Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Octobre 2009 (volume 10, numéro 8)
Maryse Aubut

Le roman, dernier témoin de ce qu’on a oublié

Isabelle Daunais, Les grandes disparitions. Essai sur la mémoire du roman, Vincennes : Presses Universitaires de Vincennes, coll. « L’Imaginaire du texte », 2008, EAN 9782842922184.

1Isabelle Daunais poursuit, avec les Grandes disparitions, son travail autour du roman moderne. Elle donne toutefois une orientation singulière à ses recherches en définissant ici le roman non pas simplement comme « un art du présent et de la nouveauté », mais surtout comme « un art de la mémoire ». Pour I. Daunais, c’est précisément parce que le roman est un art de la mémoire qu’il peut circonscrire le présent avec autant d’acuité. Et c’est cette mémoire qu’elle fouille, qu’elle explore, en considérant le roman comme le témoin privilégié des disparitions qui construisent la conscience de l’homme moderne. La disparition du destin, de l’héroïsme et enfin du temps et de la mémoire même, s’articulent donc autour de trois axes principaux qui servent de structure à l’essai : trois chapitres qui constituent en quelque sorte les trois temps de l’avènement de la modernité. Il s’agit d’abord de « la conscience de ce qui n’est plus », un premier chapitre à travers lequel l’auteur montre comment le roman découvre la possibilité de la perte, comment il évoque ces mondes que nous avons cessé d’habiter, mais qui demeurent présents à notre conscience et ne cessent de nous hanter. Les deux autres chapitres, qu’on peut considérer comme les deux réactions possibles à cette découverte fondamentale, viennent d’abord faire état de « la résistance » dont fait preuve le roman afin de continuer, malgré tout, d’habiter ces mondes disparus, de maintenir, même si c’est de manière artificielle, l’existence de ces univers. Le troisième et dernier chapitre, « la traversée », expose quant à lui la manière dont nous prenons conscience, à travers le roman, de l’impossible retour de ces mondes oubliés, de la perte, donc, d’une mémoire qui permettrait de distinguer la fable de la réalité. L’élaboration de ces trois chapitres permet ainsi à I. Daunais de montrer clairement comment la perte progressive d’une mémoire dont le roman serait le dépositaire est intrinsèquement liée à l’avènement de la modernité.

2I. Daunais inaugure ce chapitre avec l’exemple canonique de Proust et de la Recherche : « Toute la Recherche, on le sait, raconte la découverte infinie que même les choses les plus sûres se perdent, que la durée longue où nous les inscrivons pour croire à leur pérennité, où simplement à leur existence, est en réalité fugitive, et que le monde que nous pensons habiter se révèle tôt ou tard un monde disparu »1. Pour l’auteur, Proust poursuit ainsi un questionnement lancé depuis Cervantès : « […] que se passe-t-il lorsque le monde dont on est issu et que l’on reconnaît seul pour sien est un monde disparu ? »2. I. Daunais montre bien, en effet, que même si le roman est généralement associé à la nouveauté, à la modernité, c’est dans la reconnaissance du passé que le roman travaille sans doute le plus ardemment : « Si le roman semble avoir les yeux tournés vers l’avenir, si ses héros peuvent s’élancer librement vers une existence qui leur est encore inconnue, et dont nous avons tout à espérer (ou tout à craindre), c’est parce qu’il les a d’abord tournés vers le passé et que ce regard lui permet de prendre la mesure de ce qui a disparu »3. À la différence des genres anciens donc, comme la tragédie ou l’épopée, pour lesquels aucune disparition n’est possible puisque le destin se charge d’écrire la suite des événements, le roman devient « l’espace de la comparaison »4 entre ce qui nous reste de ces mondes anciens, entre les souvenirs que nous en possédons et le présent dans lequel nous évoluons :

« Le personnage de roman habite le présent en étranger étonné, venu d’un autre monde, dont le souvenir éclaire de sa puissance inquiète et moqueuse tout ce qu’il touche et tout ce qu’il voit. Ce que notre faible mémoire et la vie qui court ne nous permettent de saisir qu’en partie ou que par moments, il nous le révèle dans toute sa force »5.

3La disparition de l’héroïsme, que l’on pourrait considérer comme découlant de cette disparition plus fondamentale encore que constitue le destin, est représentée de façon exemplaire par le personnage d’Emma Bovary. Avec Flaubert, un tour d’écrou supplémentaire est donné : « Emma Bovary n’est plus uniquement celle à qui tout destin échappe, elle est celle aussi à qui l’héroïsme, c’est-à-dire les vertus et la valeur reconnue de l’héroïsme, échappe »6. Il n’y en effet plus de singularité possible avec la disparition de l’héroïsme, plus de distinction entre des êtres qui sont dorénavant soumis aux mêmes contraintes. Si le destin, si l’héroïsme disparaît, s’il n’est plus nécessaire d’en référer à un monde plus ancien, la mémoire s’en trouve bien sûr allégée, mais aussi trouée et elle-même soumise à la disparition. Face à la disparition de la mémoire, deux attitudes sont possibles : la « résistance », dont l’œuvre de Proust est représentative et la « traversée », caractéristique cette fois de l’œuvre de Kafka.

4Si, pour Emma Bovary et don Quichotte, la frontière entre le passé et le présent demeure clairement définie, il en est tout autrement pour le narrateur de la Recherche :

« Chez Proust, la frontière devient à ce point diffuse et mobile qu’elle cesse d’être formulable. Ce n’est pas que le narrateur ne souhaite pas ordonner le monde autour de lui, bien au contraire, mais celui-ci est si variable que la tâche d’y trouver des repères devient une quête en soi »7.

5Le principal outil de cette quête de repères s’élabore autour de la figure de comparaison, qui permet au romancier d’établir une différenciation entre les divers éléments du récit :

« La comparaison, chez Proust, est ce par quoi le monde existe, ce par quoi il est habitable. Lorsqu’un objet ou une personne ne peuvent plus être comparés à quoi ou à qui que ce soit, lorsque aucun relief n’est plus perceptible, cet objet ou cette personne entre dans ce qu’on pourrait appeler le territoire de la non-existence »8.

6 Pour Proust, il s’agit donc de maintenir, coûte que coûte, la différenciation entre les objets et les êtres afin que, comme il l’écrit lui-même, ils ne s’évanouissent pas dans l’« espèce de vague moyenne entre une infinité d’images insensiblement différentes »9. Si le souci du détail semble chez lui poussé à l’extrême, c’est donc précisément afin de faire « résister » le monde des Guermantes à la disparition ; une disparition qui est toutefois déjà presque entièrement consommée, puisque le narrateur de la Recherche prend déjà la mesure du monde nouveau qui est en train d’advenir : « Et c’est précisément parce qu’elle se penche sur cette fin, sinon socialement du moins esthétiquement la plus improbable de toutes, que la Recherche est tout entière tournée vers un monde nouveau »10. L’avènement de ce monde nouveau préfigure de plus une nouvelle façon de considérer le temps ; si le temps est « perdu », comme l’annonce déjà le titre de l’œuvre, si la notion de temps ordonné disparaît, il faut ouvrir d’autres voies. Proust trouve dans les « vies parallèles », dans l’élaboration de tout un faisceau de mondes possibles, une solution partielle à la disparition du temps : « Ces vies parallèles sont présentes partout dans l’œuvre, dont elles composent non pas la trame en creux, mais la trame active, épousant diverses voies ou diverses “lignes” […] »11. Toutefois, le moyen le plus remarquable déployé par la Recherche afin de différencier le temps demeure la survenue d’Albertine, figure emblématique qui possède précisément cette capacité de transiter d’un monde à l’autre, de brouiller les frontières. Albertine ne permet pourtant pas au narrateur de « retrouver le temps », puisque l’avènement du « monde nouveau tient à cette manière qu’ont les événements de se terminer sans eux-mêmes terminer quoi que ce soit, sans entraîner de discontinuité dans la vie des personnages et dans le temps qui passe »12. La disparition d’Albertine suite à une chute de cheval ne pourra donc être suivi d’aucune rédemption ; il ne s’agira simplement que de « la borne d’un épisode »13. C’est que les images d’Albertine (mais aussi celles de tous les êtres aimés) sont si variées qu’il est impossible de fixer irrémédiablement les contours d’une identité : « La Recherche révèle et c’est peut-être sur ce point qu’on peut y voir une « révolution » que l’opposition fondamentale qui détermine nos vies n’opère pas entre la vérité et le mensonge, l’authentique et l’inauthentique, mais entre la mémoire et l’oubli et que cette opposition est la seule à laquelle nous ayons accès […] »14.

7Proust, en « résistant » à l’oubli, à la disparition du temps, apporte sa propre réponse aux mondes nouveaux qui s’ouvrent devant lui. Cependant, cette réponse n’est pas la seule alternative : Kafka en donne une très différente en prenant la question de front et en traversant la frontière qui « sépare le souvenir de l’oubli »15. En effet, dans Le Procès, Joseph K. est entraîné dans une aventure qui le dépasse complètement puisqu’il ne peut déterminer le moment où il a basculé dans l’autre monde :

« Par leur façon de poursuivre, sans jamais s’arrêter, une blague, une anecdote ou ce que Flaubert appelle une “fantaisie”, on peut voir dans les romans de Kafka (comme dans Bouvard et Pécuchet) une illustration exemplaire de l’inachèvement propre au roman, inachèvement qui ne touche pas seulement la possibilité de clore le récit, mais celle aussi de trouver le moment où les choses (l’erreur, la blague, les illusions) se sont mises en route »16.

8Chez Kafka, la disparition est donc déjà survenue et toute « résistance » est inutile ; le temps n’ordonnant plus rien, les événements n’ont plus aucun sens. La façon dont Kafka présente l’âge de ses protagonistes est à cet effet révélatrice :

« Car l’âge, qui permet de distinguer les êtres entre eux, permet plus encore de distinguer les êtres en soi, ceux qu’on a été successivement et que la mémoire reconnaît en leur assignant une place dans l’écoulement des années et des jours. Or, chez Kafka, cette place est constamment bouleversée »17.

9Ce bouleversement des âges place la jeunesse en avant-plan, puisque cette phase de la vie est, par sa nature même, la plus libre de mémoire. La jeunesse devient ainsi une caractéristique majeure de ce monde, mais cette jeunesse sans mémoire, si elle est plus légère, est surtout à l’origine d’un puissant sentiment de honte. La « honte de l’oubli » est pourtant indispensable à la survie du personnage :

« On pourrait s’étonner de ce sentiment de culpabilité et de honte qui accompagne le personnage au moment de mourir. Mais ce sentiment est justement ce qui permet à Joseph K. de rendre cohérent et à la fois terrible le monde où il s’est réveillé sans retour et de se situer lui-même au sein de ce monde. La honte est tout ce qui lui reste de l’ancien monde qui lui permet de trouver place dans le nouveau »18.

10Le sentiment de honte devient donc en quelque sorte l’ultime trace d’une mémoire disparue, le dernier indice de ce que nous avons perdu et le roman, le réceptacle idéal de cette honte qui n’en finit plus de nous tarauder.