Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Janvier 2009 (volume 10, numéro 1)
Zeina Hakim

Quand lire, c’est reconnaître. Stratégies de dévoilement et plaisir de l’illusion dans le roman du XVIIIe siècle

Jan Herman, Mladen Kozul et Nathalie Kremer, Le Roman véritable : stratégies préfacielles au XVIIIe siècle, Oxford : Voltaire Foundation, SVEC 2008 : 08, 335 p. EAN 9780729409476.

1Depuis la parution de l’ouvrage pionnier de Georges May, Le Dilemme du roman (1963), qui fait encore aujourd’hui figure de référence en ce qui concerne l’histoire du roman français dans la première moitié de XVIIIe siècle, on aurait pu penser que le sujet avait été suffisamment examiné, sinon clos, par des critiques tels que V. Mylne ou P. Stewart1. Et pourtant, en lisant l’éclairante étude de Jan Herman, Mladen Kozul et Nathalie Kremer2, on prend conscience que la question n’avait jamais été approfondie dans tous ses détails et encore moins réglée. Ce que proposent ces trois critiques n’est pas moins qu’une nouvelle manière de considérer la fiction au XVIIIe siècle. L’hypothèse extrêmement originale défendue dans cette étude réside dans l’idée que le nouveau paradigme romanesque en jeu au début du XVIIIe siècle reposerait sur un pacte de lecture qui aurait pour spécificité, non de nier le caractère fictionnel du discours, met au contraire de le mettre en évidence. Or ce pacte, nommé ici « roman véritable », semble à première vue reposer sur une impossibilité logique. Les auteurs de cette étude le reconnaissent et se proposent de relever le défi lié à ce paradoxe en démontrant que cette impossibilité logique est précisément « une des possibilités de la littérature. » (3)

2Dans cet ouvrage, qui tient plus de l’essai critique que de la monographie en bonne et due forme, Jan Herman et ses collaborateurs ont ainsi le mérite d’aborder un aspect essentiel des préfaces de roman au XVIIIe siècle3, jusqu’ici largement négligé par la critique. Certes, la question de l’illusion et de la vérité en jeu dans ces romans a déjà fait l’objet de nombreuses études4. Mais la fiction proprement dite, sa présence et ses significations, n’ont jamais encore été intégrées à une étude d’ensemble. Or c’est là un aspect fondamental des romans de la première moitié du XVIIIe siècle, et bien que les auteurs du Roman véritable ne proposent pas d’analyse systématique de la part du jeu dans les structures narratives de ces préfaces, ou du caractère quasi métaleptique du mélange constant entre l’histoire et la fiction privilégié dans ce corpus — autant de points encore largement négligés par la critique —, leurs observations présentent le grand intérêt de faire apparaître et de mettre en relation des enjeux oubliés de la problématique.

3En effet, s’inscrivant dans la lignée des contributions à une histoire de la fiction, cet ouvrage ressaisit et donne une nouvelle interprétation de la conception de la fiction comme « feintise ludique5 » à un moment où le contrat de lecture ne semble pas encore établi sans ambiguïté. Si cette étude reprend les prémisses d’une précédente réflexion de Jan Herman6, elle apporte une réponse toute nouvelle au problème du « mensonge romanesque » dont le critique avait déjà traité il y a tout juste vingt ans : en effet, face à la question de savoir comment interpréter les protestations de vérité qu’un auteur donne à lire dans sa préface, et face à la réponse communément admise selon laquelle l’auteur tente par là de tromper le lecteur dans le but de faire prendre une illusion pour une vérité, Jan Herman et son équipe proposent une interprétation toute différente : non seulement le lecteur ne serait pas dupe mais il trouverait en outre plaisir à entrer dans la fiction et à reconnaître qu’il s’agit là d’une fiction. Ces trois critiques visent ainsi à aborder le phénomène autrement : ce qui leur paraît contestable n’est pas tant le fait qu’un renouveau romanesque ait lieu mais davantage que ce nouveau paradigme romanesque s’effectue dans un déni massif de la fictionnalité.

4Cet ouvrage se veut tout d’abord un état de la question actualisé de l’étude du roman au XVIIIe siècle. M. Kozul reprend ici les éléments de la théorie de G. May tels qu’il les expose dans son livre. Entre 1725 et 1760, les attaques contre le roman réitèrent deux assertions : la lecture de romans gâte le goût et corrompt les mœurs. En effet, les attaques proprement poétiques insistent sur l’impossibilité physique et morale du romanesque, de son invention, de sa psychologie, de son style. Par ailleurs, le roman attribue un rôle privilégié à l’amour et s’avère en ce sens immoral : il produit un effet tentateur et corrupteur sur son lecteur.

5Les exigences critiques contradictoires enferment donc le romancier dans un cercle vicieux, conceptualisation qui permet à G. May de formuler, on le sait, son influente thèse : si le romancier entreprend de satisfaire les partisans d’une littérature d’édification morale, il ne peut qu’idéaliser et embellir la nature humaine ; mais ce faisant, il tombe dans l’irréel et l’invraisemblable. D’autre part, s’il choisit de représenter la nature humaine telle qu’elle est, il ne peut que tomber dans l’immoralité.

6Selon M. Kozul, l’efficacité de la théorie du roman de G. May se situe dans l’articulation antithétique des perspectives poétique et morale sur le roman, résumée dans le terme de « dilemme ». Toutefois, note-t-il, en allant revisiter les textes des contemporains, il apparaît que cette opposition entre poétique et morale n’est pas si évidente. Une raison au moins permet de s’en distancer : le roman est accusé au XVIIIe siècle de leurrer les sens de son lecteur, en le plongeant dans l’illusion amoureuse ou en le séduisant par la peinture éloquente des vices reconnaissables et en menaçant de lui faire prendre le faux pour le vrai. Se fait jour un dilemme différent de celui que G. May croyait pouvoir identifier dans les rapports entre le roman et la critique : dans la mesure où le tournant documentaire entraîne la prose narrative vers un registre épistémologique proche du mensonge, le roman se met dans une impasse d’où il ne pourra sortir que par la valorisation — et non la dépréciation — de sa dimension fictionnelle.

7M. Kozul développe ainsi l’hypothèse audacieuse selon laquelle, si on déplace la tension entre les composantes esthétique et éthique au plan de la réception, la question qui se pose est plutôt celle du statut épistémologique et culturel de la fiction, que celle du dilemme entre les perspectives esthétique et éthique qui s’excluraient mutuellement. Or cette réception étant programmée dans le discours paratextuel et dans la préface de roman en particulier, c’est, selon lui, dans cette préface qu’il faut chercher comment le roman se donne à lire, et ce que cette programmation de la lecture peut révéler de cette forme fictionnelle particulière qui émerge, puis se stabilise au cours du siècle sous le nom de roman.

8La préface de roman serait en effet le lieu où le pacte du « roman véritable » s’énonce, implicitement et explicitement.

9Selon les auteurs du Roman véritable, le dilemme auquel fait référence G. May, oscillant entre une fiction à édification morale (mais invraisemblable) et une fiction proche du réel (mais immorale), est subordonné à un autre questionnement, qui se pose en termes de reconnaissance : quand lire, c’est reconnaître7.

10Si le pacte du roman véritable se solde par la formule « ceci n’est pas un roman », celle-ci sollicite une double lecture, sémantique d’une part, pragmatique d’autre part. À un niveau purement sémantique tout d’abord (et c’est cette approche qui a été inaugurée par G. May), cette formule implique un rejet de tout ce qui peut rappeler la fiction : ainsi, la fiction préfacielle y apparaît comme une supercherie et le document authentique, dont le texte se dit être la transcription, passe lui pour véridique. D’un point de vue pragmatique par contre, soulignent les trois critiques, la formule envisagée a avant tout une fonction phatique, comme un rituel : par l’effet de reconnaissance provoquée par la fréquence de son emploi, elle ne peut manquer de signifier l’appartenance du texte à un paradigme fictionnel. Ainsi, « ceci n’est pas un roman » peut aussi être compris comme une formule rituelle au travers de laquelle se conclut un pacte de lecture où la vérité du texte est proclamée dans la fiction même. Selon les auteurs, les stratégies préfacielles ne visaient donc pas exclusivement à accréditer la fiction et à la faire passer pour vraie : le caractère topique, c’est-à-dire récurrent et par là même reconnaissable, de ces récits préfaciels pouvait au contraire aussi avoir pour fonction de désigner la fiction comme telle. L’approche pragmatique mène donc à une lecture absolument nouvelle de ces prétentions préfacielles en ce qu’elle révèle comment une déclaration telle que « ceci n’est pas un roman » sert en réalité à légitimer l’artifice du roman et à établir une sorte de pacte de complicité avec le lecteur.

11J. Herman, M. Kozul et N. Kremer ne renient toutefois pas de manière catégorique le point de vue sémantique et notent au contraire que la lecture sémantique des préfaces n’a pas à être rejetée mais plutôt intégrée à une lecture pragmatique qui met au centre du propos la légitimation des discours à l’âge classique. Les deux démarches ne sont donc pas mutuellement exclusives : « Sémantique et pragmatique sont les deux versants du sceau avec lequel ce pacte est scellé. » (3)

12Si, sur le plan de sa conceptualisation, l’enquête dont cet ouvrage est le résultat est tout entière placée sous le signe polysémique de la « reconnaissance littéraire », les auteurs font remarquer que différentes acceptions de ce terme affectent tour à tour les niveaux d’analyse distingués : au premier niveau — la fiction — l’enquête s’intéresse à la question de savoir si les protestations de véridicité véhiculées par le discours préfaciel étaient prises à la lettre ou au contraire reconnues comme « contrat de fictionnalité ». Le second niveau d’analyse — le système discursif de l’époque — dévoile quant à lui dans les textes étudiés une dialectique de la reconnaissance et de l’exclusion de discours et de genres par le centre d’un système littéraire en état de crise dans la première moitié du XVIIIe siècle. Dans cette dialectique, explique J. Herman, certains discours jouissent de plus de légitimité que d’autres. Cette légitimité est accordée par les autorités, politique et ecclésiastiques, qui structurent et hiérarchisent le champ discursif. L’étude de la « reconnaissance littéraire » à ce niveau de la discussion devra cependant prendre en compte un autre actant majeur dans le processus: la doxa, définie comme la « voix », confuse et collective, des injonctions de toutes sortes qui structurent le comportement social au regard de l’ « opinion publique ». Le troisième niveau est celui du roman, genre en mal de légitimité, rejeté à la périphérie du système, qui pose un problème d’auctorialité. Le roman, en effet, ne semble pouvoir subsister qu’en s’effaçant comme genre littéraire et au travers d’un désaveu d’auctorialité : l’auteur d’un discours sans légitimité comme le roman ne s’avoue pas, il ne se fait pas « reconnaître » et ne « reconnaît » pas son texte.

13Le lieu de ce désaveu de responsabilité, de cette désappropriation de l’écriture est la préface — quatrième niveau d’analyse. La préface de roman, au XVIIIe siècle, se fait reconnaître comme une composition ambiguë intégrant, à côté d’une dimension réflexive, une dimension narrative.

14La narrativité préfacielle se distingue de la narration du roman même par son degré hautement topique. Le topos — cinquième et dernier niveau d’analyse — se définit explicitement comme un vecteur de reconnaissance. Le topos est un déjà-vu du texte que le lecteur peut reconnaître ou ne pas reconnaître selon la connaissance de la tradition romanesque qui est la sienne. L’effet provoqué par le topos est lié à plusieurs conditions et entraîne aussi plusieurs conséquences. Conditions d’abord, en ce que la reconnaissance du topos dépend de la compétence du récepteur. N’est pas topique pour l’un ce qui est topique pour l’autre. Le topos interpelle la « bibliothèque culturelle », « l’encyclopédie intérieure », du lecteur de manières diverses. Est « topique » une situation narrative récurrente reconnue comme telle par une collectivité de lecteurs. Le récit préfaciel n’est donc pas un lieu destiné à induire en erreur le lecteur quant à la véritable origine du texte, conclut J. Herman. La topicité de ce genre de récits va à l’encontre d’une telle lecture. Le topos du manuscrit trouvé par exemple, dans lequel on a pu lire un moyen d’accréditer la fiction, c’est-à-dire d’assurer au texte un statut véridique, est tellement récurrent, et tellement reconnaissable qu’il a sans doute fait moins de dupes qu’on ne serait tenté de le croire à partir de ce que G. May en déclarait. Les configurations topiques sur lesquelles reposent ces récits préfaciels fonctionnent donc davantage comme des révélateurs que comme des voiles.

15J. Herman note que si ces cinq niveaux d’analyse sont emboîtés les uns dans les autres, ils ne seront toutefois pas abordés dans cet ordre au cours de cette étude : la problématique complexe de la « reconnaissance littéraire » dont ces différents niveaux sont des avatars, est envisagée ici, note-t-il, sous l’angle de l’un d’entre eux, la préface, qui interpelle et convoque tous les autres.

16Ces préliminaires encadrent une étude en trois volets. Les deux premiers portent sur des questions de légitimation. Dans la première partie, J. Herman étudie des stratégies de légitimation endogènes, empruntées au roman même. Dans la seconde, M. Kozul se penche sur les stratégies exogènes à travers lesquelles le roman emprunte sa légitimation à d’autres discours. Dans la troisième partie, N. Kremer consacre ses analyses aux stratégies d’accréditation, focalisant sur les rapports complexes entre le vrai et le vraisemblable dans les préfaces de roman.

17J. Herman rappelle que la préface a la caractéristique unique d’être simultanément un discours réflexif (dans la mesure où elle réfléchit sur le statut du texte qu’elle escorte, discutant de la position qu’adoptera le locuteur et des effets que le discours veut susciter chez son récepteur) et un discours narratif, très lié à la tradition romanesque à laquelle elle emprunte des thèmes qu’elle transforme en véritable topoï dès qu’elle en fait un emploi fréquent. Ainsi du thème de l’enfant trouvé qui, intégré à la structure préfacielle, se convertit en topos par sa récurrence. Le critique remarque que certains romans articulent bien, dès l’appareil péritextuel, ce rapport métaphorique entre le héros du roman (orphelin, bâtard, enfant trouvé) et le texte qui en retrace les aventures (manuscrit trouvé, reçu, abandonné) : autant que son œuvre, l’auteur est un orphelin, qui n’ose se montrer que sous un déguisement. La seule possibilité de se faire reconnaître par le public dont les goûts changent sans cesse, consiste à faire marcher l’œuvre avant l’auteur, plébiscitée par le bruit que fait en sa faveur le dédicataire du livre, sollicitant par tous les moyens possibles l’assentiment du public. Si l’œuvre est reconnue par le public, l’auteur pourra reconnaître son œuvre, se faire connaître et être reconnu dans la République des Lettres.

18Telle semble être la logique mise en branle par la métaphore de l’enfant trouvé. En attendant cette cascade de reconnaissances, note encore le critique, auteur et œuvre demeurent des orphelins. La métaphore structurant la dimension narrative de la préface cumule donc plusieurs sens du vocable « reconnaissance », qui en constitue le soubassement argumentatif : pour être reconnu, c’est-à-dire agréé, comme auteur, il faut d’abord être reconnu, identifié, nommé. C’est l’affaire du public. Ce public ne reconnaîtra l’auteur, au double sens, que si l’œuvre lui est présentée avant son auteur. Ce n’est qu’après que le public aura agréé l’œuvre que ce dernier pourra s’accuser de l’œuvre et s’en nommer l’auteur. J. Herman conclut donc : « La reconnaissance littéraire est un quadruple processus, impliquant que l’œuvre soit agréée (par le public), l’auteur identifié (par le public), l’œuvre assumée (par l’auteur), l’auteur confirmé (par le champ littéraire). » (67)

19En ce sens, le vide de la page de titre s’explique moins par la crainte de la censure que par un réflexe d’autocensure de la part de l’auteur, face à l’opinion publique qui impose à l’auteur un certain savoir-vivre lui interdisant de se montrer avant d’avoir montré l’œuvre et de la montrer telle que le public le souhaite. Dans cette lecture du problème, on l’aura compris, il revient au public de « reconnaître » l’auteur, au double sens de l’identifier et de l’agréer en tant qu’« autorité », avant que l’auteur puisse s’accuser de l’œuvre et, conséquemment, se nommer.

20C’est précisément cette impossibilité à laquelle est confrontée l’auteur d’Ancien Régime de se montrer directement sur scène, qui pousse J. Herman à revaloriser un concept qui avait été jugé inutile, voire superfétatoire par Gérard Genette en 19838 : la notion d’« auteur impliqué ». En effet, il y a, selon J. Herman, dans le champ discursif d’Ancien Régime, des exigences sociologique, poétique et pragmatique qui rendent nécessaires la mise en œuvre de procédures de légitimation du texte avant l’assomption de ce dernier par un « auteur ». Il est dès lors incontestable, souligne J. Herman, qu’il y a des postures au travers desquelles l’auteur réel prépare son entrée sur scène, et qui sont autant de figurations de « tout ce que le texte donne à connaître de son auteur9 ». On ne peut donc, dans ces conditions, faire abstraction de la notion d’« auteur impliqué » et plus précisément de ces figurations fictionnelles qui, tout en se distinguant de l’instance qui narre l’histoire, préfigurent l’apparition de celui qui, en définitive, assume le texte.

21C’est peut-être ce point en particulier qui distingue le plus fortement l’interprétation de J. Herman de ces devanciers (qu’il s’agisse de P. Stewart, V. Mylne ou encore, dans une certaine mesure, Elisabeth Zawisza10 ou Jenny Mander11) : l’adoption d’un angle d’approche plus résolument pragmatique par rapport à cette question. Au départ du propos s’inscrit l’identité entre « auteur » et « œuvre ». Cette unité, note J. Herman, apparaît comme problématique à l’âge classique, non parce que l’auteur est mort mais parce qu’il éprouve de la peine à naître. En effet, à cette période, il n’est pas du tout évident qu’un auteur assume son œuvre en la signant sans au préalable préparer son entrée sur scène par des « figurations » qui sont autant de modalités de l’auteur « impliqué ». Avant qu’auteur et œuvre puissent apparaître ensemble dans une unité pleinement assumée, s’établit donc une négociation entre l’œuvre et le lecteur. Le récit préfaciel est le lieu privilégié d’une telle négociation.

22Le recours massif à l’anonymat comme figuration de l’auteur à l’âge classique est précisément lié à ce problème majeur qui est celui de la subjectivité, du « moi », et de la difficulté qu’il éprouve à entrer sur la scène publique. Cette entrée se doit d’être toujours quelque peu masquée au regard d’une sphère publique réglée par les conventions et rituels de la « représentation », selon la théorie de J.Habermas. Ainsi, à cette période, la subjectivité — si elle se montre — ne choisit que rarement la figure du « je », jugée suspecte, voire scandaleuse.

23Lorsqu’elle le fait, comme c’est le cas de Rousseau dans l’Émile — où l’auteur n’a pas seulement l’imprudence d’avoir écrit une œuvre sans avoir pris au moins quelques précautions face aux autorités, mais où il a eu en outre l’audace de la signer, passant outre au code du savoir-vivre —, alors les conséquences sont immédiates : Rousseau choque les autorités et froisse en même temps l’opinion publique. Sa faute est d’avoir osé se montrer sur la scène publique sans y avoir été annoncé. C’est par ce refus de toute précaution que l’énonciation rousseauiste est hardie. Le philosophe va à l’encontre d’un code de bienséance implicite, qui demande à l’auteur de laisser au lecteur le soin de juger de l’œuvre avant de la signer ou même de la publier. J. Herman conclut : « Rousseau est de ceux qui ne veulent pas comprendre que paraître sur la scène publique est un acte protocolisé. Avant de se nommer à la tête d’un ouvrage, l’auteur est tenu à donner au public l’occasion et le temps de l’agréer. Se nommer, d’emblée, sans négociation, c’est se donner trop d’autorité. En signant, en tête de son œuvre, un pacte, Rousseau court-circuite le protocole qui précisément aurait pu et dû y conduire. La dénégation de l’œuvre (ou pour le moins la posture anonyme) est une fiction nécessaire à l’assomption, une condition préalable du pacte. » (94)

24L’œuvre et la figure de Rousseau apparaissent donc, dans ce contexte, comme « une monumentale exception auto-avouée » (96). Exception confirmant la règle, le pacte impliquant son contraire : le tabou, qui n’est pas seulement une question de prudence à l’égard d’un apparat judiciaire répressif, mais également, on l’a dit, une question de respect de l’« opinion », l’« autorité » textuelle se négociant à l’âge classique dans une transaction entre l’« auteur » et le public.

25L’étude de J. Herman, M. Kozul et N. Kremer se distingue ainsi de ses modèles et antécédents par la prise en considération de deux actants capitaux du système littéraire auxquels les grandes synthèses du roman du XVIIIe siècle n’ont sans doute pas suffisamment jusque-là prêté attention : l’opinion publique et la tradition véhiculée par les topoï littéraires. Si la grande entreprise du roman est de donner une voix à l’individu, cette prise de parole se fait toujours face à une voix collective, qui est interrogée ici sous une double forme : d’une part, l’opinion publique demande à l’individu de préparer son apparition par une « scénographie » qui légitime son transfert de la scène privée à la scène publique. D’autre part, « dramatisant » le moi, ces récits préfaciels empruntent à la tradition romanesque des topoï qui rendent ses scénographies reconnaissables pour ce qu’elles sont : des fictions.

26Au seuil de la modernité, rappelle J. Herman, tout discours n’a pas forcément droit à l’existence. Son apparition et sa position au sein d’un champ discursif hiérarchisé doivent être justifiées. À l’égard des autorités ecclésiastiques et politiques qui contrôlent le champ discursif, le « discours » doit répondre à une double injonction : il doit, primo, justifier sa raison d’être, se légitimer12. Et dans la mesure où la vérité est détenue par les autorités, le « discours » aura, secundo, à fonder son aspiration à la véridicité13.

27Face à cette double exigence, J. Herman note que l’accréditation et la légitimation du récit sont le recto et le verso d’une même médaille : « Le roman véritable a besoin, d’une part, de faire oublier sa fictionnalité pour s’accréditer et, d’autre part, de la mettre en évidence pour se légitimer » (58). Son opinion sur ce point est en cela très différente de celle de P. Stewart ou V. Mylne qui avaient tous deux laissé entièrement de côté la problématique de la légitimation en faisant de l’accréditation leur seul angle d’approche : c’est ce que leur reproche, à raison semble-t-il, J. Herman, qui montre en quoi ces deux critiques ont insuffisamment tenu compte de trois distinctions essentielles.

28Tout d’abord, l’intention du romancier producteur de fiction n’a pas été suffisamment prise en considération par ces critiques : en effet, « si la vérité est immuable, il faut reconnaître à la fiction une certaine gradualité » (54). La gradualité de la fiction s’étale entre un état non déclaré, qu’on peut appeler ‘feintise’, et un état déclaré. L’état déclaré de la fiction peut aller de pair avec des signaux comme l’invraisemblance. Des excès de merveilleux produisent un effet de « fausseté ». De l’autre côté de l’échelle, l’état non déclaré de la fiction (la feintise) répond à une intention de l’auteur de tromper et est donc par définition « faux ». Le « faux » se situe des deux côtés de l’échelle. Le plaisir, qui s’évanouit à la perception de cette fausseté, est dès lors « une question de dosage, de mélange, de rencontre heureuse entre le vrai et le merveilleux. » (55)

29Par ailleurs, il importe aussi, note J. Herman, d’être sensible à la perception qu’a le lecteur de la fausseté du récit. C’est ici qu’intervient la question de savoir si le public était dupe des supercheries romanesques. J. Herman adhère ici à la distinction établie par Marian Hobson dans The Object of Art14, entre deux modes de perception de la fictionnalité d’un récit : le premier mode dit bipolaire implique une oscillation entre conscience de fictionnalité et oubli de fictionnalité et cette oscillation se caractérise par le fait qu’elle est exclusive : dès que le « cadre » du tableau est perçu, l’illusion s’évanouit. Tout autre est la perception bimodale de la fiction, où conscience et oubli de fictionnalité coexistent simultanément. La fiction se fait alors oublier par la vraisemblance de la construction narrative sans que pour autant le lecteur perde la conscience qu’il est entré dans un univers de fiction. L’« oubli » de la fiction suscite du plaisir au lecteur qui, sans être trompé, consent à suspendre son incrédulité. J. Herman émet toutefois une réserve par rapport à cette interprétation : selon lui, il n’y a pas, comme le suggérait Marian Hobson, une évolution de la conception bimodale à la conception bipolaire de l’illusion au cours du XVIIIe siècle : au contraire, les deux modalités coexistaient dès la première moitié du siècle, comme le confirment les analyses détaillées de N. Kremer dans la troisième partie de l’ouvrage.

30Enfin, s’il est important de savoir de quelle manière la fictionnalité de l’œuvre pouvait être appréhendée, il est également indispensable de s’interroger sur la nature de l’autre pôle du mélange : la vérité. Il s’agit selon J. Herman de différencier une vérité comme adequatio d’une vérité comme aletheia. La fiction peut en effet être un révélateur de vérité, qu’elle « dé-couvre ». Cette vérité apparaît alors comme aletheia. Elle est moins l’effet d’une « imitation » de la réalité — adequatio — que d’une opération qui dévoile ce qui était caché et qui met à la surface ce qui restait enfoui. Ainsi, si la vérité comme adequatio préexiste à l’œuvre, la vérité comme aletheia par contre est inséparable du travail artistique même et de la fiction, qui la « dé-voile ».

31En somme, selon J. Herman, les lectures de ses devanciers pouvaient seulement impliquer une lecture sémantique à cause de l’indifférenciation de la vérité comme aletheia et comme adequatio et surtout des deux modalités de l’illusion, bipolaire et bimodale. Par rapport à la triple dichotomie esquissée ci-dessus, J. Herman conclut : « L’objet d’étude de P. Stewart, comme de V. Mylne, est restreint à l’état non déclaré de la fiction (la feintise), qui produit une illusion (bipolaire) dont le lecteur est dupe et qui considère la vérité du texte comme une adequatio, c’est-à-dire une imitation fidèle de la réalité. » (57-58)

32La problématique du roman tel que J. Herman l’envisage apparaît dans un dossier préfaciel considérablement plus vaste que celui sur lequel ces deux critiques se basaient. Son approche prend en compte un type de textes particulier qui exige des distinctions plus précises : il s’agit de textes où, « primo, la fictionnalité apparaît comme un vecteur graduel, où, secundo, l’intention de l’auteur n’était pas toujours de tromper où, tertio, le lecteur n’était pas toujours dupe (même s’il pouvait l’être) et où, quarto, l’effet de vérité dégagé par l’œuvre pouvait être de l’ordre de l’adequatio et de l’aletheia. » (58)

33J. Herman remarque également avec étonnement que, s’il n’est bien sûr pas le premier à avoir analysé la récurrence des assertions et des techniques narratives en jeu dans les préfaces de la première moitié du XVIIIe siècle, il semble néanmoins que cette question ait presque exclusivement suscité des lectures n’allant que dans un sens : celui de considérer l’aspect narratif de la préface uniquement comme la réalisation concrète des assertions abstraites du volet réflexif. J. Herman reconnaît que la dimension narrative de la préface a certes une valeur « exécutive » en ce qu’elle effectue, par un récit, la véridicité réclamée dans le volet réflexif. Mais, s’interroge-t-il, la topicité de la préface, autrement dit la récurrence des mêmes stratégies narratives et des mêmes assertions réflexives, n’invitent-t-elles pas aussi à doubler la lecture sémantique, qui s’attache à la lettre, d’une approche pragmatique, qui s’attache elle à la fonction et l’effet des topoï dans le contexte socioculturel de l’époque ?

34La perspective choisie par J. Herman, M. Kozul et N. Kremer est riche car, abordées sous un angle pragmatique, les protestations de véridicité et les stratégies narratives qui sont censées les effectuer se font lire à la lumière d’un autre questionnement : s’il est vrai que le public n’était pas toujours dupe et qu’il l’était sans doute de moins en moins à mesure que les assertions et récits devenaient topiques, quelle était alors la fonctionnalité des topoï préfaciels, narratifs et réflexifs ? C’est par ce biais que les auteurs posent enfin la question que ni G. May ni les chercheurs qui se sont réclamé de lui ne sont parvenus à résoudre de manière satisfaisante : le public était-il dupe ? Et s’il n’était pas dupe à quoi servaient les dispositifs préfaciels ? En guise de réponse, J. Herman cite un texte emblématique, extrait du Pour et contre de Prévost :

Sans remonter jusqu’aux légendaires, on a vu paraître de nos jours quantité d’ouvrages qu’on ne sait dans quel rang l’on doit mettre, et qui sont devenus comme autant de problèmes dès le premier moment de leur naissance. Est-il bien décidé, par exemple, que L’Espion turc, les Mémoires de Rochefort, ceux de Pontis, etc. doivent être rangés dans la classe des romans, ou dans celle des livres de quelque autorité ? […] Il est vrai qu’on ne serait guère plus avancé après cette supposition, puisque la difficulté de démêler le vrai du faux empêcherait toujours qu’on ne pût fixer à quelle classe un livre de cette nature appartient. Mais on ne courra jamais grand risque à le placer au rang des romans15.

35J. Herman note très justement que nous avons là notre réponse : en effet, hésiter sur le statut épistémologique d’un texte n’équivaut pas à être dupe. Au contraire, « constater qu’un livre pourrait être vrai mais qu’il pourrait tout aussi bien être une fiction [c’est faire] preuve de lucidité » (53). Il faut donc, conclut J. Herman, s’en tenir au constat, très fréquent au XVIIIe siècle, que le lecteur était dans le doute et en venir à l’hypothèse que la création d’un statut épistémologique ambigu relève sans doute de « la haute stratégie romanesque. » (53)

36On pourra regretter que Jan Herman ne se positionne pas ici par rapport à la thèse importante de Dorrit Cohn qui, dans Le Propre de la fiction (2001), considère la préface comme un « marqueur de fictionnalité16 » : en effet, selon elle, la préface fait partie de ce qu’elle nomme, à la suite de Philippe Carrard, la « périgraphie » — c’est-à-dire l’appareil composé de notes, de préface(s) et d’appendice(s) — dont les récits historiques, à la différence des fictions, sont pourvus, et qui « saute[nt] immédiatement aux yeux17 », permettant au lecteur, selon elle, d’identifier facilement un ouvrage historique d’un roman. En d’autres termes, souligne-t-elle, c’est à l’absence de périgraphie que se repère le texte fictionnel. S’il semble évident que ce marqueur de fiction étudié par D. Cohn ne peut être appliqué de façon convaincante et efficace à l’ensemble des fictions françaises du début du XVIIIe siècle, il aurait pu s’avérer intéressant d’examiner selon quelles modalités concrètes, historiquement, ce critère en est venu à s’imposer ou non au cours de la période traitée.

37Par ailleurs, D. Cohn pense pouvoir signaler la fiction par une caractéristique qu’elle nomme, elle aussi, « épistémologique », et qui réside dans cet accès du narrateur à la conscience de ses personnages. Or, si on peut douter qu’il s’agisse exactement d’un mouvement épistémologique tant les personnages en question n’ont pas d’existence sérieuse et si l’on peut penser que le geste épistémologique est, au mieux, seulement mimé, il aurait pu être intéressant que J. Herman mette en parallèle sa propre interprétation avec cette réflexion sur le statut épistémologiquement ambigu du roman tel que le comprend D. Cohn.

38Dans la deuxième partie de l’étude M. Kozul approfondit deux aspects des manœuvres de légitimation dit exogènes : le premier concerne le rapport entre la préface de roman et le domaine des discours théologiques ou religieux. Le second aspect concerne les réponses que donnent les préfaces à une accusation précise qui vise le roman : celle de la séduction exercée par le récit de fiction.

39S’agissant du rapport entre la préface et les discours des savoirs constitués, la préface accorde la fiction aux autres discours dans un mouvement expansif, intégrant dans son tissu réflexif, narratif et polémique les fragments, procédés ou notions des discours à légitimité institutionnalisée. Jouant un rôle tout aussi important que celui dévolu aux stratégies de légitimation endogène, la légitimation exogène s’effectue au travers de l’appropriation par la préface du hors-livre. En ce sens, ce qu’il s’agit de légitimer dans la préface est moins la fiction romanesque que le statut du roman en tant que lieu culturel de la fictionnalisation des discours et des représentations traditionnelles auxquels l’épistémè de l’âge classique confère une prééminence épistémologique et doctrinale. Les cas analysés sont ceux de la revendication préfacielle des moyens stylistiques et pragmatique de la Bible, de l’utilisation de l’hagiographie janséniste, de la polémique origéniste et des thèmes anticléricaux. La préface assimile les fragments des discours légitimants, pour les transformer en pivots d’un discours justificateur dont les ambiguïtés gagnent la cohérence des notions légitimantes empruntées. Elle opère de subtils repositionnements de la fiction et de la vérité, au travers des contaminations, des glissements et des ruses, représentant les fondements de l’autorité discursive à la fois comme institutionnelle et fictionnelle.

40En ce qui concerne la réponse des préfaces à l’accusation de la séduction exercée par le récit, tout se passe comme si trop de soupçons et de condamnations pèsent sur le récit de fiction de cette première moitié du XVIIIe siècle pour que la préface puisse remplir ses deux fonctions principales — obtenir une lecture du récit et que cette lecture soit bonne — sans développer à la fois des stratégies de distanciation par rapport à la fiction qu’elle propose et de légitimation de cette même fiction, niée ou déguisée. En d’autres termes, explique M. Kozul, la préface doit à la fois séduire le lecteur et se défendre de vouloir le faire. S’en défendre, car au début du XVIIIe siècle, « séduire », « séduction », « séducteur » restent principalement ancrés dans leur sens classique : séduire, c’est « abuser quelqu’un, lui persuader de faire le mal, ou lui mettre dans l’esprit quelque mauvaise doctrine ». Au XVIIIe siècle, la séduction implique donc le soupçon qui affecte le langage persuasif : on se méfie de toute prise de parole non autorisée ou non agréée par la tradition.

41Mais, dans les mêmes années, le champ sémantique de la séduction commence à accueillir de nouvelles distinctions. La signification intellectuelle de « séduire », « convaincre en employant tous les moyens de plaire » sera même finalement entérinée par le Dictionnaire de Trévoux : « séduire signifie aussi toucher, plaire extrêmement ».

42Toutefois, la problématique de la séduction n’est pas souvent nommément abordée dans les préfaces. Pour expliquer ce taux d’occurrences assez faible, M. Kozul évoque deux raisons : d’abord, dans la mesure où il tend à réfuter l’accusation selon laquelle le roman est un discours qui « séduit », le préfacier n’a rien à gagner en intégrant à son propre discours la formulation la plus explicite et la plus agressive de l’accusation. S’il l’intégrait, il serait obligé de réfuter à la fois l’accusation et l’assimilation du récit préfacé à la forme accusée, le « roman ». Deuxièmement, le pouvoir séducteur du roman est d’autant plus difficile à réfuter sans détours que le discours romanesque s’expose à des reproches tant esthétiques que moraux. Dans les premières décennies du siècle, les orientations éthiques et esthétiques des attaques contre le roman, comme des ripostes des préfaciers, sont difficiles à distinguer avec netteté. La poétique classique tend à les assimiler l’une à l’autre.

43À cela s’ajoute le fait que la préface ne se fait pas seulement le creuset d’acceptions différentes du vocable « séduction », mais également de dimensions rhétoriques divergentes : M. Kozul remarque que la problématique de la « séduction romanesque » s’inscrit dans une rhétorique à la fois judiciaire et délibérative. En effet, en même temps que le préfacier doit soumettre son ouvrage à des jugements et se défendre des attaques suscitées contre lui et parmi lesquelles le pouvoir séducteur du roman occupe la place que l’on sait, il est obligé de « séduire » à son tour, c’est-à-dire de convaincre ou de persuader sinon ses adversaires du moins le lectorat qui, en tant que tierce personne dans ce processus délibératif, prononcera un verdict qui sera déterminant pour la survie du livre. C’est là le double enjeu rhétorique auquel est confronté le discours préfaciel.

44M. Kozul note encore que, pour prouver leur bonne foi, les préfaciers doivent empiler ruse sur ruse, et finissent par désarticuler le couple mensonge-vérité en déplaçant le débat vers le domaine esthétique : les préfaciers s’ingénient à couper le lien de parenté entre le récit de fiction et le sujet qui l’énonce, tout en s’efforçant de convaincre le public de leur « sincérité ». La préface met donc en avant la contradiction de son statut : il s’agit à la fois de capter le lecteur et de se défendre de vouloir le faire, de séduire et de cacher son jeu. Et M. Kozul de conclure : « De préface en préface, l’évocation de la tromperie se dégage en somme d’un discours moral et défensif et tend à devenir l’un des multiples moyens au travers desquels se négocie un nouveau contrat de lecture. » (209)

45Or, ce nouveau contrat de lecture ainsi que les questions de la légitimation des discours véritables sont inséparables de la transformation progressive d’un concept-clef de l’épistémologie classique qui fait l’objet d’un traitement fort explicite dans le volet réflexif des préfaces de romans : la vraisemblance. La transformation du concept se traduit par la multiplication des configurations combinant le vrai, le faux et le vraisemblable. C’est N. Kremer qui, avec une grande rigueur, illustre, à partir du même corpus préfaciel, les stratégies de valorisation de la fiction envisagée sous l’angle de la vraisemblance. En interrogeant la vraisemblance sous un angle pragmatique, elle note qu’on se trouve là au cœur du « paradoxe de la fiction » qui forme l’objet de cette étude.

46En effet, la question de la reconnaissance de la fiction se heurte frontalement à l’affirmation contraire de la vraisemblance si celle-ci est considérée (et tel est bien le cas dans les lectures sémantiques du dossier) comme une stratégie de mise en place de l’illusion. C’était là le point de vue de nombre de critiques (que ce soit G. May, M. Hobson, E.F. Sterling ou encore P. Stewart) qui perçoivent la vraisemblance comme un mécanisme de leurre qui tente de pousser la fiction du côté de la feintise. La nouveauté de l’étude de N. Kremer consiste à penser l’outil le plus puissant de l’illusion d’un point de vue pragmatique, qui permet à la fiction de se faire reconnaître. L’analyse minutieuse d’un vaste corpus de préfaces révèle en effet que la clôture du récit à la faveur de sa vraisemblance interne vise avant tout la création d’un univers autonome qu’il s’agit de faire reconnaître comme fiction.

47Ce faisant, N. Kremer remet en cause l’assimilation hâtive par G.May dans sa définition de l’accusation esthétique du genre romanesque, qui concerne un reproche d’irréalisme et d’invraisemblance : ce serait pour répondre à cette critique que le roman se fait réaliste, soit vraisemblable. Or selon N. Kremer, cette considération un peu rapide ne restitue pas exactement le sens que prenait la vraisemblance au XVIIe et XVIIIe siècles.

48Quatre angles possibles sont présents dans l’approche des romans par les romanciers du XVIIIe siècle : le récit peut être présenté comme vraisemblable et vrai ou fictif, ou invraisemblable et vrai ou fictif. Dans cette étude des différents cas, il apparaît que c’est précisément en valorisant les différents sens de ces termes que les romanciers du XVIIIe siècle mettent en place le propre de la fiction. En effet, souligne N. Kremer, vraisemblable peut signifier tant « possible selon les lois du réel » que « impossible réellement, mais possible du point de vue de l’univers imaginaire mis en place » (295). De même, « vrai » et « véritable » peuvent signifier « réel » aussi bien que « vrai dans la fiction ». Dans ces différents cas, les variations de sens sont une question d’attitude du lecteur. Or la préface joue un rôle clef dans l’instauration de cette attitude : c’est elle qui établit le « pacte de lecture », sur la base duquel le lecteur acceptera d’entrer dans la fiction, et de prendre pour vrai ce qu’il sait n’être pas vrai. Et le vraisemblable est un outil essentiel de l’imagination pour aider le lecteur à s’aventurer dans l’univers fictionnel, en lui faisant admettre les « suppositions » qui en forment les constituants essentiels.

49En somme, tantôt comprise comme le reflet de la vérité, et en tant que telle dépréciée (chap. 11) ou valorisée (chap. 8), tantôt présentée dans sa différence avec le vrai, et là encore dépréciée (chap. 10) ou valorisée (chap. 9), la vraisemblance dans tous les cas resurgit comme un moyen de promouvoir le récit, vrai ou fictif. Le vrai est sans cesse relativisé en fonction d’une rhétorique qui met en scène d’autres enjeux que ceux épistémologiques de la vérité : l’important est de plaire au lecteur, pour qu’il entre dans la fiction tout en ayant conscience de la fiction, et c’est à quoi sert précisément la vraisemblance, qui apparaît en fin de compte dans les préfaces comme un moyen de faire agréer la fiction, plus que comme un concept à valeur sémantique.

50L’important, au niveau poétique, note encore N. Kremer, c’est la création d’une « illusion agréable » : la vraisemblance devient une illusion de vérité, tout aussi réelle et légitime que la vérité elle-même, pour autant qu’on se situe à l’intérieur de la fiction. L’illusion de vérité tient ainsi à la « possible » vérité qu’est la vraisemblance. Ce possible logique produit un effet d’ordre rhétorique, dans la mesure où l’illusion produite par la vraisemblance poétique est agréable au lecteur. En effet, l’important est de « pouvoir croire » les aventures des personnages comme étant réelles, c’est-à-dire de faire « comme si » elles étaient vraies en vertu du plaisir qu’on ressent de participer à cette illusion.

51En somme, résume avec efficacité N. Kremer, les récits vraisemblables présentés tant comme fictifs que comme véritables usent de la vraisemblance comme d’un principe d’écriture qui assure l’intérêt de la lecture par la cohérence du récit. Dans le cas de la fiction vraisemblable, le romancier se distingue de l’historien en faisant de l’écriture vraisemblable une invention autonome par rapport au vrai. Le récit présenté comme véritable, par contre, s’appuiera sur un texte préalable pour y opérer une sélection ou une réduction des données. La vraisemblance, dans l’un et l’autre cas, fonctionne moins comme un moyen d’authentification que comme un principe d’écriture qui vise à faire adhérer le lecteur à l’univers de la fiction. Et N. Kremer de conclure : « La préface est le lieu même du questionnement de la fiction. Elle ne prétend pas tant expliquer ou introduire à la fiction, que l’interroger de l’intérieur. Mises à part les préfaces des mémoires apocryphes d’un Courtilz de Sandras, aucune préface ne prétend vraiment affirmer que le roman dit vrai, même si certains lecteurs ont pu s’y tromper. » (296)

52Certes, N. Kremer ne pense aucunement que le lecteur de Courtilz soit dupe de cette tromperie, comme elle le souligne avec beaucoup de justesse au sujet des Mémoires de M. le marquis de Montbrun : « Il ne s’agit pour le préfacier à aucun moment de tromper le public, mais d’inscrire, comme par jeu, la démonstration de la vérité, au sein même du discours qui est rattaché, par là, au genre romanesque. […] Le plaisir du lecteur est lié à la conscience de la fiction et à l’admiration qu’il éprouve devant l’adresse affichée par l’auteur à le « tromper » : il n’est pas dupe de la tromperie mais séduit par la dextérité avec laquelle s’effectue la tromperie. » (270)

53Il est toutefois dommage peut-être que N. Kremer, ainsi que J. Herman plus tôt dans l’ouvrage18, n’approfondissent pas ici cette réflexion sur la prétendue « tromperie » des pseudo-mémoires de Courtilz de Sandras, et n’évoquent pas plus en détails en particulier l’aspect ludique de celle-ci.

54En effet, que ce soit, par exemple, dans le Testament politique de Messire Jean-Baptiste Colbert (1684) où, sous couleur de présenter un bilan de son action, le ministre y fait, à la première personne, le tableau des insuffisances royales et de ses propres ignominies — document qui, dans sa maladresse calculée, ne pouvait passer pour authentique — ou que ce soit dans les Mémoires de La Fontaine, où les circonstances de la naissance du héros défient la vraisemblance au point que le préfacier déclare qu’ « il y a beaucoup d’apparence que l’ouvrage est mêlé, et qu’il y entre de l’Histoire et du Roman19 », il semble qu’il s’agisse, pour Courtilz, toujours avant tout d’un jeu : s’il cherche à « tromper » son lecteur, c’est de manière bien trop désinvolte pour être convaincante.

55C’est le point que rappelle efficacement René Démoris, dans la préface de la récente édition critique des Mémoires de Monsieur le Marquis de Montbrun (2004) :

Une légende à dissiper : ces textes, qu’il s’agisse de L.C.D.R., de d’Artagnan ou de Montbrun, ne sont pas des « faux », destinés à leurrer le lecteur contemporain. Un journaliste de 1703 donne idée de leur mode de lecture spécifique : « Tous ces livres ne laissent pas d’être agréables, quoi qu’’ils ne soient pas des auteurs auxquels on les attribue, et de contenir divers faits considérables et qu’on est bien aise de savoir. Ils contiennent d’ordinaire mille faits particuliers de la fausseté ou de la vérité desquels on ne pourra jamais s’assurer. […] On a dit que les Voyages étaient les romans des honnêtes gens ; je crois qu’on en peut dire de même des Mémoires20 ». Ce n’est pas un mince éloge. Vers la fin du siècle, les « honnêtes gens » se satisfont mal des poncifs romanesques auxquels revient la nouvelle historique, mais ils sont un peu revenus du « naturel » et de la « vérité » que l’on supposait aux vrais mémoires. Quitte à suspendre provisoirement la distinction entre vérité et fiction et à pratiquer une lecture critique, ils entendent sauvegarder, non sans humour, leur désir de savoir et leur plaisir littéraire. Ils savent fort bien que même sous un nom « historique » la narration est fictive et l’œuvre d’un écrivain, ce qui n’exclut pas qu’il y ait du vrai dans ces histoires souvent invérifiables. On en viendra plus tard à l’hypothèse du « faux », lorsque le roman, avec Marivaux et Prévost, exhibera à la fois sa littérarité et son caractère de fiction, et qu’on ne saura plus où classer ces textes hybrides, bel et bien perçus à leur époque comme fournissant un plaisir « littéraire »21.

56À l’agacement ressenti par G. May face à « l’habitude si irritante pour le lecteur moderne de faire semblant de cacher l’identité réelle des protagonistes ou les noms de lieu sous des initiales, des points de suspension ou des astérisques22 », J. Herman répond : « Ce sont ces astérisques et ces points de suspension qui ont fait l’objet de ce livre. Le vide de la page de titre » (299) : c’est sur cette assertion à la fois malicieuse et mystérieuse que J. Herman conclut cet ouvrage.

57Mais la réflexion menée dans cet essai est d’une portée bien plus large que l’humilité du critique le laisse à penser, et les conclusions concernant les stratégies préfacielles utilisées dans la première moitié du XVIIIe siècle sont multiples ; tout d’abord, on peut noter avec J. Herman, M. Kozul et N. Kremer que la préface est apparue tout au long de ces pages comme s’exposant à de nombreux paradoxes : à la fois nécessaire et inutile, à la fois le produit d’un personnage de la diégèse et d’un « éditeur » adressant le livre au public réel, à la fois un lieu où « il s’agit de composer la fiction pour composer avec la fiction » (301). Mais surtout, la préface est un discours intrinsèquement ambigu qui affiche la particularité de juxtaposer un aspect réflexif et un aspect narratif emprunté à la tradition romanesque même. Le paradoxe intrinsèque le plus fondamental de la préface de roman au XVIIIe siècle est enclos dans cet aspect narratif qui a été si précisément examiné par les trois critiques : le récit préfaciel, dont l’emploi massif constitue la caractéristique la plus saillante du discours péritextuel au XVIIIe siècle, est un discours oblique qui programme, on l’a vu, une double lecture, sémantique d’une part et pragmatique d’autre part.

58« Contribuer à l’histoire, non pas du roman, mais de la fiction, qui reste à ce jour encore très lacunaire » (303) : voilà ce que se proposait de faire, dans cet ouvrage, J. Herman et son équipe et l’on peut dire sans difficulté que le pari est largement réussi. À la fin de son ouvrage, G. May avait émis le désir suivant : « Une étude détaillée de ces moyens techniques reste encore largement à faire […] et l’on peut espérer qu’un amateur d’histoire littéraire, compétent en technique romanesque, publiera un jour l’étude d’ensemble que mérite un sujet aussi justement attachant 23». J. Herman, M. Kozul et N. Kremer ont répondu à cet appel de la manière la plus rigoureuse qu’il soit.

59Cette étude invite en somme à relire ces préfaces de roman avec un œil nouveau, et ouvre à la recherche un champ d’étude jusqu’ici négligé. Les rapprochements très éclairants que les trois auteurs opèrent entre certains motifs comme celui de la feintise, du leurre et du mensonge dans leur relation respective avec la vérité des récits évoqués, suggèrent le rôle pivot du lecteur dans les structures narratives de ces préfaces. Mais ce n’est pas avant tout comme un espace de jeu que les critiques abordent ces récits fictionnels. Or c’est peut-être là une autre face de la question qui mériterait encore d’être explorée.