Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Avril 2009 (volume 10, numéro 4)
Jacqueline Sessa

À la découverte de Lucette Desvignes

Silvia Pandelescu, L’Œuvre de Lucette Desvignes. Univers thématique, configurations textuelles, Bucarest : Editura Universitatii din Bucuresti, 2007, EAN 9789737373793.

1Nul n'est prophète en son pays, c'est une banalité qui gagne à être rappelée ici. Lucette Desvignes est plus connue aux États-Unis et en Roumanie qu'en France où ses premiers romans avaient pourtant suscité l'admiration de Jacques Lacarrière — qui avait préfacé le second, Le Grain du chanvre, en 1985 — et de Jacques Madaule, entre autres. Il est donc heureux que des universitaires étrangers s'intéressent à l'œuvre abondante et variée de cet auteur à qui est dédié un centre de recherches à Newark, Université de Colombus, Ohio, où est publiée une revue annuelle à laquelle contribue d'ailleurs Silvia Pandelescu, faisant ainsi le pont entre les deux continents1.

2Le début de l'ouvrage souffre d'ailleurs d'un des rares défauts que je lui reprocherai : plusieurs chapitres sont des reprises littérales d'articles de la revue Studies on Lucette Desvignes and the Twentieth Century, — devenue Studies on Lucette Desvignes and Contemporary French Literature —, ce qui entraîne quelques redites et prive en outre l'ensemble non seulement de « passerelles » entre les récits mais encore d'une structure apparente. Ainsi la table des matières ne comporte pas à proprement parler de chapitres mais des sortes de sections elles-mêmes subdivisées selon le titre des œuvres : la première, sur la saga les Mains nues, comprend des études des trois romans qui la composent, de même pour la seconde, Les Mains libres, la dernière unité étant consacrée à des recueils de nouvelles, de contes ou de poèmes.

3Cette réserve faite, je dois dire toute mon estime pour un ouvrage écrit dans un français que beaucoup de nos concitoyens pourraient envier à Silvia Pandelescu. Mieux, sa connaissance de notre langue est telle qu'elle lui permet de saisir toutes les composantes des voix narratrices de Desvignes qui fait parler aussi bien des paysans bourguignons au style patoisant que des instituteurs ou des artistes. Pierre Charreton, qui a préfacé l'ouvrage, entend dans l'ensemble l'œuvre desvignienne des échos de Charles Péguy dont il cite les propos sur la double culture, « peuple » et classique : « Parler peuple et parler français, c'est parler le même langage, un langage de nature et d'art, sur deux plans différents de culture »2. Tout au long de ce qui constitue une véritable exégèse, Silvia Pandelescu met en relief cette double appartenance.

4La connaissance de ces finesses linguistiques s'assortit d'une égale familiarité avec l'œuvre. Si la majorité des chapitres concerne les formes narratives, brèves ou abondantes, le dernier est consacré au recueil de poèmes Le Journal indien qui accompagne une série de gouaches de Michel Dufour, observant que les deux modes d'expression relèvent de la même inspiration mais que les poèmes ne sont absolument pas le commentaire des gouaches, ni les gouaches l'illustration des poèmes.

5L'essentiel, du moins en volume, est donc l'étude de romans et de nouvelles sous le double aspect de la thématique et de la narratologie. Jamais Silvia Pandelescu ne sépare ces deux composantes ; au contraire elle s'applique à démontrer que c'est le contenu, le profil du personnage, l'atmosphère du lieu qui induisent le choix du style de telle ou telle œuvre ou partie d'une œuvre. Je n'analyserai que quelques exemples significatifs.

6Le premier volume de la saga « bourguignonne », les Noeuds d'argile, se déroule dans un milieu de potiers en Saône-et-Loire. Silvia Pandelescu remarque que l'ouverture et la clôture du livre se font sous la dominance du même personnage, Francis, même si la protagoniste du suivant, Jeanne, y apparaît déjà. Car c'est Francis qui, dans une sorte de monologue intérieur que Desvignes nomme parfois « la pensée parlée », parfois une « rumination », fournit d'importants éléments diégétiques : les raisons de son voyage de Bourg à Cluny, où il espère envoyer son fils parfaire sa formation professionnelle, son histoire familiale et conjugale faisant entrer en scène divers personnages que le lecteur retrouvera à plusieurs moments du récit. De façon symétrique c'est la mort de ce père qui occupe la dernière page. Le lien entre l'héroïne récurrente et ce personnage central du premier roman est assuré par le fils, Marrain, bientôt le mari de Jeanne. Silvia Pandelescu démontre excellemment que rien n'est systématiquement donné mais tout naturellement apporté par le courant de conscience de Francis, ses souvenirs d'enfance et de jeunesse, des images des lieux qu'il traverse, ce qu'elle  considère comme « des récits dans le récit ».

7La partie intitulée « Écrire l'enfance » traite de Valérie, fille de Jeanne, dans le Grain du chanvre (titre alternatif : L'Histoire de Jeanne), traitée selon les mêmes principes : mise en place d'un portrait de fillette solitaire et rêveuse et précisions sur l'évolution de la famille. Par la pensée parlée de Valérie on apprend l'absence de la mère, les destinées diverses des trois enfants.

8On remonte le temps avec Le Livre de Juste et l'on se trouve dans une région plus pauvre de la Bourgogne, le Nivernais. Silvia Pandelescu consacre une analyse à ce que l'on pourrait appeler la « partition » de Louise car on ne saurait vraiment parler ici de monologue intérieur ; pourtant tout est vu par les yeux de la fermière. Les habitants du village atteints du choléra paraissent dans ses préoccupations, alors qu'elle ignorait encore le mot quelques heures auparavant et ignore encore qu'elle en est atteinte. Silvia Pandelescu montre l'originalité du récit qui met au premier plan une paysanne inculte « pour faire à travers sa vision limitée du monde [...] la chronique d'un fléau, d'une famille et d'une communauté frappées par la calamité d'une épidémie3 ». Elle met aussi en évidence l'oralité du style avec des sortes d'adresses à un interlocuteur virtuel — un « vous » très fréquent chez Desvignes — comme autant de réponses à des objections possibles, et des formules familières ou désuètes, des prières, des interjections... Elle souligne aussi le rythme de la prose, haletante comme la course de la femme qui veut rejoindre au plus vite ses enfants.

9Quant à la saga dite « luxembourgeoise », elle fait l'objet d'une importante section dont j'isolerai « Structures musicales dans La Brise en poupe ». Silvia Pandelescu voit le roman comme une partition d'orchestre où chaque personnage deviendrait un instrument. Elle justifie les répétitions qui fonctionnent comme des leitmotive ou donnent une mélodie à la phrase. Elle démontre que les titres des parties du roman ne sont pas choisis au hasard mais correspondent à l'évocation d'un moment, d'un lieu, d'une situation, et rattache les termes musicaux à un genre (symphonie, suite, morceau de jazz).

10En somme la cohérence de l'analyse, la mise en évidence de l'unité textuelle de l'œuvre, compensent largement le manque formel de plan. Ainsi à chaque étude il est démontré qu'on entre dans le récit in medias res, un personnage se définissant graduellement en même temps qu'il fait le tableau de son entourage mais toujours « selon son âge, son caractère, son degré d'instruction »4. Si l'on ajoute que l'exactitude de l'interprétation est garantie par un « mot de l'écrivain » précédant chaque étude on considérera cet ouvrage comme une introduction nécessaire à Lucette Desvignes.