Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Février 2010 (volume 11, numéro 2)
Jean Bellemin-Noël

Un regard nouveau sur la Scène Originaire

Patrick Née, Pensées sur la « scène primitive » : Yves Bonnefoy lecteur de Jarry et de Lely, Paris : éditions Hermann, coll. « Savoir lettres », 2009, 120 p., EAN 9782705669416.

1L’intitulé complet de ce petit livre, léger en pages mais d’une grande densité, donne clairement à entendre qu’il y est question des différentes façons dont les trois poètes mentionnés ont affronté le célèbre fantasme originaire de Freud, dont Didier Anzieu a établi qu’il était au cœur de la création artistique. Plus exactement, il y est question de la façon dont Yves Bonnefoy a interrogé, à fait parler sur ce point certains textes des deux écrivains qu’il aimait et qu’il a essayé de faire apprécier davantage des critiques et du grand public. Bien entendu, on y fait connaissance avec les « pensées » du critique qui procède à cet examen, tant sur la réflexion de Bonnefoy que sur les visions préalables de Jarry et de Lely, voire sur le statut théorique du fantasme lui-même.

2Je dois dire pour commencer que depuis longtemps j’ai une grande estime pour le tonus de Patrick Née et que dans le présent volume cette qualité s’accorde avec une féconde justesse à la tonicité que j’ai toujours goûtée dans l’œuvre du poète dont il est spécialiste reconnu, le meilleur connaisseur et un interprète impressionnant. J’entends par tonus chez Patrick née un mélange de ferveur contagieuse pour les objets dont il s’occupe, d’enthou­siasme pour les aborder avec ruse et détermination, d’énergie pour les retourner et en observer toutes les coutures, d’encyclo­pédisme pour éclairer leurs diverses facettes, enfin de passion pour nous transmettre dans une langue rigoureuse et vigoureuse, au maximum de la concentration, les idées souvent novatrices qu’il retire de ses explorations, ou, vaudrait-il mieux dire, de ses pénétrations en forme d’irrigations, car parler de tonus, c'est dire tension, pression, arborescence des artères. Du même coup, à sa suite ou du moins dans l’esprit de son travail, j’appelle tonicité chez Yves Bonnefoy une conquête acharnée de « l’affirmation », la glorification finale du « oui » que sa poésie lui permet de donner à l’Être, sa quête ardue, merveilleuse et torturante, de ce qu’il a baptisé la « compassion » en traversant tous les rudoiements de l’existence et toutes les affres de la création, jusqu’à la découverte progressive d’une assomption positive des forces de l'inconscient —, une assomption qu’il nomme « franchissement » et qui est au bout du compte le contraire de la transgression dont se sont satisfaits ou dont ont souffert en secret Jarry aussi bien que Lely. Bonnefoy est devenu à force d’entêtement et d’approfondissement dans le travail sur soi, tant à l’écoute de ses rêves qu’à celle de ses inspirations obscures ou lumineuses, celui qui lutte pour arracher à Freud le masque méphistophélique et dépressif de cette lucidité « qui toujours nie », où n’est relevé, sinon exalté, que le plus sombre, le plus défaillant, le plus désespéré de l’âme humaine.

3Pour présenter en peu de mots le noyau de cette étude, Patrick née montre sur pièces, avec autant de détails qu’on peut en souhaiter, comment dans ses derniers ouvrages et particulièrement dans Deux scènes et notes conjointes (Galilée, 2009), à plus de quatre-vingt ans, Yves Bonnefoy met au net ce qu’il n’a cessé de pressentir, de dire en poète à son insu et de rechercher en théoricien, à savoir que devant la « scène primitive » telle que l'inconscient nous la sert et nous la ressert dans les rêves, dans les fantasmes et dans les fictions artistiques, le sujet n’éprouve pas seulement le sentiment de paralysie mis en relief par Freud et ses continuateurs, cette angoisse qui conduit trop souvent aux dérapages de la névrose et de la perversion (pour ne parler que des cas ordinaires), mais qu’il peut naître dans l’inconscient de l’infans, accompagnant des images et des bruits énigmatiques, la perception de quelque chose comme un bonheur deviné dans la libération des pulsions à laquelle il assiste, un trouble suffisamment organisé et même plaisant pour laisser ses chances à une anamnèse en paroles (poétiques en l’occurrence) rebaptisée par le poète « décoagulation ».

4Ce que je viens de condenser en un raccourci un peu schématique, Patrick Née l’a étayé avec abondance de détails et de citations pour commencer sur L’Amour absolu — que Michel Arrivé a classé parmi les romans autobiographiques de Jarry et qui devait d'abord s’intituler « Chez dame Jocaste » — où, comme on sait, se trouve scandaleusement mis en scène l’inceste d’Emmanuel Dieu avec sa mère Varia qu’il finira par tuer, et où donc prolifèrent des variations provocantes sur le thème œdipien. Il s’est également appuyé sur une référence de L’arrière-pays (1972) à une formule latine repérée dans le premier titre, « Descendit ad inferos », du chapitre inaugural « Le roi boit » d’une autre entreprise romanesque laissée en chantier, La Dragonne, où le même Jarry a tenté de restituer dans le registre de l’ivrognerie et du meurtre sexuel son mythique « roman familial ». L’enquête l’autorise à conclure d’abord qu’Yves Bonnefoy « ne souscrit nullement à ce mouvement en fait pervers  du fantasme “alcoolique” qui dénie du même coup tout Mal [...] et tout sevrage [...] » (p. 36), et ensuite, au terme d’une suggestive confrontation avec le « J’attends une chose inconnue » clamé par l’Héro­diade de Mallarmé, qu’il parvient à contrer les fatales tentations conduisant au

gouffre hallucinatoire — et cela, par la grâce d’une censure structurante et libératrice des retombées de l’angoisse ; ce qui caractérise la sublimation réussie des motions incestueuses archaïques. (p. 40)

5Plus important et plus déterminant encore est le rapprochement avec les textes de Gilbert Lely. Ce poète méconnu, son ami et celui de René Char (qui l’hébergea dans les maquis de Provence sous l’Occupation car il était né Gilbert Lévy), occulté par les efforts convergents de diverses autorités bien-pensantes pour cause de fraternisation affichée avec Sade — dont nul n’ignore qu’il a sur le tard écrit la biographie, cette Vie du marquis de Sade (J-J. Pauvert, 1952-1957) où brille la formule oraculaire « Tout ce que signe Sade est amour » —, Bonnefoy ne lui a pas consacré moins de cinq études pour tenter de lui rendre sa place sur la scène littéraire ; cet attachement remonte à 1943, lorsqu’il a découvert Arden (« Le Songe ou les coqs » avait paru dans Le Surréalisme au service de la révolution n°5 en 1933) qui a fourni l’ouverture de La Sylphide ou l’étoile carnivore (1938) et a été repris dans l’ouvrage de synthèse sans cesse remanié de Lely, Ma civilisation (Maeght, 1947). œuvre proliférante, on le sait, largement située dans le champ et sous l’étendard de l’érotisme et de la cruauté, donc bien vite taxés de pornographie, scatologie et perversion, œuvre qui offre maintes occasions d’affronter les formations de l’inconscient. Patrick Née passe en revue à la suite de Bonnefoy un certain nombre de textes révélateurs qu’il n’est pas possible de reparcourir ici en détail. Au moins peut-on relever pour l’édification des lecteurs les têtes de chapitres telles que : « Du drame œdipien au “fantasme fondamental” » (c'est-à-dire la scène primitive), « Dans l’éclair aveugle du “phallus d’orage” » (le pénis de la mère), « Qui est jaloux de la scène primitive ? » (une « tragédie » de Lely intitulée Ne tue ton père qu’à bon escient, 1932), « Jusqu’à l’estuaire » (Je ne veux pas qu’on tue cette femme, 1936 — il s’agit de Mata-Hari —, avec allusion à « L’estuaire des sèves noires » de Clio, Sotadès, Charcot, 1977), « Le “sperme originaire” » (enquêtes passim et chez Ovide), enfin « Au pied du Vésuve » (où se profile la silhouette de la fameuse Gradiva). Pareille énumération fait penser à un bric-à-brac, mais ceux qui ont apprécié les deux ouvrages critiques de Patrick Née publiés en 2006, Zeuxis auto-analyste et les Travaux de Zeuxis, savent avec quelle exigence il organise et enchaîne ses développements : c’est une fête de l’intelligence de suivre pas à pas ce rival du héros d’Umberto Eco dans Au nom de la rose.

6Un important épilogue permet de recentrer l’ensemble sur les réactions diverses des trois poètes face au fantasme allégué. à l’extrême fin du livre, une phrase nous en fournit le dernier mot :

Plutôt que de faire affleurer — à la manière de Jarry et Lely, tout admirés qu’ils l’aient été — la mémoire de la « scène primitive » selon une posture d’écriture pleine de défi, vengeant une humiliation imaginaire dans les fastes revendicatifs de la transgression, Yves Bonnefoy, qui n’a cessé de s’y affronter dans son œuvre jusqu’à le reconnaître enfin explicitement, lui confère un autre destin : faisant de cette œuvre même  à la fois l’épreuve d’une initiation réussie et l’un des plus hauts témoignages sur les capacités d’amour que réserve le langage. (p. 116)

7Mais cette phrase ne prend toute sa signification que si on la replace à la suite de quelques formules, elles aussi bienvenues et qu’il serait dommage de paraphraser. Je partirai de cette brève référence de Bonnefoy lui-même, extraite de Deux scènes, mettant en cause le poète tant admiré auquel il a consacré une des meilleurs études qui soient (Rimbaud, Seuil, « écrivains de toujours », 1961) à propos de la célèbre strophe « Elle est retrouvée. Quoi ? – L’éter­nité. C’est la mer allée Avec le soleil » qui selon lui porte

un symbole on ne peut plus naturel de l'homme et de la femme en leur rencontre, et même en leur conjonction [...] : le verbe "aller avec" ayant d’évidence ici une signification sexuelle et cette mer sous les rayons du soleil incitant même à imaginer une scène primitive – au sens freudien de ce mot – où un père, une mère auraient été heureux l’un de l’autre, et  en cela l’encouragement à vivre que Rimbaud n’avait pas reçu. (p. 103)

8Ce que Patrick Née commente ainsi :

On s’aperçoit ainsi du rôle dévolu au troisième pôle de la "scène primitive", c'est-à-dire à l’enfant : au lieu de l’imaginer frappé d’un redoutable affect d’exclusion qui le conduirait, sous le coup du ressentiment, à s’engager dans les voies les plus transgressives – celles de la captation (subie et agie) de l’image de la mère et du rejet en retour de la figure du père –, Yves Bonnefoy dégage une tout autre position pour le fils [...] (ibid.)

9Une telle inflexion du schéma classique n’est pas sans conséquence, puisque ce « franchissement » des attitudes archaïques tend à remodeler l’ensemble de la fantasmatique humaine : valoriser cette reconnaissance de la jouissance parentale peut ouvrir l’accès à un « plus profond désir » et donner sa chance à ce que selon notre critique Bonnefoy retrouve ailleurs et remet en valeur comme

l’agapè dans la relation amoureuse (y compris dans le lien œdipien qui en est le prototype), en tant qu’elle renonce à posséder autrui comme objet, mais l’envisage en sujet indépendant, foyer d’un désir dont il dispose en propre. Car encore faut-il soi-même « avoir être » pour reconnaître en l’autre l’« être » qu’il a – au-delà de ce qu’on imagine avoir de lui (corps et âme). Il y va d’une santé du narcissisme, en tant qu’il souhaite se dépasser lui-même en un transnarcissisme fondateur de toute authentique relation à autrui. (p. 106)

10On comprend mieux maintenant pourquoi je parlais en commençant du côté tonique de la reprise du freudisme par Yves Bonnefoy. Il ne s’agit pas d’un optimisme naïf cherchant à polémiquer avec une vision négative, proprement mélancolique de l'inconscient : on peut faire confiance au poète pour n’avoir accédé à ces sortes d’illuminations qu’au terme d’une longue et éprouvante errance dans nos ténèbres les plus familières.

11Au total, Patrick Née fait preuve dans la retraversée de ces textes d’une sérieuse compétence en psychanalyse (déjà remarquée dans les Zeuxis et dans l’article fondamental « Yves Bonnefoy et Freud » de la revue Europe, n° 954, oct. 2008), d’un courage intellectuel à toute épreuve (il fallait naviguer sans cesse entre crudité et cruauté comme entre doctrine classique et renouvellements), enfin de belles qualités d’analyste littéraire sachant lire de près avec de fines antennes et un vrai souci d’honnêteté, le tout mis en valeur par une rhétorique à la fois ferme et nuancée. On sort de cette lecture en ayant le sentiment d’avoir beaucoup appris sans jamais cesser de jubiler. Ce n’est pas si fréquent.