Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Octobre 2009 (volume 10, numéro 8)
titre article
Laurence Decroocq

Pourquoi sacrifier Salomé ? Les enjeux tragiques de la représentation

Frank Pierobon, Salomé ou la tragédie du regard. Oscar Wilde, l’auteur, le personnage, Paris : Édition de la différence, coll. « Les essais », 2009, 285 p., EAN 9782729117733.

1Dès l’introduction, Frank Pierobon s’interroge sur la signification de la genèse de Salomé pour Oscar Wilde.

  • Pourquoi écrire en français, une langue étrangère ?

  • Pourquoi écrire une tragédie, alors qu’il est reconnu pour ses comédies ?

  • Pourquoi choisir un sujet biblique alors qu’il est athée ?

  • Pourquoi choisir une femme (dont il développe les caractéristiques féminines) comme personnage principal alors qu’il est homosexuel ?

2À travers l’analyse du texte et de la biographie de l’auteur, Frank Pierobon a pour objectif de déconstruire les idées reçues sur cette pièce. Il étudie d’abord Salomé dans le détail de son écriture, puis la question de l’écriture elle-même, et enfin le lien entre la tragédie et l’homme.

Salomé, tragédie

3Contre toute attente la figure de Salomé ne doit pas son succès à cette pièce de Wilde. Elle est très exploitée à la fin xixe et au début du xxe siècle, figure archétypale implantée au music-hall, dans les ballets. Le cahier iconographique permet de revenir sur ce point en présentant les tableaux de Gustave Moreau, les succès à venir de la figure de Salomé et de compiler quelques photographies de Wilde. Pour mémoire, Salomé est publié en 1893, et la pièce est représentée pour la première fois en 1896.

4Fr. Pierobon avance l’idée que le personnage principal n’est d’ailleurs pas Salomé, mais Hérode. Il est alors nécessaire d’explorer les caractéristiques des trois personnages de la pièce : Salomé, Iokanaan et Hérode.

5Dans l’imaginaire du xixe siècle, Salomé est tragique au sens où elle s’éloigne de l’humain, elle incarne le désir à l’état pur — le désirable : c’est un corps humain qui se sait désiré et désire l’être. À l’inverse Iokanaan refuse de s’incarner. La pièce joue essentiellement sur cette dichotomie entre Iokanaan, homme juif, voix de Dieu et de la conscience, incarnant la parole, et Salomé, femme hellénistique, incarnée, image du désir, voix de son propre désir. Face à ces deux types, Hérode fait figure de héros car il est humain et souffre, seul, sans Dieu, lié aux autres. Seul personnage dont la parole soit performative car il est roi.

6La mise en exergue de cet enjeu de l’image souligne la théâtralisation des regards et explique le titre de cet essai. Salomé appartient au monde du regard, Iokanaan en est exclu, Hérode s’y introduit.

7La question de l’incarnation souligne les discordances. Iokanaan ne veut pas s’incarner, Salomé n’est qu’incarnée. Dans le traitement qu’en fait Wilde, l’incarnation réunit la question du corps, de la visibilité, et du regard. Les voiles, la Lune sont autant de métaphores rejouant cette question de la corporéité.

8Autre enjeu développé par la pièce, Salomé, fille vierge, beauté qui désire (comme le ferait un homme), veut être reconnue comme femme et comme être singulier, comme individu. Comme l’homosexuel, elle cumule les genres féminin et masculin.

9Malgré cette exposition des différences, à la limite des stéréotypes, les personnages se rejoignent :

Salomé et Iokanaan forment à ce niveau un couple fatal, antithétique, où le même et l’autre ne trouvent pas de statut propre. Ils n’ont jamais véritablement conscience de ce qu’ils ont d’identique, à savoir l’absolu dont ils sont l’incarnation, chacun selon sa culture, Salomé selon la culture hellénistique, et Iokanaan, selon la culture hébraïque. (p. 114)

10D’autres forces viennent encore travailler ces personnages. La logique de séparation de l’actif et du passif est contrariée par Salomé qui rejoint alors la situation de l’homosexuel. Salomé est à la fois la désirabilité et le désir (actif et passif).

Salomé qui devrait, en tant que femme, en tant qu’incarnation dionysiaque de la beauté, être du côté passif, de ce qui s’offre au regard et au désir, transgresse son état en éprouvant du désir et en décidant selon lui. (p. 118)

11Le regard d’Iokanaan serait une rédemption pour elle mais signifierait l’incarnation pour lui, ce qui rejoint le paradoxe de l’incarnation christique (philocalie).

12Hérode apparaît alors comme le personnage principal : il écoute Iokanaan, regarde Salomé, n’agit pas et cependant les fait tuer. Il détient le pouvoir et l’incarne. À la suite de cette incarnation, il doit survivre à la perte de la voix sainte, et de la beauté divine.

13Comme Hérode, Wilde fait face à un paradoxe : l’esthétique catholique l’attire, mais la morale catholique le rejette :

C’est ainsi qu’Oscar Wilde ne peut que se reconnaître mimétiquement dans le Christ, par une version assez inattendue de l’Imitatio Christi, et plus exactement dans la figure du réprouvé, confusionnellement (sic) honteux et glorieux, bestial et divin, acteur du théâtre mondain et auteur d’une œuvre qui lui fait miroir, mais il ne peut achever de s’y reconnaître qu’au delà de la mort symbolique, dans sa propre passion, dont son propre procès sera comme le décalque. (p. 128).

14Fr. Pierobon explore le mythe de Salomé et les archétypes tragiques sous-jacents à la pièce. Il effectue une série d’arrêts sur image auxquels nous avons du mal à nous contraindre, tout au plaisir où nous sommes d’explorer le texte. Toutefois la lecture critique qu’en fait Fr. Pierobon ne nous extrait pas de l’œuvre pour nous amener à théoriser, mais nous permet au contraire d’en prolonger la rêverie, et d’en renforcer la justesse.

Vivre, écrire

15Fr. Pierobon souligne la part que l’écriture prend dans la vie. L’exercice d’écriture s’oppose à l’oralité, à la loi, à l’argent, à l’État. Salomé est tout d’abord une pièce tragique. Il est important de relever ce qui a son écho dans la vie de l’auteur, dans sa tentative de figurer sa nature dans le rôle auquel il est socialement contraint.

16L’homosexuel joue « l’homme » pour ne pas dévoiler sa nature. La société déclare que l’homosexualité est une pose, un rôle, ce qui permet de la nier et donc d’en accepter la représentation, faute d’en accepter la réalité. On peut toutefois se demander comment écrire la vie en faisant abstraction de la sexualité. À cette écriture s’oppose, dans la société victorienne, le fait que la vie est l’écriture de soi face au regard de l’autre. Comment dès lors l’homosexuel peut-il se mettre en scène ?

De par sa dissonance ontologique, cet être doit improviser les moyens d’un possible et s’inventer une identité, une fiction de sens qui puisse, ne serait-ce que sur le mode de l’illusion, maintenir ensemble les termes incompossibles (sic) de son équation. (p. 150)

17Salomé doit permettre d’interroger l’homme (son identité) à travers l’écriture. L’écrivain est toujours à la recherche d’une nouvelle langue, d’autre chose, d’un éloignement du commun. Écrire signifie donc déjà mettre à distance les conventions, les interroger.

En même temps qu’il s’émancipe en façonnant l’écriture dans le minerai de la langue, l’écrivain perd en quelque sorte une native naïveté vis-à-vis de tous les codes moraux et religieux, les interdits, les lois et tout ce qu’en général, l’on intériorise en grandissant dans une société donnée et dont on pourrait parler comme d’une sorte de méta-écriture, surtout si l’on se réfère à une divinité législatrice. (p. 154).

18La difficulté à obéir aux normes permet de les percevoir comme telles en dehors de la question de la nature à laquelle la société les rattache. La tentative de changer la Loi (rattachée culturellement à l’écriture) ne peut se faire qu’en écrivant soi‑même. Wilde est dépossédé de lui-même : il ne peut pas être homosexuel et doit être homme. Il vit donc une double contradiction : il ne peut être lui-même et doit être un autre. L’écriture lui permet de jouer la dissociation entre l’apparence et le réel. La société anglaise théâtralise les relations sociales, elle laisse peu de choix : l’homme est anglais, chrétien, hétérosexuel, convenable face aux spectateurs. L’auteur se construit face à la société, face au public.

19La différence des sexes est toujours déjà écrite dans la société dans laquelle on s’inscrit. D’après le modèle de Marcel Détienne1 repris par Fr. Pierobon, la société archaïque compte trois prototypes de l’individu : le prêtre, l’aède et le roi. Salomé rejoue avec ces quelques figures la tragédie de l’individualité en crise. O. Wilde ne peut que tenter de rejouer la distinction entre l’auteur et l’écrivain. On ne peut nier que vérité et actualité (actualisation) sont différentes. Wilde serait un Hérode tenté par une rédemption incarnée par Iokanaan mais atteignable seulement s’il se détache de ce qu’il croit être. L’inceste pour Hérode fonctionne comme l’homosexualité pour Wilde : celui-ci oscille entre profane et sacré.

20Wilde est médiatisé comme un dandy, auteur de bons mots. Il joue un personnage pour la presse, se définit en négatif du standard masculin pour la société contemporaine. Il ne peut exister que sur le mode négatif :

Pour l’essentiel, l’homosexualité sous le règne de Victoria est littéralement impensable. Elle n’a pas même le droit au nom, à l’image, au banal. (p. 189).

21La seconde moitié du xixe siècle est une période de profonds changements, l’Angleterre hésite entre le puritanisme exacerbé de la société victorienne et l’appétit de scandale. La scène publique aboutit alors à la « théâtralisation de ce qui ne doit pas être » (p. 195). L’homosexualité est ce que l’on ne nomme pas, quelque chose par quoi l’individu ne peut pas exister, par quoi il s’efface. Fr. Pierobon s’intéresse particulièrement à cette posture homosexuelle en ce qu’elle a d’impossible en terme de représentation et d’être. Elle peut seulement être perçue comme une imposture. L’homosexualité est impossible pour la société, elle ne peut donc être incarnée que par un individu figurant cette impossibilité. Wilde rejoint alors son destin tragique.

Le tragique ne montre pas seulement ce qu’un être humain devient lorsqu’il cesse d’appartenir à un groupe et devient un individu, mais encore et plus tacitement, ce que le groupe fait d’un de ses membres lorsqu’il doit se fabriquer un individu pour détruire avec lui tout ce qui menace sa propre cohésion. (p. 217)

22Dans son rôle de bouc émissaire, Wilde permettra alors par une catharsis sociale d’évacuer ce qui est interdit.

De Salomé à Oscar Wilde

23Fr. Pierobon est philosophe, il a déjà exploré la forme tragique dans d’autres ouvrages2, il aborde donc la tragédie à partir du modèle antique et voit ce que ce modèle peut révéler de la tragédie mise en œuvre par O. Wilde pour façonner sa propre représentation. Le tragique se définit donc comme la nécessité d’une catharsis par le sacrifice d’un individu.

24Cette troisième partie fait office de conclusion et d’aporie puisqu’elle souligne les limites de cette lecture de Salomé par l’auteur. Fr. Pierobon souligne l’échec des personnages (Salomé, Iokanaan et Hérode), tous incomplets. Chacun fait une expérience différente : celle, esthétique, de la beauté pour Salomé, celle, politique du tragique pour Hérode, celle, existentielle de l’exclusion sociale pour Iokanaan. Chacune est négative, paradoxalement violente et fascinante.

25Fr. Pierobon revient sur le fait que l’homosexualité n’est pas le propos de Salomé. Wilde ne peut pas représenter l’homosexualité dans son écriture, il ne peut s’agir que d’un choix personnel, d’un choix de vie. Il joue donc sur le vrai et le faux dans sa vie. Wilde, comme Salomé, oscille entre le sublime et le sordide. Il s’incarne dans la figure de l’homosexuel confectionnée par la presse sur son idée. Propriétaire de l’idée, il en délègue la mise en œuvre.

26Cette critique, au dire de l’auteur, dépasse son objet au sens où elle prend des libertés par rapport à ce qui a été écrit et à l’intention de Wilde. Mais elle s’en recommande en ce que Salomé se dépasse, laisse échapper plus de significations qu’elle n’en désigne.


***

27En dehors des réserves émises par Frank Pierobon lui-même, je m’interroge sur la part mystique de Salomé. Peut-elle échapper au mode de l’image pour rejoindre Iokanaan ? Ou tente‑t‑elle de reprendre celui‑ci dans le monde corporel : lui couper la tête n’est-ce pas le retenir dans le monde de la représentation ? Et pour sa part, Iokanaan est‑il à ce point pris par le monde mystique alors qu’il dit son refus de rejoindre le réel et sa corporéité ?

28Cette réflexion sur la mystique nous ramène à l’enjeu essentiel de l’image. Salomé veut être l’icône d’Iokanaan. Tous la regardent comme un objet, elle changerait alors de statut. Salomé fait d’Iokanaan une image en tendant sa tête à bout de bras.

29La lecture de cet essai de Fr. Pierobon amène à remettre en jeu ces concepts-clefs incarnés par ces trois personnages et à les interroger une nouvelle fois.