Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Janvier 2008 (volume 9, numéro 1)
Gilles Bonnet

À côté/Contre

Daniel Sangsue, La Relation parodique, Paris, J. Corti, 2007, 376 p.

1Il est une contrée où l’auteur de Marie, tu ronfles fait librement résonner ses Chansons des grues et des boas, tandis que Marguerite Duraille s’entretient — à l’écart — de la condition féminine avec Slip Follers. Jésus, lui-même, casquette à l’envers, dispute aux larrons le maillot à pois de meilleur grimpeur dans les quatorze virages tant redoutés de la montée au Golgotha…

2C’est le pays, joyeux, des emprunts heureux aux monstres sacrés ; oui, c’est la Parodie.

3Daniel Sangsue l’arpente avec entrain dans son nouvel essai, La Relation parodique, placé sous le signe bienvenu de la paronomase qui pourrait unir ici recréation à récréation. Le volume articule intimement une réflexion théorique, qui constitue la première partie, à la seconde, nourrie d’études ponctuelles approfondies. L’auteur se propose d’envisager en une « poétique historique » (p. 14) la « relation critique » qui unit un texte à son double parodique, mais également ce nouvel objet à son lecteur. Cet essai sur la parodie apparaît marqué lui-même par une forte propension à l’intertextualité ; visiblement, Daniel Sangsue est soucieux d’offrir à son lecteur un bilan des perspectives critiques sur la question1, mais également de dialoguer avec ces théorisations citées dans la première partie (Linda Hutcheon, Gérard Genette, Mikhaïl Bakhtine…) ou évoquées au gré de telle étude dans la seconde : Pierre Jourde et son Empailler le toréador (ch. 13), Daniel Grojnowski et ses Commencements du rire moderne (ch. 14), etc.

4Les trois premiers chapitres retracent l’histoire d’une notion dont le succès semble avoir peu à peu estompé les bornes sémantiques. Souvent confondue avec le pastiche2, la parodie — la plus célèbre case vide de l’histoire de la poétique – se conçoit dans l’Antiquité comme citation décontextualisée. Dès cette définition minimale se met en place la tension pragmatique qui jusqu’à aujourd’hui nous semble spécifier le travail du lecteur de parodies : reconnaissance d’une familiarité et perception d’une discordance (p. 32). Si certaines époques, dont l’âge classique, boudent quelque peu la parodie, le Romantisme lui redonne tout son lustre : Gautier ira jusqu’à nommer son époque « l’âge de la parodie ». Mais c’est véritablement le second XIXe siècle, comme l’avait montré Claude Abastado, qui la conçoit comme indispensable à « la dynamique de l’invention »3. Daniel Sangsue en déplie patiemment les causes profondes, dont ce sentiment d’un épuisement qui lance la littérature dans l’aventure moderne de la réflexivité. Deux essais, ici décortiqués, d’Octave Delepierre et de Lanson, contribuèrent alors à replacer l’activité parodique dans l’ensemble du champ littéraire. « Amusement des littératures vieillissantes » pour le premier, ou réécriture propice selon le second, à « l’apprentissage du réalisme » par le public, elle semble désormais s’afficher avant tout comme objet intertextuel.

5Les trois chapitres suivants, qui brossent le portrait des théories apparues au XXe siècle puisent à cette source-là, replaçant tout d’abord dans cette filiation intellectuelle l’entreprise des « Formalistes russes » (Chklovski, Tynianov, Tomachevski). La parodie se voit alors dotée dans les années 1920 d’un rôle essentiel dans la sénescence des formes littéraires calcifiées en stéréotypes, qu’elle périme de fait et remplace par de nouvelles. Multiplicité des textes et des voix : Bakhtine fait logiquement l’objet du chapitre suivant (ch. 5), lui dont la conception dialogique du genre romanesque a placé la parodie au cœur même de la création littéraire. Après avoir énuméré les significations successives données au terme par le théoricien russe, Daniel Sangsue décèle son apport spécifique dans sa faculté à percevoir que la parodie « engageait des postures culturelles, sociales, politiques » et à proposer donc « une enquête véritablement anthropologique » (p. 74). Il envisage ensuite quatre théorisations plus récentes, qui se font écho : celle de Margaret Rose, fondée sur la notion de métafiction, de Linda Hutcheon, rapprochant ironie et parodie mais congédiant l’intentionnalité comique comme critère définitoire de la seconde, de Michele Hannoosh dont la théorie évolutionniste rappelle les travaux des Formalistes russes, et bien entendu de Gérard Genette dont le volume Palimpsestes est abondamment discuté. De cet examen diacritique naissent le deux derniers chapitres de la première partie, qui proposent, en un diptyque symptomatique de la démarche de l’auteur dans l’ensemble du volume, et un bilan critique et une ouverture vers une poétique personnelle de la parodie. Daniel Sangsue, assouplissant et élargissant le cadre genettien, y définit la parodie comme une « transformation ludique, comique ou satirique d’un texte singulier » (p. 104).

6La seconde partie, qui rassemble pas moins de neuf « études critiques », propose trois étapes supplémentaires dans cette réflexion d’ensemble : les chapitres 10, 11, 12 concernent le péritexte et le rapport au lecteur, les chapitres 13, 14, 15 frottent la parodie à d’autres pratiques comiques (incongruité, humour noir, satire) et les chapitres 16, 17, 18 offrent une poétique historique d’archi-genres méconnus.

7C’est d’abord aux seuils que l’auteur se consacre, notant que c’est dans « cet appareil liminaire de la parodie : titres, dédicaces, préfaces » que le lecteur est convié à passer un « contrat de parodicité » (pp. 135-136). La préface peut elle-même faire le pari, risqué, de la parodie : du « Prologue » de Pantagruel au Gautier des Jeunes-France, Daniel Sangsue dissèque ces variantes autologiques du texte préfaciel, dérisions des codes du genre. La mystification, enfin, conduit le même Gautier mais aussi Pétrus Borel, André Gide ou Valery Larbaud, s’inspirant de Sainte-Beuve, à pratiquer la « supposition d’auteur » (p. 181) qui, par l’imagination d’un auteur fictif, tente d’éroder l’image idéalisée de l’écrivain prophétique.

8La deuxième section s’ouvre sur un rapprochement très intéressant entre l’incongru et la « non-congruence » de la parodie, qui organise la rencontre saugrenue de deux textes, lus tant dans leurs similitudes que dans leurs différences. L’anachronisme, dans l’hypertexte, apparaît ainsi comme un exemple privilégié de ce compagnonnage. « La passion considérée comme course de côte » d’Alfred Jarry, « travestissement sacrilège » dont Genette reconnaissait déjà la valeur exemplaire4, fourmille de telles discordances, puisque Jésus se voit affublé d’une bicyclette et Véronique d’un Kodak destiné à prendre un « instantané » du visage du Christ en plein effort. Le chapitre 14 se consacre entièrement à l’étude de cette « transmutation » textuelle comme la nommait son auteur, gageure par ailleurs reproduite dans les annexes. L’exemple de Macbett de Ionesco sert ensuite de support à une réflexion sur les liens complexes entre parodie et satire. Si en apparence, les domaines en sont clairement distincts, la satire se choisissant une cible extratextuelle, la réalité s’avère plus délicate. La parodie d’un texte peut en effet se trouver au service d’une satire des mœurs, à travers tel personnage parodié : « parodie satirique », dès lors, que cette hybridation (p. 245).

9La lecture critique de Daniel Sangsue s’affirme tout particulièrement convaincante dans sa capacité à débusquer, fidèle à son cadre méthodologique d’une poétique historique, des genres marginaux, dont, un peu à l’image de ce qui constituait l’épine dorsale du Récit excentrique5, elle parvient à constituer et à justifier le corpus. La dernière section du volume s’attache ainsi à distinguer les traditions du « voyage humoristique » (ch. 16), en partant du Voyage à Encausse de Chapelle et Bachaumont (1663) pour arriver aux Voyages en zigzag de Töpffer (1844), des parodies romantiques du Moyen Âge (ch. 17) et des avatars fin-de-siècle du récit excentrique, précisément, définis comme discontinus et ironiques (ch. 18). Là encore, l’orientation réflexive d’une littérature dialoguant avec les excès dont elle sait s’être rendue coupable détermine un courant dont les jalons principaux, Paludes, Là-bas, L’Écornifleur, Sixtine, participent au premier chef au questionnement du genre et de ses codes6. Une bibliographie nourrie permet de faire un point complet sur la littérature secondaire traitant de la parodie ou de ses alentours, et conclut avec le sérieux nécessaire le si réjouissant essai de Daniel Sangsue.