Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Mars 2010 (volume 11, numéro 3)
Myriam Bendhif-Syllas

Les lectures paradoxales de Genet par Bataille

François Bizet, Une communication sans échange. Georges Bataille critique de Jean Genet, Genève : Droz, coll. « Histoires des idées et critique littéraire », 2007, 440 p., EAN 9782600011747.

1François Bizet présente dans cet essai riche et complexe une analyse des textes de Georges Bataille consacrés à Jean Genet. Avis au lecteur : Genet ne constitue pas le cœur de cette étude, comme le reconnaît son auteur dès l’introduction. C’est bel et bien Bataille qui en occupe la première place dans cet essai1. Genet représenterait plutôt la « matière-prétexte » d’une réflexion sur le philosophe lui-même, sur les pierres d’achoppement, sur les failles et les zones d’ombre de son œuvre, sur ses propres revirements et contradictions. La Littérature et le Mal, ouvrage hybride de Bataille nécessite d’être repensé en lien avec l’ensemble de sa production critique. Les études de Bernard Sichère constituent à ce sujet des prémices sur lesquelles s’appuie l’auteur.  

2Le « cas Genet » serait un exemple tout à fait flagrant de ces retours paradoxaux de Bataille sur ses propres concepts. Pourquoi Bataille modifie-t-il si profondément son jugement sur Genet entre 1949 et 1952 ? Dans un premier texte consacré à Haute-Surveillance, « D’un caractère sacré des criminels2 », Bataille défend la pièce de Genet qui vient de subir, notamment, les foudres critiques de François Mauriac3. Dans le second article que Bataille reprendra en clôture de La Littérature et le Mal, intitulé « Genet4 », Bataille se penche sur les deux premiers volumes des Œuvres complètes et sur Journal du voleur. Une condamnation sans appel s’abat sur l’écrivain auparavant estimé ; condamnation dont l’enjeu repose sur la notion de « communication ». Selon Bataille, Genet refuse de communiquer, malmenant un lectorat dont il n’aurait que faire et se voue par conséquent à l’échec. Une communication sans échange cherche ainsi à élucider « le mystère d’une volte-face5 » et à éclairer l’œuvre de Bataille d’un jour nouveau.

3La première partie de l’ouvrage est consacrée à la notion de « communication » chez Bataille et à l’article de 1949. La seconde porte sur la relation triangulaire qu’instaure la parution d’une part de Saint-Genet, comédien et martyr6 de Sartre en 1952 et d’autre part la réplique de Bataille, « Jean-Paul Sartre et l’impossible révolte de Jean Genet. » Bon nombre de critiques genétiens ne prennent pas en compte le premier texte de Bataille sur Genet et se focalisent sur le dernier chapitre de La Littérature et le Mal. Ce dernier texte est ainsi lu comme une réfutation de Sartre par Bataille dont Genet ne serait plus que l’enjeu prétexte. Or, comme le montre F. Bizet, loin de se contenter de répondre à Sartre, Bataille se confronte à une impasse et se révèle incapable de lire Genet selon sa logique propre.

4La communauté religieuse se fonde sur la fascination pour le crime et sur le meurtre rituel. La critique bataillienne se fonde sur la « compromission », sur une lecture « du dedans » et sur la reconnaissance en soi d’une « part maudite. » La lecture de Genet implique la compromission, ce qui prouve, pour Bataille, que Mauriac n’a pas lu Genet. Dans sa pièce, Haute-Surveillance, Genet « atteint l’essence du religieux, cette concomitance du sacré et du mal qu’ont oublié les gardiens jaloux de la morale religieuse7. » « [Il] n’est pas de morale possible à vouloir ignorer les vertus du mal8. » Dans Sur Nietzche, Bataille explique qu’« [une] morale vaut dans la mesure où elle nous propose de nous mettre en jeu. Elle n’est sinon qu’une règle d’intérêt, auquel manque l’élément d’exaltation9. » Bataille prend pour exemple le passage où Yeux-Verts s’affronte à son crime, dans une danse-transe basculant dans « le monde sans limites du sacré10. »

5« Il n’y aurait pas de différence en un sens entre “communiquer” et être si communiquer n’était pas en même temps perdre l’être (à dire plus tard)11. » Cette analyse permet de suivre l’évolution de cette notion et d’entrer au cœur de la réflexion du philosophe. « Il semble qu’une sorte de communication étrange, intense, s’établisse entre les hommes chaque fois que la violence de la mort est proche d’eux12. » La communication est la manifestation la plus haute du sacré, elle se révèle donc insaisissable, extérieure aux choses et au langage lui-même. En ce sens, elle s’oppose au théologique. Le crime engendre le sacré et deux solutions se proposent à l’homme : « s’identifier à la victime, ce que fait le christianisme, ou s’identifier au bourreau, ce que fait la tragédie ». « La “communication” se manifeste plus que jamais dans le crime13. » Il faut alors accepter de se vouer à l’horreur, comme le manifeste l’expérience de l’érotisme. Citant sept définitions différentes de la communication dans l’ensemble de l’œuvre de Bataille, F. Bizet aboutit à la conclusion qu’une définition s’avère inconcevable dans le cadre de cette pensée qui procède d’une « exigence d’inassouvissement du sens14 » : « L’inachèvement, la blessure, la douleur sont nécessaires à la communication. L’achèvement en est le contraire15 ». On peut remarquer que cette attitude de Bataille, revenant sur ce qui a été énoncé pour le défaire, le reprendre dans un éternel réinvestissement du sens renvoie à la volonté de Genet de détruire ce qu’il vient d’écrire, dans un incessant « jeu de massacre » dont l’œuvre est la première et principale cible. Communication n’est pas communicabilité. Le langage n’y suffit pas. Hors du champ du verbe, érotisme et sacrifice fournissent des lieux possibles pour la communication, unis par « la perte du substance16 », par la suppression de l’être même. La lecture de Nietzche ou de Sade procède de la communication dans la mesure où cette lecture n’aboutit qu’à un « mouvement de perte et d’affaissement de toute valeur », à la « déchirure sur un non-savoir17. » L’ultime paradoxe serait que l’idéal de communication repose sur le silence18.

6À travers Nietzche et Proust, Bataille interroge le positionnement du lecteur. Il en appelle à une lecture « du dedans » dans laquelle l’intériorité ne serait cependant pas affectée. Elle rejoint la vision de Proust pour qui la lecture consiste « au rebours de la conversation » à « recevoir communication d’une autre pensée, mais tout en restant seul. » Proust est par ailleurs l’un des exemples que Bataille utilise au sujet de la communication poétique, indifférent à la théorie des genres. La poésie s’apparente au sacrifice dans le sens où elle est dépense et donc perte. La poésie se dégage de l’emploi habituel du langage dans un « sacrifice où les mots sont victimes19. » La poésie doit gagner le discours critique. « En cela, la “communication” est le poison que la poésie distille dans la philosophie (dans la science aussi bien), discours constitués dont elle neutralise l’argumentation20. » Littérature et sexualité ont ainsi partie liée. Genet, quant à lui, parlera de « partouze » des mots se chevauchant dans la phrase, dans le texte. Associée encore au langage, la poésie se trouve supplantée par « l’expérience du possible. »

7S’il n’est pas explicitement question de « communication » dans « D’un caractère sacré des criminels », Bataille se livre dans cet article à une expérience de lecture conforme à ce qu’il avait entrepris dans L’Expérience intérieure. Le philosophe ne vient pas plaider en faveur d’un individu mais défendre « l’idée d’une poésie coupable21. » C’est ce verbe coupable que Mauriac dénonce comme une menace dans « Le cas Jean Genet », assortie de relents d’homosexualité et d’onanisme. Genet comme son personnage Yeux-Verts serait un « monstre moral », selon l’expression de Michel Foucault. À la fois irrémédiablement autre et impur, il provoque le dégoût de Mauriac, comme Bataille celui de Breton. « La réprobation et le haut-le-cœur qui répondent sans manquer à ce renversement, sont eux-mêmes partie dans l’incantation, qui devient dans la nuit ce spasme sans espoir, seul assez tordu pour exhaler la force du cœur […] cette exhalaison de la vérité22. »

8Car ce sont bel et bien des monstres que propose Haute-Surveillance : Boule de Neige, le véritable « roi » de la prison l’illustre parfaitement. Son nom s’impose comme un oxymore puisque le personnage est noir. Genet reprend ici une image oxymorique qui parcourt ses différents récits, à savoir l’idée d’une « ténébreuse clarté. » En effet, Boule de Neige brille et rayonne, illuminant toute la prison de ses ténèbres. Le monstre est un hybride, tout comme Divine le travesti dans Notre-Dame-des-Fleurs. Faisant de ses voyous des fleurs dans sa poésie sacrée, Genet ne cesse de transgresser, permettant la communication appelée par Bataille. Mauriac refuse à Genet son désir de parade, son clinquant, en le comparant à Rimbaud qui, lui, a su se taire. Or, pour Bataille, ce refus de parler ne constitue qu’un autre moyen de communiquer, plus hostile mais aussi plus puissant. La poésie n’a pas à servir. Dans le cas de Genet, elle ressort de l’indéfendable, de l’infâme. Depuis sa cellule, dans la solitude et le vice, Genet se coupe de la communauté, dénonce Mauriac. Or, c’est le propre du véritable poète que d’adopter cette position, affirme Bataille, depuis Baudelaire jusqu’aux surréalistes. « Il s’agit à la fin d’une prise de position si parfaite qu’on ne l’entamerait d’aucune façon23. » Le « vous » des nombreuses adresses au lecteur chez Genet, n’est pas un appel à la complicité, mais bel et bien une rupture, l’affirmation de la solitude. Un mur sépare Genet de ses lecteurs. Le Genet dont il est question dans « D’un caractère sacré des criminels » manifeste la communication littéraire par le fait même de son refus à communiquer. Bataille lecteur de Genet semble trouver de profonds échos entre cette œuvre et sa pensée.

9Comment le même Bataille parvient-t-il à affirmer trois ans plus tard : « L’indifférence à la communication de Genet est à l’origine d’un fait certain : ses récits intéressent, mais ne passionnent pas24 ? » Le refus de communiquer est le fait de l’auteur ; Genet qui « se refuse », induisant une distance incompressible entre l’œuvre et le lecteur. Bataille semble devenu incapable de poursuivre cette lecture du dedans pratiquée avec Nietzche. La notion de communication est devenue un refuge, voire un point de doctrine, depuis lequel il est possible de condamner l’écrivain. Bataille se contente d’affirmer que la vie de Genet comme ses œuvres sont des échecs, sans revenir sur les motivations de son revirement. Le dialogue avec Sartre suffit-il à expliquer ce phénomène ? Car « n’est-ce pas lui qui se dérobe à la « communication » » et non Genet ? L’échec ne serait-il pas celui de Bataille « en ce qu’il ne veut pas voir quel type de communication induit l’écriture de Genet25 ? »

10Bataille évacue tout simplement l’homosexualité que Genet définit pourtant comme l’une des « vertus théologales » de sa morale inversée et invertie. Sur cette question, comme sur celles du vol et de la trahison, Bataille aurait pu être le mieux placé pour induire les liens existants entre Genet et Sade qu’il a longuement étudié. Ce lien, il ne le fait pas et bute véritablement sur la lecture de Notre-Dame-des-Fleurs et Miracle de la rose. François Bizet développe un éclairant parallèle entre le traitement réservé par Bataille à Sade et celui réservé à Genet : dialogue incessant d’une part et refus obstiné d’autre part. La lecture de Sade par Bataille met au jour une morale fondée sur une solitude absolue, sur une souveraineté radicale. Sade ouvre la voie à l’écriture de la transgression : son œuvre s’emploie à détruire objets et personnages mis en scène, mais aussi l’auteur et l’œuvre eux-mêmes – le parallèle avec Genet semble inévitable… Or, ce que relève Bataille, c’est que Genet est allé plus loin que Sade en adoptant la posture du « dernier homme ». Les œuvres de Genet sont donc « la négation de ceux qui la lisent26. » Cette impasse à laquelle aboutit Bataille ne signale-t-elle pas d’abord son propre effroi ? Il dénonce par ailleurs « le clinquant verbal », preuve d’inauthenticité de ces œuvres. Car, contrairement à Sade, Genet est mis au ban de l’écriture de la transgression : en effet, il ne peut transgresser puisqu’il parle depuis le mal où il est établi, sans aucune allusion au bien. Fr. Bizet montre que cette distinction n’a pas lieu d’être puisqu’au sein de « ces contre-communautés retranchées, insulaires, la loi morale ne parvient plus, le crime et le discours sont la loi27 » chez Sade, comme chez Genet. Françoise d’Eaubonne signalait que l’erreur de Bataille28 était de ne pas prendre en compte que le refus de la communication avait été imposé d’emblée à Genet et qu’il l’avait pris à son compte et assumé. La même incompréhension accompagne l’analyse de la figure de Gilles de Rais, étudiée en détail par Bataille dans le Procès de Gilles de Rais et figure tutélaire chez Genet. Bataille y voit une soumission à une souveraineté mythique, manquant la mise à distance et l’humour dont fait preuve Genet. L’auteur propose une très belle analyse de Notre-Dame-des-Fleurs autour de Divine en particulier dans le chapitre « Medousa » (p. 276-305) ; relevant ce que la lecture de Bataille a laissé en suspens.

11 Qu’en est-il du contentieux entre Bataille et Sartre ? « La genèse attentive de leurs rapports conflictuels montre que c’est précisément en Genet que le divorce entre eux se voit consommé sans appel »29. Sartre, lecteur de Genet, part du postulat que les œuvres de ce dernier s’affrontent à un lectorat le réprouvant. Il cherche, quant à lui, à réduire la distance imposée par Genet (« Genet, notre prochain, notre frère ») et proposer au lecteur de faire face au miroir que lui propose cette œuvre dérangeante. Or, Sartre tout au long de sa préface tend au lecteur un miroir où Sartre lui-même se réfléchit ; tout comme il avait pu le faire avec Flaubert avec L’Idiot de la famille. Sartre postule que la société a exclu Genet et l’a défini comme étant un voleur. Genet aurait intériorisé cette identité imposée de l’extérieur qui, de ce fait, fut voulue, acceptée, revendiquée. Le passage à l’écriture renvoie à la société ce processus de conversion au mal dont elle est responsable. « La littérature est ici d’abord effraction et dénudation30. » La conclusion de Sartre serait que Genet auteur refuse de s’adresser à des lecteurs qui, à leur tour, le liront malgré eux. Sartre confond le personnage-narrateur des récits et Genet lui-même, ou plutôt néglige de les distinguer. Bataille les assimile comme la plupart des lecteurs. Les livres de Genet sont « leur propre contestation, ils contiennent à la fois le mythe et sa dissolution, l’apparence et la dénonciation de l’apparence, le langage et la dénonciation du langage31. » Le dernier chapitre interroge la réponse apportée par Genet à La Littérature et le Mal. Si Genet n’évoque jamais le nom de Bataille, il revient fréquemment dans ses entretiens sur la notion de communication, sur sa relation au lecteur. Il confirme qu’il écrivait pour lui seul, mais souligne qu’il n’adopte plus désormais la position de l’ennemi : « Maintenant je ne suis ni pour vous ni contre vous, je suis en même temps que vous et mon problème n’est plus de m’opposer à vous mais de faire quelque chose où nous soyons pris ensemble, vous comme moi32. » De plus, dans ses essais esthétiques et critiques, de L’Atelier d’Alberto Giacometti jusqu’au Funambule, il définit sa vision de la création.

12Cette mise en relation des œuvres de Bataille et de Genet interroge la communication littéraire, la lecture, la poésie de deux auteurs pour qui l’indéfendable est central. Bataille mène une réflexion qui évolue, qui change jusqu’au paradoxe. Le « cas Genet » constitue le moment où cette pensée toujours en mouvement, inachevée, se fige et se crispe, se trouve en échec face à ses propres catégories.