Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2012
Juillet-Août 2012 (volume 13, numéro 6)
titre article
Simon Saint-Onge

Rythmer la matière historique

Les Formes du temps. Rythme, histoire, temporalité, sous la direction de Paule Petitier & Gisèle Séginger, Strasbourg : Presses universitaires de Strasbourg, coll. « Formes et savoirs », 2007, 416 p., EAN 9782868203519.

1Les textes réunis par Paule Petitier et Gisèle Séginger déploient une réflexion sur plus de deux siècles, une réflexion ayant comme vecteur l’idée du « rythme » en tant que pivot articulant « temps » et « histoire » ou, plus largement, comme mode d’interrogation de la matière historique. Couvrant des franges d’un siècle qui signe l’entrée en régime moderne d’historicité jusqu’à l’effritement de la pensée téléologique dans « l’asthénie rythmique »1, les Formes du temps se veut un collectif où écrivains, philosophes de l’histoire et historiens sont tour à tour questionnés, afin de saisir chez eux des formalisations temporelles empreintes de ou défiant l’historicisme. En ce sens, ce collectif offre un espace d’analyse où cohabitent présentations et représentations des mouvements historiques depuis la fin du XVIIIe siècle, moment d’une intermittence décisive qui fonde un nouveau rapport rythmique à l’égard d’une histoire engagée sur la voie de l’accélération dès 1789 et orientée vers un devenir qui s’essouffle pour s’abîmer avec le XXe siècle.

2En s’intéressant à l’immobilisme tout juste temporalisé de l’Ancien Régime, c’est-à-dire à cette conceptualisation où passé, présent et futur se confondent pour donner l’illusion d’un piétinement perpétuel, Henri Duranton dégage une première forme du temps. Celle-ci est extraite du cycle de la monarchie, inséparable de la tradition et antonyme du séculier. Au XVIIIe siècle, l’indifférenciation temporelle martelée par le règne des rois français touche à la « fin des temps »2 — ceux du conservatisme obstiné —, qu’annonçaient peut-être déjà les dénonciations saint-simoniennes de la bâtardise ; fin également de l’Historia magistra vitea et de la négation du dynamisme du temps comme ultima ratio. Car, et c’est ce que relève avec justesse Duranton, c’est de l’ordre de l’aporie que de décréter que le « temps créateur du droit dans le passé se voit interdit d’action dans le présent et, a fortiori, dans le futur », et une certaine philosophie de l’histoire entre en discordance avec cette logique du précédant comme principe fondateur et surtout comme système régulateur qui aplanit l’histoire. Le Voltaire de l’Essai sur les mœurs défend déjà une autre figure rythmique que cadencera, du moins en partie, la Révolution. Elle est issue d’une opposition à la primauté du passé sur les deux autres modalités temporelles, et ce, au profit d’une pensée de l’espérance qui situe l’avènement de la Raison dans l’avenir. C’est contre un Saint-Simon qui pense l’historique comme destructeur de la vérité3, c’est également en concurrence avec « la pulsation de l’éternel »4 d’un Barbey d’Aurevilly, qu’il y a l’irruption d’un temps nouveau inauguré par la Révolution, un temps nouveau qui est à l’origine d’une expérience inédite de l’histoire.

3La novation se voit libérée du joug du passé à l’heure où sonne 1789, cette date qui marque le début d’une histoire créatrice, une « Histoire devenue structure intégratrice, produisant elle-même ses codes de lecture et qui informe désormais de l’humanité. »5 L’article de Gérard Gengembre présente avec force le contretemps de cette représentation, grâce à deux figures majeures de la Contre-Révolution. Il cerne chez Maistre le rythme de la Providence et chez Bonald celui de la nature sociale, pour rapprocher la Contre-Révolution d’un utopisme tourné en direction du passé. Car, apprend-on, dans l’esprit contre-révolutionnaire, on ne cesse de s’éloigner de l’utopie passéiste par une marche pointant vers l’avenir, mais effectuée sous la bannière de la décadence.

4Ce que révèlent les premières pages de l’ouvrage les Formes du temps, c’est que le rythme s’élève jusqu’à devenir un principe de polarisation idéologique au plus près de la Révolution. Puisqu’impulsé par des expériences subjectives de l’histoire et de la temporalité, ce partage souscrit parfois à un ordonnancement qui articule deux temps différents au sein d’une même conscience historique. Le cours du XIXe siècle a donné naissance à certaines d’entre elles, qui ne sont pas dépourvues de tout lien avec les thèses maistriennes. L’article de Guilhem Labouret présente par exemple un Lamennais qui développe un temps de l’action et un autre de l’attente. De son côté, Barbey d’Aurevilly conçoit le rythme comme une combinatoire de la différence et de la répétition, de telle sorte que la succession des mouvements de l’histoire se trouve à être impensable sans son envers, à savoir un temps tout teinté d’une foi conservatrice qui participe d’une déhistoricisation. Si l’on doit reconnaître que Gisèle Séginger dégage cette rythmique aurevillienne en sachant montrer que celle-ci trouve toute son expression dans une historiographie d’ordre littéraire, d’un autre côté on peut estimer que la critique n’insiste pas suffisamment sur l’entremêlement du présent et du passé dans l’œuvre de l’écrivain. Ce jeu temporel, qui se trouve au fondement de l’œuvre littéraire d’Aurevilly, permet pourtant de comprendre comment certains de ses personnages sont des figures contemporaines — actuelles — d’un passé malgré tout révolu. Les demoiselles de Toufedelys de Le chevalier des touches et la Calixte d’Un prêtre marié sont emblématiques de ce composite temporel, qui fracture l’histoire et qui la présente en kaléidoscope. Toutefois, l’intérêt de l’article de Séginger se trouve ailleurs, c’est-à-dire dans l’étude d’une poétique qui se veut l’outil pouvant percer l’épaisseur de l’histoire. Alors apparaît par le travail de la critique un d’Aurevilly qui veut montrer le côté caché de la trame historique, renverser l’histoire et faire éclater le rythme de la temporalité humaine dans une métaphysique du temps.

5Les Formes du temps offre à la question poétique une place importante en ce qui concerne la notion de rythme, une question qui n’est pas sans lien avec la philosophie de l’histoire comme le rappel Bernard Degout dans un article sur le jeune Hugo. Toutefois, ce rappel souffre d’une décontextualisation. Car Degout se reporte à Reinhart Kosseleck pour évoquer la fusion entre poésie et histoire – à l’origine de la philosophie de l’histoire pour le critique, mais pas exactement pour le sémanticien de l’historiographie. En fait, Kosseleck évoque cette fusion pour penser l’apport esthétique à la Geschichtsphilosophie par Lessing, cet aristotélicien des Lumières et auteur de l’Éducation du genre humain. Dans cette œuvre, l’auteur allemand renonce au terme d’histoire (Geschichte) et se prononce en faveur de la poésie, plus près des vérités rationnelles selon lui. S’il s’agit là d’un pas en direction d’une histoire plus philosophique grâce à la poétique, on ne doit pas oublier que Reinhart Kosseleck propose que la « détermination transcendantale de l’histoire, à la fois comme catégorie de la réalité et de la réflexion, s’avère être […] le résultat d’une longue élaboration de la poétique et de la méthodologie de l’histoire au cours de laquelle l’esthétique fut finalement absorbée par la philosophie de l’histoire. »6  L’esthétique se trouve insuffisante pour accomplir les desseins d’unité téléologique d’une considération philosophique de l’histoire moderne, telle qu’on peut la retrouver dans la dialectique hégélienne par exemple. Ainsi, il aurait été plus juste pour Degout d’évoquer une poétique qu’une philosophie de l’histoire chez le jeune Hugo, d’autant plus que le critique s’intéresse au vers hugolien qui véhicule « la poésie que présente l’histoire des hommes »7. Toutefois, la valeur de l’article se trouve peu affectée par ce problème épistémologique et on pourrait même dire qu’il est en quelque sorte sauvé par la question du rythme. Car Degout appréhende le rythme du jeune Hugo dans ce qui permet au poète de passer de l’événement à sa transcendance, un mouvement effectué en conformité avec la volonté de juger l’histoire et de dépasser le politique pour l’offrir à l’historique. Ceci n’est pas sans rappeler l’Histoire pensée à la manière d’un tribunal chez Hegel et l’événement comme matière constitutive de la réalisation de l’Esprit hégélien.

6D’autres articles renversent pour ainsi dire le rapport de causalité entre poétique et histoire, et ce, toujours par l’intermédiaire de la notion de rythme. Ils offrent différents tracés d’une même histoire qui découpe le temps en formes. Ces dernières sont rendues par une médiation scripturaire fortement encline à saisir l’effet rythmique du flux historique. Pour ce qui est de cette perspective, on peut penser notamment à l’analyse de David Charles, « Le calendrier de L’Année terrible », qui fait entrer en résonnance année poétique hugolienne et logique calendaire, de telle sorte que les soubresauts qui ponctuent la période couvrant d’août 1870 à juillet 1871 déterminent la configuration du poème du jeune Hugo. Différemment, le texte d’Yvan Leclerc portant sur la correspondance de Flaubert et celui d’Alain Schaffner sur Aragon donnent à lire le rythme comme principe modalisateur d’une écriture, d’un style, voire d’une matière scripturaire qui vaut pour le matériau historique. De telles lectures font éprouver l’historicité par le littéraire, montrant ainsi la traduction formelle de la temporalité en son expérience esthétique. À ce type de perspectives analytiques se greffe l’appréhension d’une histoire qui n’est plus seulement celle de l’homme. Le supra-historique entre tout autant dans de vastes programmes de figuration où l’on retrouve la spatialisation du temps en des figures dynamique de la temporalité. L’acte d’histoire8 d’un Claude Simon est l’un des exemples les plus évocateurs de la participation rythmique de deux cycles complémentaires où s’entremêlent historique et supra-historique — le cycle de la guerre et l’autre de la terre. En reprenant ce postulat, Michel Bertrand livre un article qui sait redonner à l’écriture son rôle dans la composition de l’Histoire.

7On ne peut malheureusement pas commenter ici chacun des articles qui composent le généreux ouvrage les Formes du temps, articles au nombre de trente-quatre et d’aucun sans intérêt. Toutefois, par souci de synthèse, on doit conclure sur l’apport incontestable du collectif. Le rythme — qui fraye parfois avec le conceptuel, qui sert d’autres fois de spectre théorique pouvant ouvrir à des analyses plus spéculatives — prend corps au fil des textes comme un authentique mode de lisibilité de l’historicité et de la temporalité. En d’autres mots, les Formes du temps additionne des exemples où la notion de rythme permet de cerner des temps différents nichés dans un continuum historique haletant ou s’accélérant, voire qui stratifient des expériences discordantes d’une même tranche de temporalité. La textualité, qu’elle soit littéraire, historiographique ou philosophique, s’imbibe de cette expérience rythmique, la travaille et se fait ainsi le véhicule heuristique du temps. Voilà ce qui donne tout son sens à l’une des formules de Gisèle Séginger que l’on retrouve en conclusion : « le rythme du texte est un savoir du temps »9.