Acta fabula
ISSN 2115-8037

2007
Novembre-Décembre 2007 (volume 8, numéro 6)
Pascale Fautrier

Qui a peur d’Emma Bovary ?

Jacques Rancière, Politique de la Littérature, Paris : Galilée, coll. "La philosophie en effet", 2007, 231 p., EAN 9782718607351.

1 « Comment organise-t-on la perception de son monde dans un espace donné, comment relie-t-on une expérience sensible à des modes d’interprétation intelligibles » : voilà comment Jacques Rancière formule la problématique centrale de son œuvre, celle du partage du sensible1.

2Il précise que ses recherches ont débouché sur une double « théorisation de la politique en termes de conflits entre des mondes perceptibles, et de l’esthétique en termes de rupture sensible : c’est-à-dire de définition d’un champ d’expérience en rupture avec les autres champs d’expérience ».

3Dans son dernier livre, Politique de la littérature, le philosophe propose de penser la distance entre la « scène politique démocratique » et la « littérature » comme « régime nouveau d’identification de l’art d’écrire » né en France vers 1802 avec le texte inaugural de Mme de Staël : De la littérature (1802). 

4Issue de la Révolution française, la littérature relèverait d’un autre « partage du sensible » que la « parole démocratique » inventée par les orateurs révolutionnaires. Elle aurait sa politique propre telle qu’elle n’a pas cours sur la scène démocratique.

5Nous verrons que c’est dans son rapport à la vérité et à la connaissance — au sujet de la connaissance — que la littérature à la fois se noue à et se disjoint du politique.

6Mais avant de définir avec Rancière ce qu’est cette politique de la littérature, il faut préciser ce que le philosophe entend par politique et par littérature.

7Dans La Haine de la démocratie, paru en 2005, le philosophe montrait que le « principe démocratique » se définit par l’absence de titre à gouverner : la démocratie est par essence le gouvernement de « n’importe qui ». La politique elle-même naît lorsque la question de la gouvernance se pose de manière autonome par rapport à la sphère sociale et ses hiérarchies instituées2. Elle est donc liée intrinsèquement, comme mode d’intelligibilité du monde et régime de signification, à la « démocratie » et à sa négociation par la prise de « parole » sur le forum.

8Rancière reprend la formule aristotélicienne selon laquelle les hommes sont des êtres politiques parce qu’ils possèdent la parole qui permet de discuter du juste et de l’injuste – alors que les animaux possèdent seulement le cri qui exprime le plaisir ou la peine. L’enjeu de la parole démocratique est pour les individus de prendre le temps de prouver qu’ils sont des êtres parlants participant à un monde commun et non des animaux furieux, souffrants ou jouissants.

9L’acte démocratique majeur pour Rancière est l’invention des mots par lesquels ceux qui ne comptent pas parviennent à se faire compter. La scène inaugurale en est la réponse de Blanqui à la question du juge qui lui demande sa fonction dans la société : « prolétaire ». Ce nom est le signe même du « dissensus politique » propre à la société censitaire du Second Empire.

10La parole démocratique est donc un processus de subjectivation instituant des collectifs nouveaux où « n’importe qui » doit trouver la possibilité de se faire entendre, nommer. L’enjeu de la mésentente politique propre à la démocratie est la reconfiguration du champ des objets et des acteurs politiques. La sphère publique (médiatique si l’on veut) tend à conforter les hiérarchies sociales instituées : l’activité politique démocratique consiste donc à contester aux mieux nés, aux plus riches, aux mieux instruits le monopole de la parole publique et la capacité à gouverner.

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12La rhétorique propre à la parole démocratique perpétue nécessairement certains traits de la rhétorique ancienne liée par essence à l’activité politique : le privilège accordé à la parole vivante sur l’écriture, la liaison nécessaire entre signification et volonté de signifier, la valorisation de la fonction pragmatique du langage (son pouvoir, ce que le langage fait) dans une relation d’adresse de volonté à volonté. La parole politique est action (décision, jugement), elle est l’apanage de ceux qui ne veulent pas être confinés à la seule reproduction de la vie.

13De même, si chez Aristote la poétique se définit par la fiction (soit une « imitation d’hommes qui agissent »), c’est que l’empiricité de la vie est réputée inracontable, hasardeuse, sans nécessité organique. Le chapitre 9 de la Poétique d’Aristote dessine les contours d’un savoir rationnel implicite à l’enchaînement des « actions » héroïques qui fait la supériorité du « poème » sur l’ « histoire » (le simple récit de la succession des faits).

14L’ordre représentatif classique propre aux Belles-Lettres jusqu’à la Révolution française institue donc une hiérarchie politique des sujets (hiérarchie des genres) et des actants dont les capacités oratoires sont immédiatement liées aux capacités d’action. Le raffinement rhétorique « noble » tranche sur le langage trivial et la vie « prosaïque » du vulgaire, censé vivre dans une immédiateté qui échappe à la rationalité.

15Cette politique des Belles-Lettres est celle de la rhétorique politique de la République platonicienne : elles présupposent toutes deux une supériorité essentielle du monde de l’action sur la vie. Sa poétique est l’art de transformer la vie-zoé en vie-bios, héroïque chez Aristote ou exemplaire chez Plutarque. Or la capacité à gouverner dans le modèle républicain requiert précisément pour les acteurs politiques de constituer en récit exemplaire les faits et gestes de leur vie.

16La République depuis Platon, explique Rancière dans La Haine de la démocratie, est le nom d’un modèle d’institutions, de lois et de mœurs qui vise à approprier les savoirs aux rangs et aux fonctions sociales des individus et en conséquence prioritairement à définir, contrairement au principe démocratique, un titre à gouverner, dont le récit de vie « héroïque » est le garant3.

17C’est donc avec cette politique républicaine des Belles-Lettres que rompt aussi bien la parole démocratique des orateurs révolutionnaires que la littérature post-révolutionnaire.

18La rhétorique proprement démocratique a en effet pour fonction de détourner la capacité oratoire et rhétorique, le pouvoir de la parole – la parole-action – au profit de « n’importe qui » : Rancière explique que les orateurs de la révolution française ont soustrait le pouvoir pragmatique de la parole aux hiérarchies instituées par l’Ancien Régime et l’ont détournée à leur propre profit.

19William Marx se demandait dans son excellent compte-rendu pour Le Monde si l’historicité de ce « partage du sensible » défini par Rancière sous le nom de littérature n’était pas désormais caduque.

20Je crois plutôt que Rancière a l’ambition de saisir l’enjeu trans-historique de ce qui lie littérature et politique : à savoir le statut du langage.

21Le philosophe récuse le paradigme qu’il appelle moderniste, selon lequel l’écriture propre à la littérature rendrait le langage à la pureté de la matérialité signifiante : il refuse de définir la modernité littéraire par la mise en œuvre d’un usage intransitif du langage opposé à son usage communicatif vulgaire ou prosaïque.

22Le paradigme moderniste a pu permettre d’opposer drastiquement politique et littérature en ce que le premier relèverait d’un usage communicatif du langage : les deux sphères du politique et du littéraire se trouvant ainsi complètement disjointes, et toute intrusion du politique dans le domaine littéraire étant interprétée comme une instrumentalisation.

23Il a pu tout aussi bien, dans d’autres courants (par exemple celui que l’on peut rattacher à la revue Tel Quel) affirmer plus ou moins « autoritairement » une solidarité entre intransitivité littéraire et matérialisme dialectique, l’affirmation du primat matérialiste du signifiant étant censée relever de la même rationalité matérialiste que la pratique révolutionnaire.4

24Le concept de littérarité permet à Rancière de passer aux oubliette de l’Histoire ces deux aberrations idéologiques, apolitisme forcené des tenants de la Littérature pure ou bien assimilation non moins forcenée de la pratique littéraire à la praxis — c’est à nos yeux l’un des plus grands mérites de ce livre que d’en finir avec la double impasse de ces deux terrorismes.

25Le philosophe cherche au contraire à définir comme littérarité la condition de possibilité aussi bien de la littérature post-révolutionnaire que de la parole démocratique.

26La littérarité se définit selon lui par le fait qu’elle est le « règne de l’impropriété du langage » (pas de langage propre ni approprié) et par son rapport à la vérité différent de celui des Belles-Lettres et de la poétique ancienne.

27La littérarité, ça consiste à parler de n’importe quoi, de n’importe qui, par n’importe quels moyens linguistiques : cette « radicale démocratie de la lettre » est seulement soumise à la « capacité d’appropriation » du lecteur, de l’écrivain, du locuteur quelconque.

28Sur le plan littéraire, cela induit une absence de frontière entre langage de l’art et langage de la vie quelconque, entre l’écrivain, son personnage et son lecteur.

29Sur le plan politique, la littérarité est précisément ce qui permet la promotion politique des êtres quelconques voués à la répétition de la vie, et donc au « n’importe qui » égalitariste et interchangeable.

30Cependant la littérature entendu comme nouveau régime de l’art d’écrire remet en cause le privilège accordé à la parole depuis Platon et essentiel à l’activité politique démocratique : elle se veut absolument « écriture » ou plutôt métaécriture déployant et déchiffrant des « signes écrits à même les choses », faisant parler la langue au-delà de ce qu’elle « veut dire » - au-delà et en deçà donc de toute expression subjective. C’est par là qu’elle rompt avec la fonction essentiellement subjectivante de la parole démocratique.

31L’écrivain devient le géologue, l’archéologue ou le philologue qui fait parler les témoins muets de l’histoire commune. Tel est le principe du roman réaliste, explique Rancière : « faire apparaître l’univers de la réalité prosaïque comme un immense tissu de signes, de ruines et de fossiles qui porte écrite l’histoire d’un temps, d’une civilisation, d’une société. » Cette machine à « faire parler la vie » se veut à la fois « plus muette et plus parlante » que la parole démocratique.

32Comme on sait, la logique des actions dans la poétique ancienne (celle qui est énoncée au chapitre 9 de la Poétique d’Aristote) ne relève pas d’un jugement de vérité : la « vraisemblance » de la fiction n’est pas susceptible d’être vérifiable sur le plan des faits, sa valeur se situe sur le plan exemplaire de la subjectivation morale dont les héros dessinent les limites socialement acceptables.

33Rancière montre que la révolution littéraire (la littérarité), en désajustant les corps (et les volontés) des significations et en inventant de nouvelles « règles d’adéquation entre la signifiance des mots et la visibilité des choses », obéit à une contrainte heuristique et herméneutique qui fait d’elle la condition de possibilité de l’histoire savante, de l’histoire des mentalités, de la sociologie, de la science marxiste, de la science freudienne, de la linguistique.

34Il s’agit de lire les lois d’un monde à même le corps des choses banales et des mots sans importance par-delà tout impératif moral et tout objectif pragmatique, c’est-à-dire de chercher à interpréter le monde en faisant abstraction des apparences illusoires subjectives du désir et des intérêts individuels. Une certaine idée des sciences sociales s’est fondée là : la science démystificatrice dévoile la tromperie sociale en montrant l’interaction complexe des intérêts individuels.

35L’histoire des êtres de fiction et des individus réels relève désormais du même principe d’intelligibilité et de la même exigence épistémologique : la connaissance des perceptions, des fantaisies et des états communs à tous. L’ancien système de correspondances entre traits d’expression et sentiments, entre actions et qualités de l’actant (qualités ou titres à gouverner par exemple) ne fonctionne plus. La littérarité suspend à la fois l’impératif moral de l’exemplarité et l’impératif politique monarchiste ou républicain de l’exceptionnalité.

36La littérature post-révolutionnaire, quant à elle, supprime, comme la parole démocratique, toute hiérarchie a priori entre actants (et sujets) nobles et vulgaires : « ce qui fait la texture de l’œuvre littéraire ce n’est pas son « sujet » c’est le « style », cette « manière absolue de voir les choses », écrit Flaubert.

37La Littérature selon Rancière est un régime d’identification historique de l’art d’écrire qui s’oppose aux Belles-Lettres aussi bien qu’à la parole démocratique parce que s’y trouve ruinée la supériorité de l’action sur la vie, le privilège accordé à la parole vivante sur l’écriture, la liaison nécessaire entre signification et volonté de signifier, la valorisation de la fonction pragmatique du langage (son pouvoir, ce que le langage fait) dans une relation d’adresse de volonté à volonté

38Il y a donc une politique de la littérature distincte de la politique inhérente à la parole démocratique aussi bien que de l’ancienne politique républicaine.

39La littérature valorise la vie nue en tant que telle, sans chercher, comme la rhétorique démocratique à transformer la vie-zoé en vie-bios, la vie nue en discours performatif : son objet n’est pas la subjectivation politique d’acteurs nouveaux comme c’est le cas du discours politique démocratique.

40La vérité littéraire c’est que n’importe quoi arrive à n’importe qui : la littérarité en finit avec toute hiérarchie des évènements, des caractères et des vies.

41Ce nouveau régime de la vérité est ce qui rend possible aussi bien le régime démocratique de la subjectivation politique ouverte à tous que la littérature nouvelle et la science : nous allons voir à présent ce qui distingue par exemple la vérité littéraire, de la vérité historique ou de la vérité freudienne.

42Dans son article « L’historien, la littérature et le genre biographique », Rancière montre que le principe même du discours historique moderne est en effet la généralisation d’un vécu « historique » à partir de traces de vies quelconques, observées comme telles, par-delà tout jugement moral ou toute exigence d’exceptionnalité : la biographie, genre hybride entre la littérature et l’histoire, est donc le discours nouveau qui permet de constituer l’histoire comme une science.

43Cependant la biographie littéraire se distingue de la biographie historique par le fait que pour l’histoire savante, le micro-évènement ou le fait de vie biographique renvoie encore à une exemplarité non plus morale certes mais scientifique : dans l’évènement se lisent des conditions générales d’existence, d’organisation sociale ou des faits de mentalité collective. Si l’Histoire savante renonce dans la foulée de la Littérature à la séparation vie/action et à la hiérarchie inhérente entre les hommes d’action et les hommes voués à la reproduction de la vie et si elle rompt en conséquence avec l’histoire évènementielle des Chroniques de la vie des « Grands » échappant ainsi à la tradition poétique des actions mémorables, elle se doit de chercher, contrairement à la littérature, les « lois de l’histoire » - qui sont d’ailleurs en fait, remarque Rancière, les mêmes que celles des sciences sociales voisines, la sociologie ou l’économie.

44Deux voies s’ouvrent à l’historien : soit reconstruire un « vécu » exemplaire à partir de données objectives (actes d’état-civil etc.) dont le but est de donner à voir un « paysage de vie », comme le fait Alain Corbin dans Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot ; soit comme le Foucault de la « Vie des hommes infâmes » publiant les récits de vie du parricide Pierre Rivière ou de l’hermaphrodite Herculine Barbin, opposer aux biographies recomposées à partir de « traits de vécu » des « vies-poèmes » qui ne se laissent lire que par la trace d’écriture qu’elles nous ont laissée.

45Le risque de la première démarche est selon Rancière de présupposer un « vécu » et un « discours » propre à tel type de situation sociale et historique, en faisant l’économie d’analyser la spécificité subjective des trajets individuels.

46En ce qui concerne Foucault, rappelons que les récits personnels qu’il publie relèvent selon le philosophe de « dispositifs d’écriture » qui assurent au « bio-pouvoir » un contrôle sur les vies quelconques précisément en les poussant à se raconter, et en déchiffrant dans la singularité de ces discours les symptômes de l’anormalité, la preuve de la nécessité de l’exclusion.

47Rancière objecte à l’interprétation foucaldienne que ces rencontres brutes vie/écriture ne sont pas le simple effet des institutions d’écriture mais qu’elles témoignent d’un conflit entre deux manières de parler, la manière qui convient à la vie vouée à la production et la vie vouée à la reproduction. Ce sont ces traces de la conflictualité entre expérience et mise en récit de l’expérience qu’il analysait quant à lui dans sa Nuit des prolétaires.

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49Quelle que soit la voie choisie par l’historien, Rancière en appelle à une « critique de la raison biographique » qui interroge les conditions de la subjectivation des données objectives comme de l’objectivation du vécu subjectif. Le constat doit être fait d’un nécessaire entrelacement entre le réel et le fictif dans le discours historique savant : « dire que l’histoire ne fait pas de littérature c’est simplement dire qu’elle ne veut pas savoir qu’elle en fait ». Certes le discours historique est, comme la littérature et à son exemple, un discours sur la vie censé s’affranchir de l’exemplarité morale ou politique, mais la nécessité scientifique de faire signifier sur un plan universel renvoie cependant à l’ancienne poétique des actions, c’est-à-dire à un travail de rationalisation de l’expérience personnelle – c’est-à-dire de vraisemblabilisation.

50Le biographique et l’autobiographique se trouvent donc en fait à la charnière de deux poétiques où le petit fait vrai est toujours menacé sur le plan rhétorique de n’être qu’un « effet de réel » propre à justifier les violences les plus flagrantes faites à la réalité pour satisfaire l’hypothèse d’un quelconque « vécu » généralisable.

51La littérature telle que Rancière l’entend, échappe en revanche aux hypothèses fictionnelles et/ou scientifiques d’une logique du vécu ou des actions, et partant aux procédures de contrôle morales, sociales, politiques qui leur sont inhérentes, précisément parce qu’elle n’a pas pour fonction essentielle la mise en commun et la rationalisation de l’expérience personnelle. Sa spécificité est le travail analytique de déliaison des perceptions et de la volonté, des affects et de leur cristallisation en sentiments ou en actions.

52Or ce travail de déliaison est précisément ce que les contempteurs de la « littérature » au nom de l’ancien ordre des Belles-Lettres nommèrent au XIXe siècle le « mal démocratique5 ». A. de Pontmartin écrit par exemple à propos du roman de Flaubert, son contemporain : « Madame Bovary, c’est l’exaltation maladive des sens et de l’imagination dans la démocratie mécontente. »

53Le mal dont souffrent les individus du mécontentement démocratique, d’autres contemporains de Flaubert lui donnent le nom d’ « hystérie ». Le terme désigne dans sa plus grande généralité « la façon dont les corps souffrent d’une maladie qui n’a pas de cause organique mais qui est provoquée par un excès de pensée et de désirs.

54L’écrivain, explique Rancière, se fait soit le « chantre épique de cette maladie et donc son complice » (Balzac), soit le médecin lui-même atteint du mal qu’il veut soigner (Zola). À moins que, comme Flaubert ou Proust, il pense la littérature comme le traitement spécifique de cette maladie.

55La littérature aurait donc pour préoccupation spécifique une certaine maladie de la pensée propre à l’âge démocratique : la possibilité théorique, proprement démocratique, d’un accès de tous au même éventail proprement humain (et non plus réservé aux individus « nobles » voués à la décision et à l’action) de passions, affolerait les individus qui n’ont pas les moyens sociaux de réalisation de leurs désirs.

56De plus, en tant qu’elle est elle-même un travail de déchiffrement des signes cachés derrière la parade sociale, la pratique littéraire participerait de cette « toute-puissance de la pensée » qui est le fond du mal « hystérique » en même temps que le principe même de la « littérarité ».

57La stratégie « thérapeutique » de Flaubert, de Proust ou de Mallarmé, serait alors de combattre le mal par le mal, et d’aller au bout de la disjonction entre signes et volonté, la volonté étant en quelque sorte « vaincue par son excès », la « parole essentielle » entendue au bout de ce chemin de prolifération des signes ne « voulant rien dire ». Rancière suggère que Flaubert et ses détracteurs partagent en fait le même diagnostic à propos d’Emma Bovary : elle est le symptôme et la victime d’une société de l’ « excitation » (le mot est de Taine) devenue un tumulte incessant de pensées et de désirs.

58De ce voyage au bout de la volonté herméneutique et heuristique, « hystérique », ne subsisteraient, diamants purs, que l’absoluité du « style » et la sensation ou la singularité extatique du micro-évènement.

59Pour Flaubert, inauguralement et exemplairement, « tout parle également, aucune chose ne parle plus qu’une autre » et les signes sont « pétrifiés » en états de choses à décrire en tant que tels comme pures « heccéités ». Ainsi, si la fixation du regard sur l’éclat d’un ongle ou une goutte de neige fondue sur la moire d’une ombrelle sont encore liés pour Emma Bovary à l’évènement que l’on nomme amour, ces micro-évènements ou heccéités ne se prêtent plus pour Flaubert, et idéalement pour son lecteur, à aucun déchiffrement moral : « La littérature est la vraie vie qui nous guérit des malentendus de la fiction amoureuse comme de la fiction politique ».

60Ainsi la « vérité littéraire » ne serait celle du « fait vrai » que dans la mesure où elle ne se cristalliserait plus en qualités de sujets ou d’objets de désir à posséder – dans la mesure où elle renoncerait à toute subjectivation psychologique ou politique, se confondant avec la pure « beauté fluide, collective, mobile » (Proust), impersonnelle.

61Rancière va jusqu’à parler de « bonne schizophrénie » pour qualifier cette thérapeutique de l’hystérie propre à la littérature analytique, « bonne » seulement dans la mesure où l’écrivain est encore en mesure pour son propre compte de « ré-enchaîner les éléments déliés » (Proust, Flaubert) et de ne pas perdre de vue sa propre subjectivation : construire un livre. 

62Le personnage de Rhoda, dans Les Vagues de Virginia Woolf, qui « veut rompre avec l’insanité de l’existence personnelle », et se trouve happé par la dissociation, mourant sans avoir pu devenir écrivain, s’en trouve être la figure-limite : Rancière affirme qu’avec Virginia Woolf « La mort du personnage [en l’occurrence Rhoda] peut encore sauver le narrateur [Bernard dans Les Vagues], elle ne peut plus sauver l’écrivain ».

63Il y aurait donc une historicité de cette thérapeutique littéraire analytique qui serait par ailleurs, explique Rancière, la condition de possibilité de la pensée freudienne : la « vérité freudienne », explique-t-il, à savoir la vérité du symptôme, ne se lit comme vérité que dans la mesure où la littérature a déjà imposé une nouvelle forme de vérité des histoires, capable de déchiffrer les contradictions insurmontables entre désir et action, les chemins tortueux qui permettent de remonter des actions énigmatiques aux désirs contrariés.

64La « vérité des histoires » que se racontent les individus et que mettent au jour aussi bien la littérature que la psychanalyse n’est pas une vérité factuelle : elle est la manière dont disposent Emma Bovary ou l’hystérique freudienne pour ré-enchaîner, faire signifier de manière acceptable (bienséante, vraisemblable) les pulsions innommables.

65La thérapie freudienne consiste à dénouer les éléments liés dans les « histoires », à les réenchaîner autrement, pour découvrir finalement la pulsion sexuelle déliée de ses alibis fantaisistes et accepter la défaite de la volonté qui renonce à ses fantaisies.

66Le roman, comme la cure psychanalytique, lorsqu’il s’écrit du point de vue du patient, est le « roman de la volonté défaite » et du renoncement. S’il s’écrit du point de vue du thérapeute – il reconduit la volonté « hystérique » de toute-puissance de la pensée cherchant à écrire la fable mythique de cette « nouvelle vérité » que sont… les romans policiers (ou les récits de cure).

67Insistons sur le fait que l’analyse de Rancière vise à interpréter l’hystérie d’Emma Bovary comme un mal d’origine politique : l’impossibilité de combler l’écart entre un certain état de la société et la promesse démocratique de l’égalité et de la souveraineté des « n’importe qui », pouvant théoriquement accéder au « pouvoir » (c’est-à-dire à la possibilité de conférer sens et nécessité à ses passions et à ses actions).

68En conséquence donc, si on suit bien le philosophe, la vérité freudienne aussi bien que les différentes thérapeutiques littéraires ne seraient que le cache-sexe d’une vérité plus profonde : la difficulté à assumer en tant que tel le « mal démocratique ».

69Pourtant la littérarité post-révolutionnaire se fonde dans la promesse politique démocratique d’une souveraineté absolue de la vie, de toute vie. Car telle est au bout du compte la « politique de la littérature », par-delà les difficultés de tel ou tel écrivain à assumer le « mal démocratique » : faire signifier d’une manière absolue la vie pure sans viser ni l’exemplarité morale ni l’exceptionnalité héroïque ni même la subjectivation politique.

70Ce que Rancière appelle le malentendu littéraire est une forme de dissensus qui rend possible le dissensus dite par Rancière mésentente politique : elle consiste à créer des formes d’individualité nouvelles qui suspendent les formes d’individualité ou de subjectivation anciennes ou déjà connues par lesquelles la logique consensuelle noue les corps aux significations. Cependant elle dissout les sujets d’énonciation dans le tissu des percepts et affects de la vie anonyme et cette dépersonnalisation tend à invalider les repères de la subjectivation politique, quels qu’ils soient.

71On pourrait résumer en disant que la dissidence littéraire n’est pas politiquement récupérable, voire qu’elle s’oppose en tant que telle à la visée subjectivante de la parole démocratique.

72D’où son ambiguïté et les embarras pour la juger politiquement : elle est jugée tantôt « réactionnaire » (Sartre jugeant Flaubert et sa thérapie du « mal démocratique »), tantôt complice du « mal démocratique » (Flaubert jugé par ses contemporains qui l’accusent a contrario de complaisance envers les langueurs d’Emma), tantôt révolutionnaire (les contemporains « modernistes » de Rancière, Badiou par exemple).

73En fait la politique de la littérature est une métapolitique : d’un côté elle interprète les signes écrits sur n’importe quel corps selon une logique « démocratique » qui induit une égalité de principe entre n’importe qui et n’importe quoi, de l’autre, elle « délie les corps de toutes les significations qu’on veut leur faire endosser », y compris donc politiques.

74La littérature se noue au politique comme la promesse d’une démocratie littérale qui ne se confondra jamais avec aucun régime politique.

75Elle se disjoint du politique par l’analyse qu’elle pratique de toutes les formes de subjectivation – y compris donc la subjectivation politique (mais aussi amoureuse ou glorieuse) : la métapolitique de la littérature consiste précisément en un travail analytique de déliaison qui permet au lecteur de se défaire de toutes les identifications « hystériques » aux fictions politiques et amoureuses (épiques ou lyriques) proposées par la tradition des Belles-Lettres.

76Ce qu’on croit entendre, dans cette façon de reposer la question du rapport entre littérature et politique, c’est que la « parole démocratique » ne peut l’être véritablement qu’à se confronter avec la déconstruction analytique opérée par la littérarité démocratique : de nouveaux « sujets » politiques ne peuvent apparaître que dans la mesure où les anciennes hiérarchies du noble et de l’ignoble, du visible et de l’invisible sont bouleversées par la littérature.

77En revanche l’objet de la littérature, si elle est fidèle à la démocratie de la lettre, n’aura jamais été de glorifier une communauté nouvelle ni les héros de l’émancipation démocratique.

78En lisant ci-dessous le résumé de quelques « politiques » d’écrivains selon Rancière (Mallarmé, Proust, Woolf, Rimbaud, Dos Passos, Brecht, Tolstoï), on pourra se demander si ne se profile pas à l’horizon de ce tableau de la « littérature » et de son existence historique, le désir d’une « littérature » nouvelle (garderait-elle ce nom) qui, sans renoncer à l’exigence analytique de tout dire à neuf, saurait renouer le lien perdu entre le désir de subjectivation et la pure jouissance esthétique des « heccéités » et de l’agencement des micro-évènements sensibles.

79L’un des problèmes d’Emma Bovary est, on s’en souvient, de vouloir vivre comme dans les livres : on remarquera qu’en cela elle est bien l’héritière des orateurs de la Révolution française qui se prenaient volontiers pour le Brutus de Shakespeare ou de Voltaire. Il y a chez Emma Bovary une aspiration proprement politique et démocratique à ne pas se contenter de son sort, qui est d’être cantonnée à la pure reproduction de la vie. Elle aspire à une certaine forme d’action, à se forger un destin, ce dont suicide même atteste.

80Mais Flaubert devait-il absolument tuer Madame Bovary ?

81Oui, répond Rancière : pour que la littérature ne se confondît pas avec la politique.

82Le crime absolu est moins aux yeux de Flaubert le mal démocratique dont Emma est atteinte (il écrit pour l’en guérir) que son « refus de séparer la jouissance matérielle des biens et la jouissance spirituelle de la littérature, de l’art, des grands idéaux », et de brouiller ainsi la frontière entre la littérature et la vie, entre la littérature et la politique.

83Ce dont Flaubert se défend en tuant Bovary, ce n’est pas de partager son idéal démocratique, ni même ses rêves petits-bourgeois de posséder les divans en plumes de colibris, des tapis en peau de cygne, les fauteuils d’ébène, les parquets d’écaille des classes supérieures que l’écrivain confesse, dans un lettre à Louise Collet convoiter. Ce dont il se défend, c’est de confondre la « Littérature » avec les rêveries d’une petite-bourgeoise.

84« Flaubert, écrit Rancière, peut faire de l’art avec la vie d’une fille de paysan pour autant que la fille de paysan peut elle-même transformer sa vie en art et l’invention de l’écrivain en manière de vivre », et c’est bien le problème. Flaubert ne suicide pas Madame Bovary, comme le pensait Sartre, pour se faire complice de la « stratégie nihiliste » de la bourgeoisie cherchant à endiguer les forces démocratiques qu’elle a déchaînées ; la « pétrification » littéraire de la vie d’Emma changée en destin a pour unique fonction de distinguer la bonne manière (celle de l’écrivain) et la mauvaise manière de traiter cette indistinction de l’art et de la vie propre à la littérature.

85À la « manière absolue de voir les choses » propre à l’écrivain lorsqu’il accède à ce niveau d’impersonnalisation universelle de l’art, la pauvre Bovary se contente de poursuivre ses buts individuels et prend ses désirs pour l’art : c’est que, autre faute impardonnable, sa « poétique » est l’ancienne poétique des actions et de la grandeur. L’erreur fondamentale d’Emma s’appelle « esthétisation de la vie » ; on l’appellera plus tard le kitsch. Madame Bovary, premier manifeste anti-kitsch, avant Adorno ou Kundera, condamne son héroïne à mort pour « crime contre la littérature ».

86Doublement ringarde pour avoir confondu l’art et la vie, les Belles-Lettres et la littérature, inapte à transformer ses aspirations en subjectivation politique, poétiquement réactionnaire, Emma continue platement, bêtement, à « écrire ses scénarios propres de l’expérience personnelle dans la toile impersonnelle des micro-évènements », et s’obstine à « les lier dans la figure d’un sujet de désir ».

87Ce qui est en cause, c’est bien le trait définitoire de la nouvelle poétique : l’impersonnalité. On peut juger comme Sartre que cette désubjectivation est antipolitique (et qu’elle fait le jeu de la politique réactionnaire du Second Empire). On peut la juger, comme le fait Rancière, métapolitique, puisqu’elle puise au bout du compte aux mêmes sources (la démocratie de la lettre) que la politique démocratique.

88La littérature de Flaubert montre l’invivable contradiction qu’il y a à s’affirmer comme sujet nouveau en adoptant les désirs des classes dirigeantes et en imitant l’ancienne geste héroïque des Belles-Lettres (le Pouvoir, la Passion). En forçant un peu le trait, on pourrait dire qu’Emma Bovary selon Rancière, c’est la politique mise à nu (à mort) par son écrivain même6.

89Rancière inscrit Proust dans la lignée de Flaubert et d’une thérapeutique du « mal » démocratique, mais montre qu’il le radicalise en « identifiant l’intrigue fictionnelle à l’intrigue littéraire » : le narrateur est sommé de choisir entre les deux voies qui étaient celles de l ‘écrivain et du personnage chez Flaubert, à savoir la cristallisation en figures individuelles des sensations isolées ou bien l’écriture dont l’objet est de rendre la « beauté fluide, collective, mobile ».

90D’autre part, « Proust plus généreux que Flaubert ou plus dialecticien », explique Rancière, offre une voie moyenne entre le refus de l’esthétisation de la vie et la « manière absolue de voir les choses » propre à l’écrivain flaubertien : la littérature est la seule vraie vie, vraiment vécue et devenue claire pour elle-même. Le personnage-narrateur peut ainsi se muer en écrivain (imagine-t-on Emma devenir écrivain ?), et c’est l’objet d’amour qui est sacrifié dans la Recherche : il doit mourir pour que l’illusion sur la vie, pour que l’illusion de l’individualité soit détruite.

91USA est pour Rancière « l’œuvre la plus représentative de la littérature politique du XXième siècle » : elle tente de recueillir les messages standardisés du monde pour mieux en produire une critique accusatrice ; en même temps, Dos Passos refuse l’héroïsation et le sentimentalisme. Il aboutit à ce paradoxe qui est une des impasses du rapport entre la littérature et la politique qu’on ne peut bénéficier en même temps de la force dénonciatrice du sens et de la description analytique impersonnelle des faits qui fait ressortir leur non-sens : l’objectivité analytique efface la différence critique, la critique politique devient indiscernable, remarque Rancière, dans la mesure même où toute subjectivation est refusée aux personnages.

92Rimbaud « excède la démocratie de la lettre », juge Rancière, en cherchant à constituer une « nouvelle écriture adéquate à la puissance nouvelle des corps » qui soit « la langue nouvelle du corps collectif », « une poésie en avant de l’action, un langage accessible à tous les sens chantant les harmonies du nouvel amour et du nouveau corps collectif ». La poésie de l’âge littéraire selon Rimbaud, ce serait « la littérature devenue une puissante machine d’auto-interprétation et de repoétisation de la vie, capable de convertir tous les rebuts de la vie ordinaire en corps poétiques et en signes d’histoire » ; « au temps du futurisme le projet rimbaldien a pu s’accorder au rêve d’une vie nouvelle où art et vie ne seraient plus séparés » ; au temps du surréalisme, Aragon, dans Le Paysan de Paris a conçu une poétique du magasin-grotte d’Ali Baba qui sera théorisée par Benjamin en pensée du Messie à venir.

93On voit bien le malentendu qu’il y aurait (qu’il y a eu) à identifier cette communauté à venir des corps nouveaux à une quelconque communauté politique nouvelle – peut-être est-ce un sens possible du renoncement de Rimbaud à l’écriture et la raison de l’errance rimbaldienne.

94 

95Rancière reprend ici le même type de raisonnement qu’il avait appliqué à Flaubert, et de même conteste les analyses sartriennes réduisant la poésie mallarméenne à un partage « aristocratique » entre l’état brut de la parole traitée par la foule comme un « numéraire facile et représentatif » et l’état essentiel du langage, d’où surgit l’apparaître même des choses.

96L’état essentiel du langage n’est pas pour Mallarmé la langue réservée de l’élite, objecte Rancière, mais plutôt le Verbe originaire, celui du divin et du prophétique qui n’a jamais été un instrument de communication. C’est ce verbe originaire qu’il s’agit d’arracher au religieux pour « instituer un régime nouveau de la communauté ». D’autre part, l’exhumation du langage essentiel va de pair avec le souci du poète de disjoindre les échanges symboliques des échanges purement « économiques » ou sociaux.

97Il y aurait donc, selon Rancière, dans la volonté de dissocier les deux ordres économiques du symbolique et du social, quelque chose de grec, et donc de purement politique – et en conséquence, si l’on suit les analyses de Rancière sur le principe démocratique comme condition de possibilité du politique (voir La Haine de la démocratie), une exigence proprement démocratique.

98À l’appui de cela, Rancière analyse le poème en prose « Conflit » (OC, pléiade Gallimard, p. 355) : le poète ne pouvant « enjamber » la « jonchée du fléau » de « prolétaires » ivres endormis s’écrit : « Tristesse que ma production reste, à ceux-ci, par essence, […] vaine » (OC 358).

99Mallarmé lit, selon Rancière, dans l’ivresse prolétaire suicidaire une volonté de rupture avec l’ordre économique de la reproduction auxquels les ouvriers sont socialement voués, et par quoi ils mimeraient l’œuvre du poète.

100Pourtant chacun reste à sa place, le poète en haut qui regarde, l’ouvrier en bas qui dort, et c’est le poète bien sûr qui est en charge d’énoncer le « mystère » de la révolte prolétaire qui s’ignore. Le poème tient le peuple à distance de lui-même, mais c’est précisément en cela qu’il est proprement littéraire : « ce qui tient le peuple à distance du poème tient le poème à distance de lui-même », écrit Rancière (112). Le poème de l’âge littéraire ne peut chanter la négativité de la rupture symbolique qu’à condition de ne pas la repositiver en épopée (politique, subjective).

101Ainsi le langage essentiel n’a pas pour fonction, comme le pensait Sartre, de sanctuariser l’art à fin d’édifier une noblesse fantôme gardienne d’un ordre de l’incommunicable destructeur de la parole vivante (politique) qui signifie, témoigne et engage.

102Le poème mallarméen serait au contraire la promesse d’un « poème du genre humain » (August Schlegel) sans cesse différé, à distance de lui-même, mais pour cela même, « condition de possibilité » d’une parole politique vivante à venir, ouverte à tous sujets, « démocratique », jamais pétrifiée en monument littéraire (c’est-à-dire en nouvel ordre politique immanquablement autoritaire).

103« Le monde est fait pour aboutir à un beau livre », écrivait Mallarmé, à condition que quelqu’un le fasse « parler », pourrait ajouter Rancière. C’est toute la force mais aussi peut-être la faiblesse de son analyse, qui cherche par force à sauver quelque chose de cette « révolution » du langage poétique dans quoi sa génération a cherché à enrôler un Mallarmé qui n’en peut mais.

104On pourrait s’étonner que Ranicère rattache Tolstoï et son monument « classique », Guerre et paix, à la littérature telle qu’il l’entend. Ce serait ne pas avoir compris ses analyses du paradigme moderniste.

105La littérature naît de la volonté de faire signifier la « vie » et d’en raconter les « histoires » tissées de la multitude des gestes obscurs des anonymes - par opposition aux anciennes fictions historiographiques des Belles-Lettres retraçant les actions et les passions des puissants.

106Le général Koutouzov, célèbre pour sa stratégie de la terre brûlée fatale à l’avancée des troupes napoléoniennes, fictionnalisé par Tolstoï dans Guerre et paix, apparaît en effet comme le héros paradoxal de cette défaite de l’action : parce qu’il comprend que seule la grande inertie collective des masses décide de l’issue de la guerre et non pas les ordres de l’état-major. Son non-vouloir ou son non-agir décide pourtant de la victoire russe.

107D’où l’ambiguïté politique de la littérature tolstoïenne pointée par Rancière : d’un côté elle prend acte de la rupture démocratique détrônant l’action des puissants au profit de la multitude obscure des micro-évènements dont l’Histoire se fait. Aussi anticipe-t-elle la nouvelle histoire scientifique des masses et des cycles longs de la vie matérielle d’un Marc Bloch et d’un Lucien Febvre, note Rancière.

108D’un autre côté, on voit bien comment un Staline a pu « récupérer », matérialisme historique à l’appui, un tel « héroïsme » à l’envers : « le pouvoir qui s’exerce au nom de la science de l’histoire et des masses vit nécessairement de la réunion des puissances que la littérature s’emploie à disjoindre », écrit Rancière.

109On voit mieux aussi quelle fonction la « politique de la littérature » peut avoir dans l’économie morale personnelle de Jacques Rancière, qui n’en finit pas de se guérir de ce qu’il appelle la « croyance marxiste du XXsiècle ».

110Rancière prend Brecht au sérieux, parce que comme lui-même dans le passé, le dramaturge allemand a pris le marxisme et son « cœur hégelien » au sérieux et qu’il a « quelque chose à nous apprendre » sur la « croyance marxiste du XXe siècle ».

111Ce qui intéresse Rancière c’est que l’orthodoxie brechtienne lui semble être toujours tombée à côté tant de ses propres buts que des intérêts du mouvement qu’il prétendait servir et que ce malentendu a à voir avec ce qu’il appelle le « malentendu littéraire ».

112Prenons à la racine ce malentendu, par exemple à partir du maître mot de l’orthodoxie marxiste brechtienne : « production » ; il y a, explique Rancière, deux pensées de la production issues du marxisme :

113Une pensée de l’utilité qui définit les moyens optimaux de production de la richesse nécessaire à la transformation sociale.

114Une pensée (une éthique) du travail qui considére la production du point de vue de la perte ou de la reconnaissance du sujet dans son produit ; l’aliénation signifie chez Marx la perversion fondamentale de la production dans l’échange. Une des politiques issues du marxisme partirait de l’idée d’une réappropriation du travail (la praxis) et serait en fait philosophiquement une métaphysique de la reconnaissance.

115Or c’est bien la pensée, qu’on peut qualifier de « stalinienne », du productivisme industriel et de la « grande production » (dont on peut retrouver l’équivalent dans le nazisme ou dans le fascisme mussolinien) qui a séduit les avant-gardes esthétiques libertaires ou modernistes des années 207.

116Ainsi chez Brecht, explique Rancière, on retrouve cet abandon de la métaphysique de la reconnaissance dans son concept-clé de « distanciation » (Verfremdung), où l’étrangeté, signe d’aliénation chez Marx, de perte de l’humain dans son produit, se trouve connoté positivement.

117Qu’est-ce que sera un théâtre de la production à l’heure de cet utopisme technocratique rivalisant avec le taylorisme ? Il imposera le primat de la raison et de l’exposition des ressorts sociaux (la description des conditions) sur l’émotion et la reconnaissance (la fameuse « distanciation ») ; il critiquera les illusions de la bonté, du bon sens et de la morale courante, pour mettre en évidence le point nodal : la transformation des rapports de production, qui a pour condition la politique classe contre classe et l’inflexible discipline collective de parti.

118Or Brecht selon Rancière se rend compte que la pédagogie analytique des conditions est un déterminisme et qu’elle exclut toute possibilité de transformation des individus : Rancière trouve que dans les pièces de l’exil Brecht substitue à science de la connaissance des conditions qui jadis opposait la prise de conscience politique aux pièges de la morale, une morale nouvelle prenant en compte la dignité des individus plutôt que les circonstances sociales qui les font : ainsi à l’attitude équivoque de Mère Courage qui tenait à une pensée-excuse des circonstances, succède la valorisation d’une certaine piété féminine (la Groucha du Cercle de Craie caucasien) parce qu’elle présente dans son aveuglement même une virtualité de résistance plus grande que celle de la « conscience politique ».

119Brecht découvre la valorisation d’un vouloir-vivre plébéien comme contrepoids nécessaire aux nouvelles morales de l’état, fût-ce de l’État prolétarien, surtout dans l’ultime période est-allemande. Au fonctionnalisme militant il oppose désormais la fonction dialectique du désordre, du parasitisme et de la corruption, et l’égoïsme radical (pourtant essence même du monde bourgeois) du plébéien ou de l’artiste.

120A la « base objective du socialisme » et à la vénération du productivisme industriel, il tente d’opposer désormais une éthique nouvelle de l’usage (intérêt pour l’humanité des choses : critique de l’identification du socialisme au Grand Ordre) et de la production, au sens second (il écrit dans son journal de travail, mars 1941 : « la lutte vise à libérer de tous les liens la productivité de tous les hommes ») : culture artisanale, art, jeu, maquillage, gestus, sont maintenant les éléments dominants de l’idéal producteur, production de l’artisan, du paysan, de l’artiste, du joueur, de la femme.

121L’intuition la plus convaincante de cet article de Rancière est cette idée d’une alliance suicidaire8 entre la première « politique littéraire » de Brecht (celle des avant-gardes modernistes en général) avec la politique de la « grande production » stalinienne. Ce qu’expérimenterait Brecht dans ses multiples retournements, c’est d’une part l’impasse d’une certaine pensée stalinienne de la production « collectiviste », mais c’est d’autre part – et cela nous intéresse davantage ici – de pointer la difficulté de la poétique littéraire elle-même, parce qu’elle a rompu avec la poétique de l’action et de la subjectivation (ce que Rancière appelle la métaphysique de la reconnaissance), à se constituer en modèle d’une nouvelle éthique de l’usage, de la production et de la transformation individuelle.

122La littérature ne peut que montrer la diversité et la réversibilité des situations – qui requièrent des morales et des politiques diverses, jamais Une : c’est ce que Rancière appelle l’impuissance du vrai.

123La métapolitique de la littérature est un scepticisme politique radical : il n’y a pas de société qui puisse résoudre les contradictions inhérentes aux rapports de production.

124De ce scepticisme Rancière ne conclut pas à un apolitisme : la littérature ouvre cependant aussi la possibilité de penser la signification proprement politique de la dissidence plus ou moins accidentelle des actions individuelles : les individus parviennent toujours à subvertir les ordres les plus implacables.

125Rancière ouvre alors peut-être, à travers cette analyse du dernier Brecht, une voie possible au-delà de la littérature analytique impersonnelle dans la lignée de Flaubert et de Proust : une littérature qui, délivrée de la croyance brechtienne en une société meilleure, sache mettre en scène les parcours erratiques des subjectivations libres dans leurs démêlés avec les pouvoirs collectifs, sans que ces parcours puissent s’identifier à une quelconque politique nationale ou collective, sans renoncer non plus à leur force de dissidence politique.

126Dans l’article qu’il lui consacre, Rancière décrit la position paradoxale de Borges, un pied dans la littérature, un pied dans les Belles-Lettres.

127D’une part l’écrivain refuse une certaine rupture avec la tradition littéraire opérée selon lui par les « cénacles parisiens ». Sa critique rejoint la critique des contemporains de Balzac, Hugo, Zola ou d’autres, en ce qu’elle fustige dans la prose « littéraire » française l’excès de choses et l’excès de mots. Borges s’inscrit dans la tradition des Belles-Lettres pour rappeler deux de ses principes que sont la sélection de la matière fictionnelle qui doit dégager de la prolifération anarchique et insignifiante de la vie une intrigue bien construite selon un schéma de causalité logique et surprenant ; l’expression enfin doit être adéquate à l’intelligence du récit et à la communication du sentiment.

128Mais d’autre part, Borges oppose à la « superstition du style » la puissance singulière du conte tout entière contenue dans la perfection de son argument.

129C’est dans ce deuxième aspect de sa critique qu’il rompt avec la tradition des Belles-Lettres et appartient de droit au paradigme littéraire dont il propose une variante.

130D’un côté la matière fictionnelle du conte doit être déjà donnée, impersonnelle et immémoriale : le pouvoir de combinaison et de pure création que manifeste le conte est le résultat d’une volonté calculatrice transpersonnelle, universelle ; nous retrouvons là ce dépassement des illusions subjectives lyriques que doit être la littérature selon Flaubert par exemple.

131D’un autre côté, le « conte » borgésien entend renouer avec l’épopée : l’un des buts essentiels de la littérature est de « sauver l’épopée », écrit Borges.

132En cela il rompt avec le diagnostic flaubertien sur le rapport de la modernité romanesque à la tradition de l’épopée – laquelle selon Flaubert « n’est pas un art, mais la constitution radicale de la vie d’un peuple ». Rancière définit la « littérature » comme un régime de l’écriture qui rompt cette unité de la vie et de l’art tout en en cultivant la nostalgie.

133Or Borges, pour échapper à ce constat de la rupture avec l’unité perdue et de la nostalgie qui en est consubstantielle, tente une « torsion » particulière.

134Celle-ci consiste à affirmer qu’il n’y a pas de choses, qu’il n’y a que des états, qui ne sont que des rêves, des imaginations : le conteur ou le rêveur est donc lui-même rêvé par son rêve ; aucune « vie véritablement vécue» ne serait révélée par la littérature, seulement cette chaîne infinie de rêveurs rêvés que sont lecteurs et écrivains.

135On sent le philosophe séduit par cette humilité épique de l’écrivain aveugle qui tente de se faire l’organe par lequel Dieu se prouve à lui-même qu’il rêve le monde : à ce prix, qui est peut-être une forme radicale d’athéisme littéraire, Emma Bovary elle-même appartient à la grande chaîne de rêves rêvés qu’est le monde humain selon Borges, et dont Flaubert tenait à l’exclure

136La poursuite de l’écriture du monde (fût-ce un rêve), de l’écriture comme monde vrai ou du monde comme écriture vraie, telle est en tout cas la condition de la littérature, conclut Rancière et Borges n’y échappe pas.

137Je finis ici par Virginia Woolf, parce que même si Rancière ne lui consacre pas de chapitre, il voit en elle l’ultime borne de la littérature après quoi, peut-être, se fait jour la nécessité d’une autre politique, ou d’une autre médecine, c’est-à-dire d’un autre régime d’écriture.

138Virginia Woolf est cet écrivain qui écrit Les Vagues et délègue à l’un de ses personnages, Rhoda, le rôle de l’écrivain schizophrène qui veut « rompre avec l’insanité de l’existence personnelle », s’étendre en cercles de plus en plus larges de compréhension, capables à la fin d’embrasser le monde entier. Briser les barrières de la subjectivité individuelle et adhérer aux heccéités de la vie pré-individuelle : c’est ce que veut Rhoda comme Flaubert.

139Seulement voilà, Rhoda est incapable de surmonter son goût de la dissociation pour s’atteler à ce travail de liaison qu’est malgré tout l’écriture : elle meurt. Et c’est Bernard, l’une des six voix narratrices du roman, incapable au contraire de ne pas fixer des identités, poursuivant inlassablement quoiqu’un peu bêtement peut-être, le travail de lien et de sens, qui a le dernier mot.

140Avec le récit de la vie souffrante de Rhoda s’évanouit, écrit Rancière, la figure de l’écrivain comme schizophrène en bonne santé : « La mort du personnage peut encore sauver le narrateur, elle ne peut plus sauver l’écrivain ».

141On peut regretter le recul historique ou généalogique que prend Rancière par rapport à la posture « littéraire » et à sa revendication d’autonomie vis-à-vis du politique. Elle ne permet peut-être pas de porter le fer d’une manière suffisamment efficace contre une certaine doxa (universitaire aussi bien que journalistique), devenue très molle, tendant à préserver la « Littérature » de toutes les atteintes impures du Sens, de l’Histoire et de la Politique – il n’y a guère que Sa Majesté le Sujet à avoir pu crever cette gangue de préciosité hypocrite (pour le meilleur du reste et pour le pire).

142La subtilité Rancière consiste à prendre son temps pour ne pas froisser la « littérarité » susceptible. Et il a raison : rabattre la question littéraire sur le « tout est politique » des grandes époques marxistes nous ramènerait évidemment au degré zéro de la réflexion.

143On peut cependant légitiment se demander avec William Marx9, mais d’un autre point de vue, si la « distance où l’on tient aujourd’hui la littérature issue de la révolution romantique » n’autorise pas à tenir ces analyses de la « politique de la littérature » comme relevant d’un monde révolu.

144Ces « noces légendaires du langage et de la démocratie » (William Marx) qui sont tout autant, on l’a vu, une force dirimant inlassablement les sphères du littéraire et du politique dans une proximité autorisant tous les malentendus, nous font entrevoir cependant, c’est en tout cas l’hypothèse que je risquerai ici, un autre rapport possible entre littérature et politique, une autre thérapeutique littéraire possible, qui aurait retenu la leçon de l’éthique dissensuelle ou dissidente, sans renoncer à se faire « le livre de vie des peuples ».

145Non pas un retour à l’épopée, mais une écriture qui tente de renouer (comme chez le Simon de La Route des Flandres par exemple) avec une oralité active, proprement « démocratique » (la « mise en circulation d’êtres parlants en excédent par rapport à tout compte fonctionnel — économique — des corps » comme l’écrit Rancière). Sans prôner ni Volksgeist ni Zeitgeist, sans souci d’écrire Le Livre. Simplement des voix, parmi d’autres voix – surprenantes comme des contes borgesiens et se rêvant l’une l’autre, sans prétention à la vérité – seulement à … mot terrible, qu’on ose à peine écrire, si peu « littéraire »… à l’expression d’expériences singulières (mais Nathalie Sarraute elle-même a-t-elle jamais dit rien d’autre).

146« La littérature comme telle est née avec le renversement poétique qui a mis l’interprétation de la vie à la place de la logique des actions. », écrit Rancière : il est peut-être temps (c’est peut-être déjà fait, cela a déjà été fait) d’opposer à cette opposition caduque entre vie et action, une logique des « voix », une pragmatique polyphonique.