Acta fabula
ISSN 2115-8037

2007
Mai-Juin 2007 (volume 8, numéro 3)
Marc Décimo

Dubuffet

Marianne Jakobi et Julien Dieudonné, Dubuffet, Perrin, 2007.

1Qui d'autre se trouverait à l'heure actuelle mieux qualifiée que Marianne Jakobi pour se préoccuper de la biographie de Jean Dubuffet ? Auteur d'une thèse sur « la fabrique des titres » (CNRS, 2006) et déjà éditrice de la correspondance de Dubuffet avec Alexandre Vialatte en 2004 (Au Signe de la Licorne) et aussi avec Jean Paulhan (avec l'aide de Julien Dieudonné) en 2003 chez Gallimard, Marianne Jakobi s'est avec ce dernier acquittée de livrer une vie très académique de Dubuffet.

2Sans doute était-ce là un travail nécessaire. Sans doute fallait-il là procéder à une évaluation scientifique de ce parcours que, par ses écrits autobiographiques, Dubuffet lui-même s'était volontiers plu à faire tomber dans la « mythographie ». L'intention des deux auteurs tend donc à la démystification systématique. Il s'agit de montrer combien le personnage est complexe, souvent contradictoire, flottant parfois sur le plan théorique et, même, à maints égards antipathique. Et pourtant. Pourtant Dubuffet reste l'un des grands peintres du xxe siècle. Et la notion d'art « brut » qu'il vulgarise après l'avoir empruntée aux champs de la littérature et de la psychiatrie fait fortune. Dubuffet réussit en somme où tant d'artistes échouent : il parvient à modifier quelque chose dans le regard que nous portons aujourd'hui sur l'art. Dubuffet n'a bien que quelques syllabes en commun avec son quasi homonyme B. Buffet.

3De même Dubuffet aurait-il souhaité changer cet usage normatif de la langue qui s'impose. Le problème n'est pas véritablement envisagé par les deux biographes, mais des éléments épars dans leur livre permettent de se faire une idée. L'attrait pour Céline, qualifié de maître incontestable, le Dubuffet curieux de langue, de bas latin, de langue argotique et populaire, de discours psychopathologique (tout comme Queneau), d'André Martel (traité là un peu négligemment) et de Novarina, dit combien, dans un système bien établi, Dubuffet est fasciné par ce qui subvertit ou ce qui a l'apparence de la subversion (à cet endroit, M. Jakobi et J. Dieudonné auraient pu mentionner le travail de Pierre Joinul Maunoury qu'édita Dubuffet). Ce scénario (l'inscription subversive de la parole dans le système de la langue normée qui s'impose) fait sans doute écho à cette quête incessante de Dubuffet pour trouver une place au sein et à l'extérieur d'une famille qu'il hait, scène répétée à l'envi dans la vie de Dubuffet, prise dans un va-et-vient incessant entre l'individu et tout système. Incessamment Dubuffet se confronte/ est confronté. À des institutions, à certaines figures contemporaines des arts et de la littérature.

4Le rapport avec les écrivains est bien étudié (G. Limbour, J. Paulhan, Max Jacob, A. Vialatte, A. Artaud, J. Bousquet, R. Queneau, Cl. Simon) ainsi que celui avec les marchands d'art (par exemple, L. Carré et P. Matisse) : la fréquentation des archives et des correspondances est une spécialité des deux biographes. Surtout, M. Jakobi et J. Dieudonné, qui se tiennent explicitement sur leur garde, n'hésitent pas à tenter de démêler et d'évaluer les situations parfois très délicates dans lesquelles Dubuffet se met, notamment avec A. Jakovsky, avec G. Ferdière, avec A. Breton, avec Ch. Ladame, avec F. Céline, avec G. Chaissac, avec W. Gombrowicz et avec le Collège de Pataphysique. Il ne fait donc pas de doute que la lecture de ce travail apprendra aux néophytes et aux autres. Cette biographie est un travail nécessaire par l'énumération sans complaisance des faits produits ; cependant, davantage de « petits faits vrais », quelques visites à l'atelier et dans le savoir-faire de Dubuffet (plus que dans le faire-savoir) n'eussent pas nui. Mais peut-être atteint-on déjà les limites du genre biographique ou la conception que s'en font et cette spécialiste de Dubuffet et ce spécialiste de Paulhan.