Acta fabula
ISSN 2115-8037

2007
Mai-Juin 2007 (volume 8, numéro 3)
Éric Tourrette

L’amour-propre au prisme de l’augustinisme

Charles-Olivier Stiker-Métral, Narcisse contrarié, L’Amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris, Champion, coll. « Lumière classique », 2007

1Les chercheurs qui consacrent leurs travaux aux moralistes classiques connaissent déjà Charles-Olivier Stiker-Métral pour quelques publications, notamment une communication remarquée à un important colloque qui s’est tenu à Grenoble en 20031. Il faut se réjouir de la publication de sa thèse, qui rendra de grands services à tous les spécialistes de ce vaste champ d’étude. On aurait peut-être préféré, toutefois, que l’auteur profitât de l’occasion pour mettre à jour les références bibliographiques, pour réduire son volume (802 pages, c’est un format tout à fait usuel et respectable pour une thèse soutenue, mais c’est un peu long pour la version publiée) et pour relire plus attentivement son texte, où le nombre de coquilles et menues fautes est élevé.

2Cet ouvrage constitue à l’évidence l’étude la plus complète qui ait été consacrée à un motif central de la réflexion morale de l’âge classique : l’amour-propre. Cette notion se voit ici systématiquement confrontée aux concepts et au vocabulaire de l’augustinisme, au sens le plus large : non seulement la version radicale que les Messieurs de Port-Royal ont tirée de l’Augustinus et que ses adversaires ont appelée avec mépris le « jansénisme », mais aussi les inflexions plus souples qui imprégnaient la plupart des consciences, et jusqu’aux cercles mondains. Narcisse contrarié est donc une double somme, doublement précieuse, sur une notion essentielle comme sur une idéologie essentielle : il n’est pas douteux que les études dix-septiémistes y trouveront une source d’inspiration de tout premier plan.

3Concrètement, Narcisse contrarié s’ouvre et se ferme sur des analyses suggestives de fables de La Fontaine, traçant de la sorte une boucle cohérente. Ainsi est balisé un vrai parcours de lecture, ample et ambitieux de bout en bout. Au fil du volume, ce sont les moralistes proprement dits qui occupent le devant de la scène, et tout particulièrement un triangle constitué de La Rochefoucauld, Pascal et Nicole ; La Bruyère, pour sa part, est nettement moins présent, sans être bien entendu oublié. La figure tutélaire de Narcisse, emblématique de cette « puissance trompeuse », de ce vice pour ainsi dire centripète, auquel reconduisent secrètement tant de représentations intérieures, parcourt l’ensemble du livre, d’un texte à l’autre, en autant d’inflexions ponctuelles du même paradigme : il y a là une vraie cohérence, non seulement théorique, mais aussi imaginaire, au sens propre du terme.

4Il convient d’observer d’emblée, pour situer le projet de Charles-Olivier Stiker-Métral, que sa thèse concerne sans doute plus la philosophie que les lettres proprement dites, comme en témoignent sans ambiguïté certaines références (Michel Foucault, Michel Serres), de nombreux mots en -isme (stoïcisme, eudémonisme, pélagianisme, occasionnalisme...) ou les verbes substantivés (l’être, le vouloir, l’agir, le vivre ensemble...). Cette orientation philosophique du propos entraîne parfois — rarement — une forme regrettable d’obscurité, comme pour ces phrases :

La quête amoureuse s’assimile donc à la recherche d’un objet qui corresponde à son idée de la beauté : l’archétype de la beauté est la modulation singulière d’un universel. (p. 343)

Ce paradoxe est illustré par la distinction que propose Nicole entre « se regarder » et « se voir » : l’image de soi est destituée de son potentiel heuristique. Elle est objet de contemplation, mais d’une contemplation qui n’a aucun statut iconique. (p. 427)

La recherche d’une raison transcendantale semble un a priori indispensable à toute structure de communication. Or l’amour propre fait défaut à cette exigence : au lieu d’aider l’individu à dégager des règles conférant un fondement universellement reconnaissable à la relation intersubjective, il érige le sujet singulier en juge et en mesure de toutes choses. (p. 497)

5Dans ces conditions, en dépit des promesses de l’introduction, où le mot apparaît en toutes lettres (p. 20), la « littérarité » des œuvres étudiées n’est guère prise en compte, à quelques notables exceptions près. On ne cherchera donc pas ici une étude des formes littéraires, de leurs modulations, de leurs beautés, mais plutôt un examen très minutieux des argumentaires qu’elles véhiculent, considérés intrinsèquement. Ce n’est là, en soi, ni un défaut, ni une qualité : c’est simplement un choix méthodologique parmi d’autres. Le lecteur doit accepter au préalable cette approche pour en évaluer, au fil du volume, la cohérence et la fécondité.

6Si aborder le corpus des moralistes classiques (qui, par définition, pensent) par le seul biais de l’histoire des idées est intrinsèquement légitime, on comprend mal en revanche que l’auteur laisse parfois entendre qu’il considère comme quantité négligeable la mise en forme littéraire : « Geneviève Rodis-Lewis se contente toutefois de relever divers traits de l’écriture de Malebranche, sans chercher à interroger la question au plan théorique » (p. 272), « peut-on n’être attentif qu’au savoir-faire littéraire de l’auteur » (p. 693), « prendre plaisir aux Maximes est ainsi la preuve de l’aveuglement du lecteur, à qui ce livre plaît pour de mauvaises raisons » (p. 709)2. On est parfois tenté de rappeler à l’auteur qu’il n’est pas plus de pensée sans forme que de forme insignifiante, et qu’on voit mal au nom de quoi une réussite philosophique serait fondamentalement supérieure à une réussite littéraire.

7La première partie de l’ouvrage, où l’auteur dégage « l’archéologie d’une puissance trompeuse », est certainement la plus décisive et la plus éclairante. Charles-Olivier Stiker-Métral retrace les grandes lignes de la théorisation progressive de la notion, à l’aide de références essentiellement religieuses, et apporte ainsi une contribution très précieuse à la compréhension globale d’une époque profondément chrétienne. C’est l’occasion « d’historiciser la notion d’amour de soi, en émettant l’hypothèse qu’il n’existe pas de conception immuable de l’amour de soi qui traverse les siècles, mais différentes problématisations de la notion » (p. 25). On ne peut qu’adhérer à une telle démarche intellectuelle : un concept est traversé d’Histoire, et donc soumis à d’infinies fluctuations au fil du temps. Les moralistes proprement dits sont quasi absents de cette partie, les auteurs retenus ne parlant nullement « à hauteur d’homme », comme dit Louis Van Delft3, mais prétendant au contraire transmettre une vérité transcendante. Le lecteur ne peut qu’être émerveillé de l’aisance permanente avec laquelle Charles-Olivier Stiker-Métral manie d’innombrables références, françaises ou latines, sur des questions théologiques souvent ardues. On sent à chaque page qu’il est ici en terrain parfaitement connu, et l’on frémit à l’idée de la masse des lectures ainsi mobilisées. On notera toutefois que l’étude proprement lexicologique est ici réduite à sa plus simple expression : l’auteur signale brièvement l’origine italienne du mot, puis se consacre exclusivement à la mise en système du référent. Peut-être une enquête diachronique auprès des grands lexicographes, par exemple, aurait-elle conduit à des conclusions intéressantes.

8La seconde partie est de loin la plus longue du volume : elle se consacre à divers « systèmes de l’amour propre », faisant le point, avec efficacité et autorité, sur les positions respectives des auteurs essentiels de la littérature morale, de Pascal à Malebranche, de Jacques Esprit à La Bruyère, sans négliger les minores. Le panorama est ample, synoptique pour ainsi dire : tout un siècle est ainsi balayé du regard. On peut néanmoins estimer que l’application du mot « système » à La Rochefoucauld est pour le moins problématique, si l’on en croit Jean Lafond, qui juge le mot réducteur, inapte à rendre compte de la souplesse et de la complexité de la pensée du moraliste4 : c’est sans doute simplifier un peu trop vite la question que de voir a priori dans l’amour-propre « le thème central des Maximes » (p. 169), quand tant d’autres essais en ont relativisé la portée5. Après ces deux parties essentiellement analytiques, où les auteurs se voient étudiés intrinsèquement l’un après l’autre, Charles-Olivier Stiker-Métral en vient à des réflexions plus synthétiques, reprenant l’ensemble de son corpus sous l’angle d’une « herméneutique du soupçon », du « portrait du peintre » ou d’une « éthique de la réception ».

9Bien des analyses retiennent l’attention au fil du volume. La vaste culture de Charles-Olivier Stiker-Métral le conduit à redonner toute leur importance à des auteurs trop rarement commentés, et l’on ne peut que lui en savoir gré. La marquise de Sablé se voit ainsi légitimement présentée par le biais de la description symbolique de l’espace mixte, frontalier, que constitue son célèbre salon littéraire :

La contiguïté géographique entre ce salon et le cloître voisin illustre les relations intellectuelles qui se tissent entre ces deux espaces, qui communiquent, se côtoient, mais ne se confondent pas. (p. 217)

10L’auteur accorde par ailleurs leur juste place à Damien Mitton — passé à la postérité indirectement, au seul titre d’allocutaire explicite des Pensées, beaucoup plus que pour son œuvre propre — et à l’abbé d’Ailly, écrasé par l’ombre imposante de La Rochefoucauld. Les vues respectives de ces deux moralistes se rejoignent en ce qu’ils tendent à réhabiliter l’amour-propre, l’un présentant l’honnêteté comme une « autorégulation de l’amour propre » (p. 179), et l’autre voyant dans ce dernier « un principe neutre, susceptible d’être bien ou mal dirigé » (p. 369). De même, l’analyse du Discours sur les passions de l’amour (p. 340-347) est particulièrement éclairante : Charles-Olivier Stiker-Métral y dégage une « pensée de l’énergie » qui détourne les motifs augustiniens de leur orientation originelle.

11On appréciera encore la description suggestive du dynamisme interne de l’amour-propre, qui est force active plutôt qu’état inerte ou vice statique : « revêtu d’une puissance de conservation irrépressible » (p. 249), il fait figure de « faculté motrice » (p. 260 et 333), et c’est là sans doute ce qui le rend sourdement inquiétant (quelque chose en moi qui n’est pas moi se meut en permanence et trouble ma vie intérieure). Par ailleurs, tel texte célèbre, souvent commenté, trouve ici un éclairage nouveau ; ainsi, la très énigmatique maxime 102 de La Rochefoucauld, qui fait de l’esprit « la dupe du cœur », reçoit l’analyse suivante, qu’on peut estimer parfaitement cohérente et recevable : « sans que l’énonciateur en ait conscience, les jugements sont élaborés dans le cœur corrompu, qui juge de toutes choses selon ses inclinations et ses dispositions, sans conformité avec la droite raison » (p. 525).

12L’auteur aborde avec sérieux la question délicate des liens entre les formes brèves de la littérature morale et les préceptes de la conversation mondaine et honnête. Selon les théoriciens classiques, le propre d’une telle conversation est de « faire taire la voix dominatrice de l’amour propre » (p. 580), ce qui lui donne l’allure de « l’utopie langagière d’un bonheur procuré à autrui et partagé avec lui » (p. 581). Or, on sait que les moralistes classiques, dans leur pratique de la forme brève, s’efforcent de laisser quelque chose à penser au lecteur, chargé d’« achever » le propos : et Charles-Olivier Stiker-Métral livre quelques pages excellentes sur cette technique de l’inachèvement calculé, où les effets que nous dirions « littéraires » retiennent l’attention du spécialiste (p. 677-680). On s’étonne, en revanche, qu’il conclue un peu vite que « le discours moral ne peut pas reposer sur la connivence entre l’énonciateur et le destinataire, qui se trouve aux fondements de l’esthétique mondaine » (p. 621). Les liens existent bel et bien, mais ils sont complexes et contrariés. Car la littérature morale livre, fondamentalement, un message désagréable et humiliant, quand l’honnêteté vise par définition le plaisir de la convivialité. C’est l’un des grands mérites de Charles-Olivier Stiker-Métral que d’aborder frontalement et courageusement, vers la fin de son vaste parcours, ce problème essentiel, à la fois insoluble et incontournable. Il décrit finement « le refus de l’homme pécheur de reconnaître une vérité qui le condamne et lui déplaît » (p. 683), cet « effroi du vrai » (p. 685) ou cette « haine de la vérité » (p. 688) qui est l’obstacle majeur auquel se heurtent les moralistes. On peut aller jusqu’à se poser avec l’auteur les questions suivantes, notamment pour les Maximes :

Mais le lecteur peut-il se reconnaître ? Est-il capable d’avouer ses défauts en les voyant représentés dans le miroir qui lui est tendu ? Le texte moral est-il réellement lisible ? (p. 689-690)

13Tout est là, assurément. La « peur des miroirs » (p. 707) est à la fois la première difficulté que doit surmonter le moraliste et le signal indiscutable qu’il a réussi son entreprise : si l’on ne veut pas voir le reflet, c’est à l’évidence parce qu’il est trop ressemblant. Ainsi s’explique l’éternel « procès » intenté à La Rochefoucauld et aux formes brèves de la description morale6. La lecture des Maximes est fondamentalement pénible, mais elle est aussi, et dans le même temps, exquise : il faudrait, pour équilibrer la discussion, mettre aussi l’accent, plus nettement que ne le fait Charles-Olivier Stiker-Métral, sur la délectation d’une forme littéraire parfaite.

14En dépit des évidentes qualités de cet ouvrage, on fera état de quelques réserves. Ne nous attardons pas outre mesure sur deux menues erreurs techniques : à la p. 44, dans la citation de Sébastien Castellion (« ce titre de moi », « ce moi »), il n’y a pas de « pronom substantivé » par dérivation impropre, mais un simple cas d’emploi autonymique (ou en mention) ; à la p. 641, l’auteur assimile hâtivement la représentation théâtrale et la figure imaginaire de l’hypotypose, qui est d’un tout autre ordre, puisqu’elle concerne les techniques descriptives.

15Si l’ampleur impressionnante de l’enquête menée par Charles-Olivier Stiker-Métral constitue sa première qualité, elle n’en a pas moins pour regrettable contrepartie une étude parfois superficielle de certaines questions. Il eût été peut-être plus raisonnable d’aborder moins d’auteurs et moins de problèmes, mais de les étudier plus en détail. Est-il vraiment utile de traiter la question des clés des recueils de remarques si c’est pour l’expédier en moins de trois pages (695-697) ? Et comment prétendre faire le tour d’une question aussi complexe et aussi controversée que la modalisation dans les Maximes de La Rochefoucauld en une seule page (542) ? La rapidité n’a-t-elle pas ici quelque chose d’un peu désinvolte ? Cette tentation sporadique du survol est tout particulièrement visible aux p. 472-488, où, par les hasards du plan adopté, on voit se succéder immédiatement trois études de quelques pages chacune, portant sur les questions centrales respectives de trois autres thèses, qui les traitent sur plusieurs centaines de pages. L’anamorphose (p. 472-477), c’est, dans une large mesure, le sujet de la thèse de Bernard Roukhomovsky7 ; le paradoxe (p. 477-481), c’est le sujet de la thèse de Catherine Costentin8 ; le discernement (p. 482-488), c’est le sujet de notre propre thèse9.

16De même, on aimerait parfois que l’auteur posât certaines questions au fil de son enquête, sur les textes qu’il choisit d’aborder. Charles-Olivier Stiker-Métral accorde bien évidemment une place de choix au texte majeur de la littérature morale sur l’amour-propre : l’admirable et inépuisable maxime supprimée 1 de La Rochefoucauld. Mais il ne songe jamais à se demander pourquoi cette maxime, précisément, a été supprimée par le moraliste. Or, c’est là l’une des plus tenaces énigmes de la littérature du xviie siècle ; nul ne contestera que ce texte est le chef-d’œuvre de son auteur, c’est l’évidence même ; comment comprendre, dans ces conditions, qu’un écrivain aussi brillant supprime de son propre chef ce qui est de loin sa meilleure pièce ? On n’attendait pas de Charles-Olivier Stiker-Métral une réponse ferme ou définitive : il en existe déjà bon nombre ; mais il fallait au moins s’aviser de poser la question. Cela aurait pu mettre l’auteur sur une piste qu’il semble écarter délibérément, pour d’obscures raisons, tout en tournant autour : la piste de l’inconscient. Ce mot n’apparaît pas une seule fois dans les 802 pages de Narcisse contrarié, pas plus que le nom de Sigmund Freud, et cette absence est pour le moins surprenante. Assimiler tout à fait l’amour-propre des auteurs classiques et ce que Freud appelle l’inconscient serait à l’évidence assez cavalier au regard de l’Histoire. Mais ne jamais poser la question des relations souvent étroites entre les deux concepts est tout aussi discutable : il est certain que la dette de la psychanalyse à l’égard de La Rochefoucauld est considérable, et que l’inconscient n’a pas attendu d’être nommé pour être actif et descriptible. Bien des formules de Charles-Olivier Stiker-Métral orientent clairement la pensée vers ce concept innommé, ce qui rend d’autant plus frustrant son parti pris d’évitement terminologique : « une concupiscence masquée, hypocrite, tapie au plus profond du cœur de l’homme déchu » (p. 118), « mettre au jour les replis, les cachettes, les secrets, et tout ce qui relève de l’imperceptible » (p. 119), « l’homme est ainsi dépossédé de toute maîtrise de sa propre intériorité » (p. 120), « ces ruses [...] agissent en l’homme et l’abusent sur ses désirs et ses intentions » (p. 121), « l’amour propre semble ainsi dérober au sujet toute maîtrise de ses conduites et de ses pratiques » (p. 143), « ainsi l’amour propre rend-il paradoxalement l’homme étranger à lui-même » (p. 196), « les forces qui agissent en deçà même des formes conscientes de la subjectivité » (p. 230)... Il est évident que dans de telles réflexions la pensée de l’auteur est directement influencée par des concepts psychanalytiques : pourquoi, dans ces conditions, ne pas afficher ses sources d’inspiration ? Et pourquoi ne pas aborder ces questions frontalement, à un moment ou à un autre du parcours théorique ?

17Il est un autre grand absent de Narcisse contrarié : le nom de Roland Barthes n’est jamais mentionné, ni dans le corps de l’ouvrage, ni même dans la bibliographie. Curieux oubli dans le cadre d’un livre qui accorde tant d’importance aux Maximes de La Rochefoucauld, auxquelles Barthes a consacré ce qui est peut-être son plus bel essai10. C’est d’autant plus gênant, en l’occurrence, que Charles-Olivier Stiker-Métral signale à plusieurs reprises la récurrence ostensible, dans les Maximes, de la négation restrictive ou exceptive en « ne... que » (p. 301, 366, 391). Or, personne n’a mieux commenté ce phénomène stylistique que Barthes, qui y lit le signal grammatical d’une relation d’« identité déceptive » : formule que Charles-Olivier Stiker-Métral, sans la citer, paraphrase en « définition réductionniste » (p. 397). Ailleurs, Charles-Olivier Stiker-Métral décrit une « lecture par petites touches » des Maximes (p. 717) où il est difficile de ne pas reconnaître les premières réflexions de Barthes : « j’ouvre de temps en temps le livre, j’y cueille une pensée, j’en savoure la convenance, je me l’approprie ». Parfois même, ce sont d’autres essais de Barthes qui influencent directement les analyses de l’auteur, sans que celui-ci daigne pour autant les mentionner, comme si le nom du plus illustre critique littéraire qu’ait connu notre pays était indésirable dans un travail universitaire publié. Quand Charles-Olivier Stiker-Métral parle de « désir intransitif » (p. 271) ou, inversement, de « transitivité [du] discours » (p. 572), de « plaisir du texte » (p. 642), de la « valorisation de l’enthymème » (p. 681) ou de « l’écriture augustinienne » (p. 739), il emploie ouvertement un vocabulaire barthésien, et il eût été plus courtois de le signaler en note11.

18Ces quelques réserves n’enlèvent rien au mérite du livre, qu’on lira comme une contribution de premier ordre à la connaissance des moralistes et de la pensée collective de l’âge classique. Narcisse contrarié est un livre important, appelé à faire autorité sur de nombreux points, en particulier sur l’histoire de l’élaboration du concept d’amour-propre (première partie), et au regard duquel devront clairement se situer toutes les recherches à venir sur la littérature morale du xviie siècle. Quand on le referme, on se sent séduit et très impressionné par l’ampleur quasi vertigineuse du parcours théorique et historique effectué d’un chapitre à l’autre, par l’abondance parfaitement maîtrisée des références littéraires ou savantes alléguées au fil des notes, ou par la hauteur de vues permanente dont témoigne Charles-Olivier Stiker-Métral. Sachons-lui gré d’offrir ici au cercle des chercheurs spécialisés le fruit, toujours stimulant, de ses réflexions personnelles, et gageons qu’elles trouveront de nombreux échos.