Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Décembre 2009 (volume 10, numéro 10)
Lorenzo Bonoli

Le récit au cœur de la vie. Les implications philosophico-anthropologiques de la narrotologie

Raphäel Baroni, L’œuvre du temps. Poétique de la discordance narrative, Paris : Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 2009, 336 p., EAN 9782020982290.

Mais alors, il faut admettre que nous sommes d’emblée intriqués dans des histoires, que nous ne pouvons pas vivre autrement qu’à travers elles. (p. 17)

1Avec L’œuvre du temps, Raphäel Baroni publie, à deux ans de La Tension narrative, un recueil de textes, en partie déjà parus dans d’autres publications, qui approfondit et élargit la perspective inaugurée par le premier ouvrage.

2Comme tout ensemble de textes rédigés pour d’autres occasions, l’ouvrage est caractérisé par une certaine hétérogénéité qui pourrait mettre en péril sa cohérence interne. Effectivement, lors d’une première lecture superficielle, le caractère disparate des textes peut donner l’impression d’une absence de fil rouge : un premier chapitre revisite la triple mimésis de Paul Ricœur ; il est suivi par deux analyses de textes de Julien Gracq qui explorent les relations entre phénoménologie du temps, intrigue et figuration narrative ; puis par des réflexions sur le rapport entre auteur et lecteur ; un approfondissement sur le fonctionnement des genres littéraires ; deux chapitres sur l’opposition entre textes fictionnels et textes factuels et enfin un entretien portant sur son premier ouvrage.

3Probablement que cette impression d’hétérogénéité a-t-elle aussi été celle de l’auteur qui, en préparant son volume, a dû s’apercevoir du problème et, pour y faire face, a dû rédiger l’introduction et la conclusion de façon à mieux faire ressortir le fil conducteur de l’ouvrage. Jusque là, rien de très original, mais ce qui est intéressant de relever, c’est que ces deux chapitres à la périphérie du texte adoptent un style narratif, en racontant le parcours théorique que l’auteur a suivi pour arriver aux positions actuelles. Cela n’est sûrement pas un hasard : comment assurer au mieux la cohérence d’une série apparemment disparate d’éléments sinon en les intégrant dans un récit ? L’auteur exploite ainsi dans sa pratique même d’écriture cette potentialité du récit, qui constitue un point fondamental de toute la narratologie contemporaine. Que le récit ait un pouvoir d’inscrire la discordance de l’expérience dans la configuration d’un récit est au fond le grand enseignement que la réflexion de Ricœur nous a légué et qui a déjà été reprise et relancée aussi dans le premier ouvrage de Baroni.

4Cependant, dans L’Œuvre du temps, cette « vérité narratologique » ne se limite pas uniquement à assurer la cohérence de l’ouvrage et à constituer le postulat de départ de la réflexion, mais elle s’ouvre sur des enjeux d’une portée bien plus vaste.

5À bien y regarder, le fil rouge de l’ouvrage consiste en l’exploration des relations qu’entretiennent récit, temps et vie. L’ampleur d’une telle thématique ne peut évidemment qu’effrayer, mais R. Baroni l’aborde avec prudence, en dialoguant avec de nombreux auteurs, parmi lesquels Ricœur, Carr, Schapp, Ryan, Sternberg, etc., et en la faisant ressortir de l’analyse des formes les plus variées de récit.

6D’un point de vue théorique, la porte d’entrée à cette réflexion avait déjà été ouverte par son ouvrage précédent. En mettant en relation récit et expérience temporelle, l’auteur inscrivait cette forme discursive au cœur même de l’expérience humaine. Dans cet ouvrage, l’idée est réaffirmée en citant en particulier Schapp ou Carr, qui soulignent comment, au fond, nous sommes toujours pris dans des histoires et que notre perception du monde est déjà ordonnée sous forme narrative. Cela signifie alors que la « “manière immédiate” que nous avons de vivre les histoires qui nous arrivent est déjà narrative, et même nos souvenirs et nos projets les plus secrets sont déjà des formes de récits intimes » ; et, en citant Barbara Hardy, que « nous rêvons et rêvassons en récit, nous nous souvenons, nous anticipons, espérons, croyons, planifions, apprenons, haïssons, et aimons à travers des récits » (p. 17).

7Cependant, affirmer que nous sommes toujours et déjà pris dans des récits fait exploser le cadre de la narratologie traditionnelle. Ce cadre a déjà été ébranlé depuis quelques années par l’introduction d’analyses de récits non littéraires, ou même non écrits, mais aussi par les avancées réalisées dans le champ de la psychologie cognitive. Mais l’élargissement ici proposé semble ouvrir de nouvelles perspectives pour la discipline de la narratologie, qui s’oriente ainsi résolument vers ses implications philosophico-anthropologiques.

8R. Baroni relève bien cet élargissement en précisant que ses propos « visent finalement à compléter l’ambition d’une narratologie qui s’était donné pour mission de mettre au jour le point commun existant entre tous les récits existants, quels que soient les genres auxquels ils se rattachent », et qui maintenant est parvenue à mettre au jour « une sémantique élémentaire de l’action, qui n’est d’ailleurs pas propre uniquement aux genres narratifs, mais également à toute représentation mentale de l’action. La structure formelle commune à toutes les formes de narrativité ne serait ainsi rien d’autre que la représentation (mentale ou discursive) de l’action dans le temps, dans son déploiement virtuel ou actualisé » (p. 82, je souligne).

9Si l’on considère avec attention les implications d’une telle conception, on comprend la nécessité de traverser les chapitres du livre qui s’offrent en tant qu’étapes permettant de revisiter les différentes pratiques narratives à la lumière de ce nouvel enjeu de la discipline.

10En particulier, il devient intéressant de réfléchir sur une nouvelle articulation de la conception ricœurienne des trois mimesis, une conception qui, au-delà de ses limites, reste un point de référence important pour la narratologie contemporaine. Comment en effet concevoir le rapport entre la mimesis 1 et la mimesis 2, entre la préfiguration et la configuration de l’action, si toute expérience humaine se donne d’emblée dans une forme narrative ?

11Et parallèlement, il apparaît nécessaire de revoir aussi le « grand partage » entre textes fictionnels et textes factuels. Si toute expérience passe par une forme de narrativisation, et s’il existe une « continuité formelle entre l’événement vécu, sa représentation mentale, sa configuration par l’écriture ou la parole, et sa reconfiguration par la lecture ou l’écoute » (p. 52), alors il devient ardu de distinguer ces deux genres textuels en fonction de leur référence à un objet extralinguistique. Le problème doit être réglé sur un autre niveau. C’est ainsi que l’on peut comprendre l’intérêt du nouveau partage proposé par R. Baroni, « entre des genres narratifs, généralement factuels, qui remplissent une fonction configurante (expliquer, rendre intelligible les évènements passés), et d’autres, généralement fictionnels (mais pas seulement), qui sont plutôt dominés par une fonction intrigante, c’est-à-dire qui exploitent une discordance narrative provisoire ou permanente à des fins esthétiques » (p. 27, je souligne).

12Ce ne sont là que deux exemples du travail de reconsidération des catégories traditionnelles effectué à la lumière de la position adoptée par R. Baroni.

13Au fond, on pourrait voir dans le geste théorique de l’auteur la tentative de substituer l’ancien monde de référence de la discipline, constitué d’essences et d’objets extratextuels qui trouvaient leur cohérence dans la synthèse d’un récit, avec un monde déjà sous forme narrative, plus ou moins concordante ou discordante, dont il s’agit encore d’explorer les contours.

14Cela dit, l’auteur reste extrêmement prudent sur les enjeux théoriques de son ouvrage. Il affirme en effet ne pas avoir « une conception arrêtée de ce que peuvent être les rapports entre le temps et les récits » et qu’on ne trouvera pas dans son livre « de fondations assez solides pour ancrer quelques certitudes ou échafauder un système des genres narratifs et de leur fonction anthropologique » (p. 31). Mais il est certain que, par cet ouvrage, R. Baroni contribue à élargir les fondations de la narratologie en montrant l’enjeu philosophique et anthropologique de la discipline, sans pour autant s’éloigner ses terrains de prédilection : l’analyse de récits écrits, notamment littéraires.