul Valéry, s’inspireront pour exprimer leur sensibilité et leur goût artistique dans l’arbitraire de leur intuition. Pour André Dabezies, la métamorphose si importante chez Malraux trouve son origine dans la pseudomorphose de Spengler que chaque homme d’une époque donnée opère lorsqu’il est touché par une œuvre d’une autre époque, transformation inévitable pour des hommes appartenant à des civilisations sans liaison. L’expérience de Malraux en Espagne notamment éloigne Malraux du pessimisme Spenglerien. Malraux oppose à l’ incommunicabilité entre les hommes et les civilisations de l’historien Allemand, une fraternité offerte au partage quel que soit les époques. Cette mise à distance de Spengler par Malraux n’est pas définitive, il reste partagé entre une conception continue de l’histoire propre aux idéalistes de gauche et l’histoire discontinue dont les Anti-mémoires en 1965 en est la plus parfaite illustration (autobiographie libre et poétique, faite d’associations symboliques personnelles). Dans l’homme précaire, Malraux pose sans choisir les deux options vers lesquelles l’homme peut se tourner pour se sauver de l’absurde : l’écriture, l’œuvre d’art ou le spirituel et le religieux, ceux-ci plus présents à la fin de sa vie au point de susciter l’attente « d’un de ces événements spirituels capitaux qui toujours ont récusé toute prévision » et de la même ampleur que l’Islam, le franciscanisme, l’amidisme indien...

29La dernière intervention du colloque, signée Myriam Sunnen, « la Bhagavad-gita et les Noyers de l’Altenburg dans le Miroir des limbes : les enjeux de la réécriture », souhaite faire apparaître les liens et les échanges entre l’Inde et la troisième section des Anti-mémoires.

30Toujours pour mieux comprendre l’œuvre de Malraux à la lumière de Spengler, Myriam Sunnen s’appuie sur les définitions qu’il a établit de l’âme des civilisations : l’âme magique du premier christianisme et de l’Islam où l’homme et le monde sont soumis au bon vouloir d’une divinité, l’âme faustienne de l’occident moderne « où ce que l’homme est nous le mesurons à son activité » (Spengler) et l’âme apollinienne grecque qui vit l’instant présent dans la quiétude et l’ataraxie. Dans la Tentation de l’Occident, l’Extrême Orient permet de distinguer l’âme magique et l’âme faustienne de l’occident alors que dans le Démon de l’Absolu ce rôle de révélateur revient au Monde Musulman. Malraux joue avec ces catégories et affine leurs contours. Dans les Noyers de l’Altenburg, Malraux assimile les hommes qui vivent dans « le présent éternel » du Moyen Âge aux paysans de l’Asie primitive, alors que dans les Anti-mémoires il différencie le chrétien du Moyen Âge qui oppose le temps historique à l’éternité en conservant cette conscience de l’histoire tandis que pour les Hindous, le temps historique et le monde ne sont qu’illusions. La volonté de transformer le monde de l’homme Faustien est un piège pour l’Hindouisme car elle attache l’homme au monde. La culture indoue préfère se tourner vers la contemplation dans une conscience anhistorique libérée de l’obligation de conquête et de progrès. Dans la Bhagavad-gita, le guerrier Urna accomplit son devoir de caste dans le combat comme lui demande Krishna mais sans donner d’importance au fruit de ses actes contrairement aux héros des épopées guerrières de l’Iliade et l’Odyssée. Dans les Noyers, le combat est plus désenchanté puisque le narrateur souhaite la victoire à ceux qui font la guerre sans l’aimer. La scène des Noyer reprise dans la troisième section des anti-mémoires où les allemands laissent tomber leur fusils pour sauver leur ennemis du gazage est semblable à Arjuna laissant tomber son arc. L’Inde est chez Malraux l’ancien orient de notre âme, termine Myriam Sunnen.

31Jean-Claude Larrat, avant la clôure officielle du colloque par Anissa B. Chami, note que le projet malrucien de mettre en évidence toute la diversité culturelle, quelles que soient les époques et les continents, reste d’actualité pour notre époque contemporaine soucieuse de lutter contre l’uniformisation des cultures.