Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Janvier 2008 (volume 9, numéro 1)
Valérie Jeanne Michel

Salvador Dali, homo universalis

Salvador Dali à la croisée des chemins. Textes réunis par Astrid Ruffa, Philippe Kaenel, Danielle Chaperon. – Paris : Editions Desjonquières, 2007.

1Cette importante publication fait suite au colloque international organisé en décembre 2004 à l’Université de Lausanne (UNIL) à l’occasion du centenaire de la naissance de S. Dali.

2L’avant-propos, rédigé par Astrid Ruffa, Philippe Kaenel et Danielle Chaperon, respectivement, alors, doctorante, maître d’enseignement et de recherche et professeur associé de l’Université de Lausanne, en éclaire les objectifs, présente les quatre axes d’investigation retenus et introduit les contributions.

3Celles-ci sont au nombre de seize et sont complétées par une bibliographie dalinienne proposée par Luca Notari, libraire et bibliophile genevois, laquelle constitue à elle seule un document de référence précieux (écrits de Dali, livres illustrés par Dali, correspondance, ouvrages critiques et catalogues d’exposition parus en 2004 et 2005).

4Les contributions du colloque elles-mêmes convergent et démontrent que Dali est l’un des hommes les mieux informés des découvertes et connaissances de son époque. L’on pense immédiatement aux célèbres développements logorrhéiques autour de l’ADN – et, de fait, F. Joseph-Lowery, chercheur indépendant et éditeur scientifique de La Vie secrète de Salvador Dali aux éditions de L’Age d’homme, y consacre sa contribution, montrant comment cette formule de l’ADN est déroulée et interprétée en une savante activité de babil graphique – mais, de fait, le savoir scientifique a constitué tout un axe d’investigation pour les chercheurs réunis à Lausanne.

5Sous le titre « Culture scientifique », la première partie des actes du colloque offre à la lecture une contribution sur les montres molles (E. H. King, Université d’Essex) et une autre sur les « espèces d’espaces » (A. Ruffa). La première met l’accent sur ce que les montres molles doivent à la contraction de Fitzgerald-Lorenz (les corps rétrécissent quand ils sont en mouvement) et aux études sur les « colloïdes » (mixtures dans lesquelles les particules d’une substance sont dispersées dans une seconde substance – « quatrième état de la matière »). L’étude sur les « espèces d’espaces » montre que c’est en radicalisant le dispositif de l’investigation scientifique (autonomisation de l’objet observé, vision élargie) et en se calquant sur le modèle de l’espace-temps einsteinien que Dali construit son univers surréel. La dernière contribution de la partie « Culture scientifique » est proposée par M. Watthée-Delmotte (Université de Louvain) qui, tout en réaffirmant à quel point Dali était informé sur le plan scientifique, explique que cette culture ne consistait pas en une compréhension du détail des théories mais en leur réutilisation affabulatrice. L’analyse de M. Watthée-Delmotte fait référence à la microphysique, à la physique nucléaire (processus ondulatoires et corpusculaires), à la génétique (ADN encore) et à la morphogenèse.

6Le deuxième axe d’investigation du colloque et de ses actes change radicalement le thème et la perspective : il est consacré à la culture politique de Dali, et se compose aussi de quatre contributions :

7- « La politisation du jeune Dali, 1918-1928 » (C. Reynaud-Paligot, Université de Franche-Comté) ;

8- « Dali et la politique » (W. Jeffett, Musée Dali de St-Pétersbourg) ;

9- « Dali et Hitler : entre fascisme surréaliste et surréalisme fascisant » (J. J. Spector, New-Jersey) ;

10- « Dali face aux convulsions de l’Europe » (V. Antoine, Université Paul Valéry de Montpellier).

11La première apporte des éléments biographiques et présente les milieux sociaux et le contexte historique dans lequel Dali a évolué dans son enfance et son adolescence. Elle exploite le journal tenu par Dali entre 15 et 16 ans pour restituer sa perception des événements. La contribution de W. Jeffett correspond à une période nettement ultérieure, à partir de 1929, et fait état de la relation de Dali avec le communisme et le groupe surréaliste jusqu’en 1937. Il replace dans ce contexte les œuvres – « L’Enigme de Guillaume Tell », « Construction molle avec haricots bouillis : prémonition de la guerre civile », « Cannibalisme de l’automne », « Espagne », « L’Enigme d’Hitler ». L’intervention de J. J. Spector adopte un point de vue plus analytique et s’interroge sur le contenu apparemment fasciste des œuvres de Dali. V. Antoine prolonge ce travail en étudiant la vision dalinienne de l’Histoire, la représentation du Temps qui l’accompagne ainsi que l’image donnée d’Hitler - et  rappelle les détails de la censure des surréalistes à son égard.

12Les troisième et quatrième parties du colloque de Lausanne, intitulées « Doctus Pictor » et « Modèles optiques », portent plus directement sur le rapport de Dali aux techniques artistiques classiques.

13H. Finkelstein (Université du Néguev) examine les détournements que Dali fait subir aux règles de la perspective et met en lumière l’intérêt de l’artiste pour « une conception non euclidienne de l’espace ».

14D. Lomas (Université de Manchester) rapporte la pratique de Dali à sa dette envers Léonard de Vinci et la Renaissance, l’idée principale étant de retrouver l’esprit d’une époque qui ne voyait pas encore l’art et la science comme des « pôles opposés », « antagonistes ». Le travail de Dali se focalise sur la géométrie dite sacrée (le nombre d’or), le célèbre souvenir de Léonard de Vinci et l’ambition du génie universel avec, en particulier, le projet de visualiser les réalités abstraites de la physique nucléaire et de réussir dans une « nouvelle tâche de spiritualisation ».

15M. R. Taylor (Musée d’art de Philadelphie) étudie les interactions entre les représentations daliniennes et celles de Giacometti, avec pour point central l’intérêt que les deux artistes partageaient pour la légende de Guillaume Tell et la manière dont ils se la sont appropriée sur le plan scénographique.

16D. Gamboni (Université de Genève) revient sur les vrais et faux souvenirs d’enfance de Dali (La Vie secrète de Salvador Dali), similaires avec ceux d’autres artistes, pour en interroger le statut heuristique propre - et, par-delà, les modalités d’élaboration de la célèbre méthode paranoïaque-critique.

17D. Kunz Westerhoff (Université de Genève aussi) part du même texte autobiographique pour replacer la pensée paranoïaque dans la perspective de l’héritage français de Nietzsche et en explorer la mise en œuvre à travers la s(t)imulation des « phosphènes » (phénomènes de brillance intérieurs à l’œil).

18G. Le Gall (ESBA de Monaco) poursuit la description de l’activité paranoïaque dalinienne à travers l’étude d’une photographie qui accompagne un article publié dans le numéro 7 de la revue Minotaure, rare cas, dit l’auteur de l’article, de description directe d’une image dans une publication surréaliste.

19M. Aufraise (Panthéon-Sorbonne) élargit l’approche à celle de « l’esthétique photographique » de Dali et montre que la photographie documentaire est le moyen adéquat, sinon le seul, jusqu’à la publication de La Femme visible, en 1930, pour « accéder à la surréalité… du monde matériel environnement ».

20Enfin, M. Berton (Université de Lausanne) aborde la pratique cinématographique, toujours sous l’angle de l’activité paranoïaque-critique : le cinéma y apparaît à son tour comme « une machine à enregistrer de manière objective des réalités invisibles » avec « sur-stimulation » de la vision.

21L’enchaînement de ces études conduit le lecteur attentif au plus près de la pratique de Dali et de son univers intellectuel et mental. Le détail de l’analyse, basée sur des connaissances précises et multiples,  éclairant les œuvres les plus connues de nombreux éléments savants, est difficile à mémoriser mais assoie une approche passionnante et novatrice, dont on retrouve tout l’esprit dans le dernier numéro de Mélusine, paru aussi début 2007, « Le surréalisme et la science », sous la direction d’Henri Béhar, qui préface d’ailleurs, précisément, les actes du colloque de Lausanne. Cette approche explore de manière méthodique un lien connu depuis longtemps mais limité jusqu’à présent au rappel de la formation de médecins reçue par A. Breton et L. Aragon et de leurs lectures dans le domaine de la psychiatrie.