Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Avril 2009 (volume 10, numéro 4)
Maud Pillet

De l’érudition à la littérature. Mérimée : le savant et l’homme de lettres

Pierre Glaudes (éd.), Mérimée et le bon usage du savoir, Toulouse : Presses universitaires du Mirail, coll. « Cribles »,  2008, 244 p., EAN 9782810700042.

1Parmi les nombreux domaines culturels auxquels Mérimée s’est intéressé, seule la littérature semble avoir trouvé une certaine reconnaissance. La richesse et la diversité de ses nombreuses activités savantes, dont l’histoire et l’archéologie restent les plus connues, loin de participer à sa gloire, l’ont, de façon assez paradoxale, plutôt desservi. La plupart du temps, les études sur Mérimée ne portent que sur un seul de ces domaines, et ne tiennent que très rarement compte de l’existence des autres, négligeant par là même l’aspect pluriel de cet auteur. Or, c’est justement dans l’unité de toute son œuvre que gît tout l’intérêt d’un écrivain, à la fois créateur et historien, poète et érudit. Ce n’est pas dans le cloisonnement de ses différents savoirs, mais au contraire dans leur réunion que peut seulement surgir toute la richesse et la complexité de cet « historien-écrivain-archéologue ».

2Depuis l’ouvrage collectif Mérimée, écrivain, archéologue, historien publié par Antonia Fonyi en 1999, la critique mériméenne opère un changement significatif et les études portant sur les différentes activités savantes de Mérimée tendent à se développer. L’ouvrage collectif Mérimée et le bon usage du savoir, publié sous la direction de Pierre Glaudes, s’inscrit dans cette volonté, à la fois claire et déterminée, de redécouvrir les différents champs d’exploration d’un écrivain profondément atypique. Réunissant les actes du colloque organisé à Toulouse les 11 et 12 mars 2006 par les équipes de recherche « Littérature et Herméneutique » et ERASME, le volume contribue, par son approche interdisciplinaire réunissant des études aussi bien de chercheurs en littérature que d’historiens, à la récente mais non moins importante « réévaluation critique » (p. 9) de Mérimée.

3Ce dialogue ainsi établi entre les différentes disciplines et l’ensemble de ses connaissances, se double en outre d’une démarche sur trois niveaux qui s’attache d’abord aux « liens du savant avec les institutions académiques et à différentes facettes de ses activités érudites », avant de proposer une analyse de son épistémologie et de s’intéresser à « la représentation de l’objet du savoir » (p. 9) fondée sur sa démarche savante.

4Ces différentes lectures à la fois dynamiques et progressives, tout en permettant de mieux comprendre les liens qui s’établissent entre les multiples savoirs dont Mérimée peut se prévaloir, montrent comment et en quoi l’activité érudite et l’écriture fictionnelle se sont mutuellement influencées. C’est donc une véritable lecture dialogique qui s’effectue ici entre ses œuvres historiographiques, ses Notes de voyage, son œuvre littéraire et même sa correspondance ; un véritable dialogue s’instaure dès lors entre l’écrivain, le savant et l’homme.

5La première partie intitulée « Réseaux de savoir et postures de savant » réunit quatre études sur ses activités savantes. Jean Leclant (« Prosper Mérimée et l’Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres ») propose ainsi une certaine justification de son entrée en fonction à l’Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres. Pierre Pontier (« Mérimée et l’Histoire de la Grèce : Critique de George Grote ») s’intéresse davantage à son apport plus spécifiquement historique. Olivier Poisson (« Prosper Mérimée et l’archéologie monumentale (1830-1835) ») quant à lui, se penche sur son rôle atypique dans la « constitution d’une archéologie nationale » (p.52). Enfin, ce sont ses compétences d’ethnologue qu’examine Marie-Catherine Huet-Brichard (« Le barbare et le civilisé : Mérimée ethnologue dans La Guzla »).

6Jean Leclant s’intéresse particulièrement à l’entrée et au rôle de Mérimée dans l’Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres et à sa contribution « aux sciences diverses et complémentaires de l’histoire, de l’archéologie ou encore de la philologie » (p.13). Plus qu’une justification, l’Académicien actuel relève la logique des événements qui ont mené ce 17 novembre 1843 à l’élection d’un véritable passionné d’antiquités. Et l’Historien de rappeler ainsi, en plus de la fonction et du rôle de Mérimée en tant qu’Inspecteur des Monuments historiques, quelques unes de ses œuvres historiographiques et notamment ses Études sur l’histoire romaine. Par un dernier rappel, et comme pour justifier son élection, l’on apprend qu’une fois élu, Mérimée participa de façon soutenue et efficace à différentes commissions et notamment à la Commission des antiquités de France de 1855 à 1861.

7L’un des intérêts prédominants de l’article de Pierre Pontier est de porter sur un aspect très peu étudié de l’activité intellectuelle de Mérimée, à savoir son rôle de critique dans le domaine historique. L’analyse porte ici sur quatre digressions relevées dans les comptes rendus publiés dans La Revue des Deux Mondes sur douze volumes de History of Greece de George Grote. Ces différentes digressions, qui témoignent le plus souvent de désaccords sur des questions de méthodologie et d’interprétation historique, sont autant de moyens pour Mérimée d’évoquer ses propres réflexions qui, bien qu’elles apparaissent parfois comme  des « arme[s] critique[s] redoutable[s] » (p. 24) sur l’actualité politique, permettent surtout de mieux comprendre son intuition et sa méthode en tant qu’historien. Ces digressions, apparaissent révélatrices, que ce soit par le choix du titre d’un article ou par l’interprétation proposée, de sa position d’historien et de sa capacité à prendre du recul par rapport au sujet étudié. C’est ce que montre l’interprétation qu’il propose d’un discours d’Isocrate et dans lequel il donne « des explications sans juger, en appliquant à la lettre les deux règles de l’historien » que sont « la sureté de la critique et l’impartialité des jugements » (p. 32). Il se montre ainsi plus historien que Grote lui-même, qui malgré son érudition, cède au jugement moral. Les qualités d’historien de Mérimée à savoir, la clarté du jugement, la précision et le souci du détail, se trouvent ainsi révélées à travers sa critique d’un autre historien.

8L’article d’Olivier Poisson quant à lui, porte sur « la formation de Prosper Mérimée à l’archéologie » (p. 40) telle qu’elle se dessine à travers Les Notes d’un voyage dans le Midi de la France publiées en juillet 1835. Qualifiant ces Notes de « vrai livre d’archéologie » (p. 46), Olivier Poisson explique d’abord « le mode opératoire » à l’œuvre et examine le caractère formateur de ce voyage dans le midi au cours duquel Mérimée a dû jouer à la fois le rôle d’un archéologue, mais aussi celui d’un inspecteur mû par un souci constant de conservation des monuments. Bien que s’inscrivant clairement dans le contexte archéologique de son époque, l’écriture de ces Notes n’en revêt pas moins un caractère singulier, notamment par le mélange générique du « récit de voyage » et de l’« analyse des monuments » (p. 49) ou encore par la juxtaposition de notations pittoresques  à un certain recul critique. Cependant la grande spécificité de Mérimée, sa qualité première, semble surtout résider dans ce qu’Olivier Poisson nomme son « œil » (p. 52), c’est-à-dire sa capacité à proposer un sens qui dépasse toujours la simple description ou la classification et qui permet d’atteindre parfois à une « véritable philosophie de l’art » (p. 50).

9La dernière étude de cette partie inaugurale portant sur les activités érudites de Mérimée est la seule à s’intéresser à son œuvre plus spécifiquement littéraire puisqu’elle se focalise sur la célèbre mystification de La Guzla. Marie-Catherine Huet-Brichard y examine les raisons de la réussite de cette mystification notamment par sa capacité à adhérer « à la pensée du temps sur les sociétés et les cultures des peuples "sauvages" » (p. 56). Marie-Catherine Huet-Brichard analyse ainsi « la mise en scène de ces différents ensembles de savoirs » (p. 57), celui des savants, des primitifs et des poètes.

10L’ambivalence culturelle de l’éditeur (à la fois Morlaque et Italien) lui confère un statut de médiateur. Mais en même temps, la relation qu’il entretient avec la culture illyrique, symbolisée par sa relation avec le joueur de guzla Maglanovich, s’impose d’abord comme une critique ironique du système de pensée occidental tel qu’il se développe dans les récits de voyage où « l’altérité n’est pas appréciée pour elle-même » et plus largement, comme une critique de toute « la réflexion ethnologique du XVIIIe siècle » (p. 61).

11Du point de vue de la construction logique « d’un univers anthropologique », l’analyse des ballades révèle « une violence paroxystique » (p. 63) à la fois sociale, interpersonnelle et surnaturelle des cultures primitives. Cette relation entre « nature et surnature » (p. 66) tout en abolissant « les frontières entre soi et l’autre » (p. 66) apparaît comme une limite formelle de La Guzla qui ne peut « posséder cette cohérence et cette unité » du fait qu’elle est une poésie « qui "fait" primitive » et qu’elle cherche en outre à répondre à une certaine attente du lectorat contemporain.

12Enfin si les poèmes de La Guzla fonctionnent aussi bien, c’est en grande partie grâce au « schématisme des actions ou des acteurs » et à « un discours qui s’inscrit dans l’oralité » (p.68). Ce discours qui, tout en présentant un savoir sur les cultures primitives, « associe un univers avec ses lois à une forme avec ses codes » (p. 71) et instaure une sorte de dialogue entre présent et passé, entre un désir de retour à une relation au monde non médiatisée et une « rupture irrémédiable à cette relation au monde ». (p. 73)

13Ces quatre études, tout en portant chacune sur des qualités savantes différentes — historiques, archéologiques, ethnologiques — semblent cependant s’accorder sur la spécificité d’un regard, pour ne pas dire d’une vision mériméenne, vision à la fois du monde et sur le monde, mais une vision surtout qui se veut le vecteur d’un changement, d’une différence et d’une connaissance à la fois unique et universelle.

14La deuxième partie de l’ouvrage « Le discours de la méthode » s’articule autour de trois études sur l’écriture fictionnelle de Mérimée et traite tour à tour de l’épistémologie (Antonia Fonyi « Le récit de Mérimée comme trajet épistémologique »), de la question de l’herméneutique dans les nouvelles de Mérimée (Boris Lyon-Caen « Le savoir à l’œuvre : remarques sur l’herméneutique de Mérimée »), ou encore des modalités selon lesquelles l’écriture fictionnelle porte les marques d’une « dialectique de la raison » (Pierre Glaudes « Ce qui fait obstacle au savoir — La dialectique de la raison chez Mérimée »).

15C’est par la « problématique épistémologique » (p. 77) qu’Antonia Fonyi aborde la question de la narration en tant qu’elle est déterminée par l’histoire de la connaissance dont l’objet est toujours «l’archè, les origines, les commencements » (p. 78). La question d’une appréhension du monde dans sa totalité entraîne chez Mérimée un doute profond qui le contraint à envisager la possibilité d’un inconnaissable qui puisse être « surhumain » (p. 78). En définissant de façon dynamique, d’une part le type du poète comme « sujet personnel de la connaissance », et d’autre part le chroniqueur, l’observateur rigoureux comme « sujet impersonnel de la connaissance » (p. 80), elle met à jour l’une des grandes coupures épistémologiques chez Mérimée, à savoir la rupture entre une possibilité de connaissance d’une partie de l’objet par le sujet impersonnel et une autre partie qui n’est connaissable qu’au sujet personnel.

16Antonia Fonyi applique ensuite son analyse à La Vénus d’Ille qui propose comme la plupart des nouvelles de Mérimée, la « recherche d’un objet archaïque » (p. 84). M. de Peyrehorade y est défini comme le sujet impersonnel et les « informateurs sauvages » (p. 85) représentés par le peuple comme les sujets personnels. La mort de M. de Peyrehorade marque dès lors les limites de la connaissance civilisée dans l’accès à une connaissance de l’archè, qui ne semble accessible qu’à la connaissance personnelle des sauvages.

17Mais cette tension propre à la recherche de l’archè, qui se fonde avant tout sur une violence et une énergie à la fois érotique et destructrice, symbolisée par la beauté cruelle de la Vénus d’Ille, est justement ce qui définit la quête du narrateur lui-même qui, en tant que sujet connaissant passe d’un statut de sujet impersonnel à celui de sujet personnel.

18La brève étude de Boris Lyon-Caen s’intéresse particulièrement au savoir à l’œuvre chez Mérimée qui suscite « un questionnement herméneutique, fondé sur l’interprétation des signes » (p. 94).  Le critique tente ainsi de définir une typologie pour « rendre compte des rapports qu’entretiennent les nouvelles de Mérimée avec la question de l’herméneutique » (p. 94). Il propose dès lors, à la lumière des différentes nouvelles, trois cas de figures qui s’établissent en fonction de l’écart entre « les éléments donnés comme compréhensibles » et ce qu’il appelle la « singularité qui couve », entre « le connu et l’inconnu(e) du récit » (p. 94). Dans la première catégorie, il regroupe les nouvelles fantastiques, ou merveilleuses dans lesquelles « l’inconnu peut d’abord résider en deçà ou au-delà du connu » (p. 95). Dans la deuxième catégorie, il classe les récits plus clairement herméneutiques  où « l’inconnu peut en deuxième lieu être séparé du connu par un écart minime, sans relever de l’ordre du scandale » (p. 97). La dernière catégorie regroupe quant à elle, des récits « anti-herméneutiques » en ce sens que « le savoir peut enfin se trouver intégralement dispensé par la nouvelle — sans qu’aucun miracle ou sans qu’aucun double-fond ne viennent susciter de surprise ou de trouble herméneutique. » (p. 99)

19C’est aussi sous l’éclairage et l’analyse des nouvelles de Mérimée que l’étude de Pierre Glaudes interroge les modalités selon lesquelles Mérimée tente de se prémunir contre toutes les croyances trompeuses telles que l’imagination « la première des puissances trompeuses », les superstitions, et tous les discours qui entretiennent l’hypocrisie, qu’il s’agisse du discours religieux ou plus largement « d’un mauvais usage du langage » (p. 115) comme le cliché ou les lieux communs. Cela dit, par un paradoxe très mériméen, c’est justement parce qu’il ménage une place à ces différentes croyances au sein de son écriture, que Mérimée semble le plus à même de pouvoir à la fois mieux les comprendre et les tenir à distance.

20En outre, cette « dialectique de la raison » (p. 117) tend à produire un autre « processus paradoxal » entraînant de véritables retournements dans « le rapport de l’homme au monde extérieur » (p. 118) et qui résulte du basculement d’une explication divine du monde à une explication scientifique par la toute-puissance de la raison. Ce basculement, loin de conduire à rendre la réalité plus transparente est ce qui, au contraire, contribue à la rendre plus effrayante encore, tant il ne fait que révéler et raviver « les forces obscures » (p. 119), et l’« énergie mortifère » qui agissent au sein même du sujet pensant. Mérimée remplace ainsi paradoxalement l’usage d’un discours religieux, par un autre qui prend cependant les allures d’un discours théologique, pour rendre compte des pulsions — Éros et Thanatos — et de « la nature archaïque » (p. 125) qui sont aux fondements mêmes de l’homme. Insensiblement, le superstitieux, l’irrationnel envahissent le récit et se voient même justifiés par l’écriture mériméenne qui met en place des personnages « révélateurs » de « cette agressivité pulsionnelle » (p. 130). Or, c’est justement cette hésitation et cette tension entre l’angoisse d’un mal primitif et profond qui caractérise l’homme et « un puissant désir de savoir » (p. 131), qui engendre et stimule « le désir créateur » de Mérimée.

21Les trois études proposées dans cette deuxième partie mettent ainsi en lumière les modes de fonctionnement d’une pensée, d’un savoir et d’une écriture  qui s’établissent par le biais d’une tension et d’une ambivalence constante entre « civilisation » et « sauvagerie », entre « connu » et « inconnu », entre un mal archaïque pulsionnel et une raison moderne.

22Finalement, la troisième et dernière partie de l’ouvrage réunit quatre études autour de la question  de la « représentation de l’objet » du savoir. Jean-Marie Pailler dans son article « Voyages en archéologie — Mérimée et la Gaule » s’intéresse à l’attitude de Mérimée envers la Gaule antique, telle qu’elle se développe dans ces Notes de voyage. À travers l’évocation de plusieurs sites — Lyon, Vienne, Apt, etc.… —, Jean-Marie Pailler tente de définir l’admiration de Mérimée pour les vestiges romains et plus largement antiques. Si l’historien cherche à dévoiler l’intérêt de la réflexion mériméenne pour l’archéologie et s’il n’hésite pas à relever en ce sens ses multiples qualités — intelligence exceptionnelle, capacité d’adaptation et force de l’expression — il n’en rappelle pas moins les limites, voire le caractère parfois « désinvolte » de certains de ses propos.

23C’est aussi à travers les Notes de voyages mais cette fois complétées par la correspondance, que Françoise Bercé dans son article « Mérimée et les monuments antiques du midi », révèle à son tour l’admiration de Mérimée pour les monuments antiques. Admiration, qui l’a conduit à jouer un rôle parfois important, plus rarement déterminant, dans leur conservation et leur restauration. Le recours aux exemples des vestiges de l’Amphithéâtre d’Arles ou de Nîmes permet de montrer comment Mérimée est parvenu à maîtriser aussi bien les questions administratives, érudites que politiques. Il s’impose ainsi comme une figure à la fois habile et efficace, qu’un profond pragmatisme a conduit à soutenir davantage la stabilité de l’analyse des architectes que les interprétations parfois polémiques et improductives des archéologues.

24L’article d’Adeline Grand-Clément « Mérimée et le pèlerinage en Grèce » porte sur le voyage en Grèce effectué par Mérimée en 1841 et dont l’intérêt réside en grande partie sur son caractère double, se plaçant au croisement de deux traditions celle de « l’aventure romantique » (p. 172) d’un côté et celle de la « mission scientifique » de l’autre. Adeline Grand-Clément retrace ainsi au travers de cinq lettres de Mérimée et des témoignages de ses compagnons de voyage, son parcours aussi bien réel, sentimental qu’intellectuel. Ce voyage est en effet pour lui l’occasion de confronter ses connaissances de l’architecture grecque, de l’art antique, des auteurs anciens, du grec moderne à la réalité du pays. Car c’est à la fois en philologue, épigraphiste, historien, archéologue, numismate et écrivain qu’il observe, analyse et rend compte de ses nombreuses visites de sites antiques.

25Cette dernière partie se clôt finalement par un article éclairant de François Géal intitulé « Mérimée et les Gitans. Quelques réflexions sur le dernier chapitre de Carmen », qui porte sur le chapitre IV ajouté par Mérimée en 1847 et dont il cherche à comprendre la « nature », la « fonction » et la « signification » (p. 198).

26Dans un premier temps, le caractère encyclopédique du chapitre se voit renforcé par les connaissances érudites de Mérimée, fondées aussi bien sur des sources savantes multiples que sur une connaissance plus directe et non médiatisée de l’univers bohémien. Le chapitre IV apparaît alors à la fois comme « un bilan synthétique » (p. 207) et une « analyse comparative » entre les Bohémiens d’Espagne et ceux de l’Est.

27Mais ce que relève en outre François Géal, c’est le caractère « vulgarisateur » (p. 209) de Mérimée qui laisse place à des savoirs souvent valides, mais qui parfois tiennent du lieu commun et témoignent, en dépit d’un réel souci de distanciation, d’une certaine contamination par la pensée de l’époque.

28D’un point de vue plus structurel, cet ajout du chapitre IV ne crée pas forcément un écart objectif et savant par rapport au reste de la nouvelle puisque il tend le plus souvent à valider la fiction. Le chapitre s’éloigne en outre d’un registre sérieux par le recours régulier au comique, ménagé par un « constant mélange des genres » (p. 225).

29Enfin, par la place que prend la langue primitive dans ce chapitre, il renvoie à la question prédominante dans toute l’œuvre de Mérimée qui est celle de l’archè. Cette question de la langue originelle renvoie à son tour à une « problématique babélienne » (p. 229) que renforce le « retour du « je » » du narrateur qui, tout en s’éloignant du caractère objectif du chapitre, révèle son caractère polyglotte. C’est d’ailleurs peut-être par cette fragmentation incessante que le chapitre IV, plus qu’aucun autre, rend le mieux compte de la mobilité des Bohémiens.

30Pierre Glaudes, dans son introduction, prétendait, par une « approche pluridisciplinaire », « rendre justice à un écrivain atypique dont, au nom de jugements de valeurs discutables, on a trop longtemps refusé de considérer l’audace intellectuelle et la perspicacité » (p. 9). L’on ne peut, à notre tour, qu’approuver la réussite d’un tel projet. Le dialogue permanent entre l’histoire, l’archéologie et la littérature est ici véritablement porteur de sens. En outre, l’intérêt évident d’un tel volume réside dans le fait que, en plus de témoigner des qualités de Mérimée dans ces trois domaines prédominants, elle évoque des savoirs moins connus tels que ses connaissances en ethnologie, en philologie, en numismatique, en épigraphie ou encore ses compétences linguistiques et artistiques.  Cet ouvrage ne participe donc pas  seulement à la réhabilitation d’un écrivain, mais bien plutôt à la réévaluation de l’œuvre entière d’un artiste fondamentalement savant et d’un érudit écrivain malgré lui.  Mieux que tout approche particulière, cette multiplication des lectures permet de témoigner à la fois de l’immense diversité des connaissances de ce génie mixte et en même temps du rôle qu’ont joué ensemble ses multiples savoirs dans le processus de création littéraire. Cette diversité, malgré ses contradictions et ses limites,  montre le désir de Mérimée de ne se soumettre à aucun savoir préétabli et répond chez lui à un réel besoin de liberté et à une volonté de témoigner de la complémentarité des genres. Or, c’est justement cette liberté et cette complémentarité que l’on retrouve dans cet ouvrage, où la multiplicité permet de rester toujours au plus proche de la vérité de son écriture et de l’ensemble de son œuvre, une multiplicité qui, parce qu’elle imite le mode de fonctionnement de Mérimée lui-même, plus qu’elle ne lui rend justice, lui rend véritablement hommage.