Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Avril 2010 (volume 11, numéro 4)
Mélanie Potevin

Voyage dans l’univers leclézien

Claude Cavallero, Le Clézio témoin du monde, Paris : Calliopées, coll. « Essais », 2009, 359 p., EAN 9782916608099.

1À l’occasion de l’attribution du prix Nobel de littérature en 2008 à Jean-Marie Gustave Le Clézio, il était important de faire le point sur une œuvre souvent considérée inclassable. Presque cinquante ans de production constante allant du roman à l’essai et de la traduction à la critique littéraire. Une réputation d’écrivain « discret » tenace malgré son engagement dans les grands débats de société. Depuis des débuts marqués comme « nouveau romancier » avec Le Procès-Verbal en 1963 jusqu’à la recherche d’une société utopique dans Ourania en 2006, un ouvrage critique capable de saisir cette œuvre riche et variée dans son ensemble était devenu indispensable. Claude Cavallero, professeur de littérature française à l’Université de Grenoble, est un spécialiste de l’auteur : directeur des Cahiers Le Clézio, il a déjà publié de nombreux articles sur l’écrivain et sur son œuvre. Cet ouvrage regroupe en quatre parties les grandes thématiques associées à l’univers leclézien telles que l’attachement à l’enfance, la question de l’effacement et de l’errance. L’organisation des quatre parties présente en outre l’avantage de suivre l’œuvre de manière quasi-chronologique, permettant ainsi de suivre l’évolution littéraire de l’écrivain.

2La volonté de Claude Cavallero est exprimée dès l’introduction : mettre en valeur la « dimension primordiale d’un message lisible et quasi palpable » (p. 7) ainsi que la nécessité d’une approche plurielle de l’œuvre. L’image de Le Clézio comme un écrivain voyageur « pourvoyeur d’un exotisme très à la mode à l’époque des tour-opérateurs » (p. 7) est superficielle car elle oublie l’aspect socio-historique des récits. Il faut ainsi repartir de l’expérience de l’auteur pour éclairer ses valeurs humanistes qui sont l’« ultime illustration de ce combat sans frontières pour la tolérance et le respect de l’Autre » (p. 11).

3La première partie, intitulée « La vie dans les livres ou comment lire le monde » reprend les principaux éléments biographiques qui ont amené Le Clézio à associer l’écriture au voyage. Il rappelle le caractère vital de l’activité d’écriture pour Le Clézio pour qui laisser des traces est aussi important que sa tendance à l’isolement. Un désir de solitude qui l’amène à l’exploration de la Nature, ce qu’il considère comme le monde « réel ». Dans les premiers romans de Le Clézio, la manifestation de cette difficulté à communiquer dans le monde moderne est directement reliée à la vacuité des mots (on peut citer La Guerre, Les Géants, Le Déluge et Le Procès verbal). Dans Le Livre des fuites, l’écrivain marque un tournant et cherche au contraire à se rattacher aux mots pour vaincre sa peur du silence même si cela reste d’un secours illusoire.

4La partie « Questions d’écriture » abordée dans un deuxième temps reprend les influences multiples de Le Clézio : du romancier Salinger à Camus en passant par Sartre. Cl. Cavallero choisit l’expression utilisée par Jacques Bersani dans Le Clézio sismographe pour évoquer le « réalisme problématique » de l’écrivain. En effet, le caractère transitif revendiqué des romans de la première période peut surprendre si on le compare à certaines remarques de Le Clézio. Toute la première phase de l’écrivain est donc avant tout marquée par une recherche formelle qui casse les règles du roman traditionnel. Rappelant ensuite le rapport qui lie toute œuvre d’art à l’idée d’effacement, Cavallero montre comment le paradoxe de l’écriture leclézienne mêle les profusions descriptives à l’usage de l’ellipse. Les marques de brouillage chez Le Clézio s’expliquent avant tout selon l’auteur par la volonté d’« imposer sa voix au cœur de la foule » (p. 86). L’excès de détail, le foisonnement des descriptions participent d’une déstructuration du récit qui n’aurait pour autre but que le plaisir des mots. À cela s’ajoute la tendance à l’oralité et aux hésitations, aux approximations qui s’assimilent au point de vue de l’enfant, une série de procédés qui conduisent à l’éclatement du Sujet. Un éclatement qui conduit finalement à l’effacement du sujet, avec notamment la présence insistante du thème de la mort : « l’homme est promis à la disparition de la même façon que tout poème se trouve soumis à l’érosion du temps » (p. 103). Si l’effacement est bien présent dans toute l’œuvre de Le Clézio, Cl. Cavallero rappelle cependant les différentes périodes de l’auteur, allant de la recherche d’une forme nouvelle dans ses premières œuvres à la distance prise pendant son expérience au Mexique : « Effacer pour réécrire, écrire comme l’on guérit de soi, combler pour reconstruire, tel semble donc être le mot d’ordre. » (p. 105) Une nouvelle phase s’initie avec Mondo et autres histoires, Désert et Le Chercheur d’or, basée sur la recherche des origines et ouvrant une période d’effacement d’ordre factuel et l’importance des espaces marqués par la « trace ». Un imaginaire de l’éphémère qui rejoint l’idée que toute écriture est vouée au silence. Les éléments autobiographiques qui jalonnent ses récits, analysés dans les travaux de Gérard de Cortanze, sont la manifestation de cette recherche incessante des origines.

5Habitant au Nouveau Mexique, publié par une maison d’édition parisienne et anglophile par ses origines, Le Clézio a toujours occupé une place à part dans le champ littéraire français qui explique en partie son rapport particulier à la notion de « territoire ». Alors que les premières œuvres de l’écrivain expriment la difficulté de l’individu à communiquer, Cl. Cavallero réfute l’idée selon laquelle Le Clézio chercherait à inventer une nouvelle langue. S’appuyant sur les cultures orales, Le Clézio exprime avant tout « l’instant », notamment dans les œuvres de la deuxième période (à partir de Désert en 1980). Partant de cet « imaginaire métisse de la langue » (p. 145), Cavallero fait aussi le lien avec l’aspect polyphonique des récits lecléziens et reprend quelques éléments de collages, blancs, signes, qui parsèment les romans. Les interprétations sont variées mais on peut en déduire une certaine volonté de convertir le virtuel en réel. Une analyse plus détaillée du roman Révolutions montre comment l’ouverture aux « ailleurs » rappelle le « réalisme magique » latino-américain et démontre que c’est la fragmentation qui assure la cohésion du texte.

6La troisième partie intitulée « Ailleurs et origines » constitue une recherche plus détaillée de l’usage du souvenir et de l’autobiographique dans les récits. On constate en effet que cet aspect se fait de plus en plus présent dans les derniers romans, se mêlant cependant toujours à la fiction et à la recherche d’un ailleurs. Pour Cl. Cavallero, ce rapport aux origines présente également un aspect paradoxal puisqu’il oscille entre le « syndrome de l’errance » et « la fuite impossible ». Cl. Cavallero fait un rapprochement dans Le Procès verbal entre le manque d’action effective des personnages et la stratégie du « roman-puzzle ». D’une manière générale, l’errance constitue un leitmotiv à toute l’œuvre et occupe donc des fonctions diverses selon les récits. Parmi celles-ci, retenons que l’errance allègerait un style qui a tendance à l’excroissance énumérative et descriptive et renforce la marginalité des personnages. Dans Le Livre des fuites et Le Déluge, la marche devient la forme d’errance permettant avant tout aux personnages d’« être au monde ». Tous leurs sens sont en éveil et le voyage commence souvent par le regard, comme on le constate dans Désert où l’expérience de l’aridité et de l’immensité des dunes contribue à la quête des origines. Même dans les situations de fuite, comme dans Étoile errante, le personnage continue ses vagabondages.

7Cl. Cavallero consacre trois sous-chapitres aux éléments forts de l’œuvre leclézienne : la mer, le désert et la quête des origines. Notons qu’il s’agit de reprises d’articles que l’auteur avait déjà publiés précédemment. La mer représente avant tout l’espace inaccessible dans ce que Cl. Cavallero compare au double phénomène de déterritorialisation-reterritorialisation de l’espace décadent de la ville. Elle devient également souvent symbole de liberté (L’Inconnu sur Terre, Mondo et autres histoires), mais aussi de la maternité (Onitsha). L’auteur procède à une étude plus détaillée dans Le Chercheur d’or où la mer « déstabilise, brise les certitudes » (p. 218) et rappelle le désert mythique de Lalla dans Désert. Après une présence « fonctionnelle » de la mer dans Révolutions, Le Clézio revient à son évocation poétique dans Raga. Comme s’accorde à dire la plupart des critiques de Le Clézio, Désert constitue un tournant dans son œuvre. Délaissant la phase de recherche formelle l’affiliant au Nouveau Roman, « Désert signe d’emblée sa dédicace à l’absence : celle, signifiante, d’un déterminant. » (p. 234) Ce roman ouvre une série de récits qui seront consacrés à une expression poétique de l’espace, à l’errance et à la quête des origines :

Du fait qu’il figure, tout comme la mer, une catégorie d’espace à l’état pur, Désert nous ouvre à l’idée d’immensité, de liberté, mais aussi à celle d’inachèvement et d’effacement, expression d’un manque qui prédispose à la quête des traces : la perte des repères est constamment en jeu en ce lieu symbolique où toute empreinte s’inscrit dans un rapport fondamental à la durée. (p. 234)

8C’est un espace de négation car il se définit avant tout par rapport à ce qu’il n’est pas. Car s’il exerce bien une attraction magnétique sur la jeune Lalla, Cl. Cavallero insiste sur l’absence d’exotisme dans la représentation de cet espace. Le désert est avant tout le symbole d’un espace atemporel dont l’homme ne peut déchiffrer les traces et où tout semble voué à l’effacement et au silence.

9La particularité de l’approche autobiographique de Le Clézio se situe dans l’absence de lyrisme et d’exotisme au moment d’évoquer les lieux de l’enfance. Dans Révolutions, la quête de l’origine aboutit à la possibilité d’un nouveau départ, comme c’est aussi le cas d’ailleurs dans Étoile errante. L’auteur émet l’hypothèse que les éléments autobiographiques seraient aussi l’occasion d’une catharsis de l’écrivain, comme l’atteste l’absence du père dans les premiers récits, jusqu’à son « apparition » dans Le Chercheur d’or.

10La quatrième partie, « L’écrivain contemporain », aborde les différentes thématiques liées à l’engagement de l’écrivain dans la société. L’intérêt pour l’« Autre » chez Le Clézio a donné naissance à des essais, des contes et à des traductions qui doivent être pris en compte pour mieux comprendre son œuvre. Les moments de vie partagés avec les Indiens en Amérique ont profondément marqué Le Clézio et Cl. Cavallero émet l’hypothèse d’une possible influence de l’expérience panaméenne sur la présence récurrente de certains éléments de l’écriture : la multiplication des voix narratives, le rapport mythique entre l’homme et la nature, l’expression de l’éternel retour et la recherche de l’oralité. D’une manière plus générale, l’auteur conclue sur la « pensée alternative » de Le Clézio, une pensée tournée vers le multiculturalisme et l’idée de métissage. Une analyse plus détaillée de Le Rêve mexicain ou la pensée ininterrompue et du Rêve des origines a surtout pour but de montrer l’aspect engagé de l’écrivain et la grande influence de la culture indienne sur sa manière de percevoir la société contemporaine. L’analyse de Cl. Cavallero montre clairement la tendance « exotisante » de Le Clézio à idéaliser l’« Autre », mais il retient plus pertinentes les avancées permises par ces récits (récits qui sont pourtant restés assez méconnus du public). La dernière analyse de texte concerne Ourania, un roman dont l’action est située au Mexique et dans lequel est particulièrement visible le travail d’anthropologue effectué par l’écrivain. Considéré par une partie de la critique comme un « plaidoyer alter-mondialiste désenchanté » (p. 311), Cavallero préfère recentrer le débat sur l’ambivalence de la définition de l’Utopie : l’utopie peut renvoyer à la fois à une société idéale et à la dénonciation d’un monde aliéné d’où nait l’espoir d’un système meilleur. Le rapprochement est évident avec l’œuvre de Thomas More et malgré l’échec de cette utopie, Ourania permet avant tout de servir les valeurs humanistes de l’écrivain.

11Le silence de Le Clézio est un cliché et il n’a jamais refusé les interviews. Mais il faut souligner tout de même une timidité qui a longtemps entretenu son image médiatique. Le Clézio s’est engagé sur de nombreux sujets tels que l’immigration clandestine, la prostitution, la pauvreté, etc. Mais il s’est aussi exprimé dans la presse avec une dizaine d’interventions, des critiques littéraires d’auteurs qu’il apprécie tels que Tahar Ben Jelloun, Serge Rezvani, Édouard Glissant. Cl. avallero revient finalement sur son titre : « être témoin du monde » pour contredire l’image du nomade silencieux et souligner l’engagement d’un intellectuel.

12Cette étude de Le Clézio s’adresse aussi bien à l’universitaire — puisqu’elle constitue une synthèse efficace des articles et des ouvrages parus sur l’écrivain — qu’au lecteur curieux. En effet, le style clair de l’écriture et la division par thèmes permettent un suivi facile des démonstrations et des analyses. La préférence de Claude Cavallero pour les œuvres « de l’ailleurs » de Le Clézio est visible, notamment dans les deux parties centrales qui comportent certainement les analyses les plus pertinentes. On aurait aimé une prise de position plus forte sur l’aspect « exotique » de l’écrivain et sur son engagement critiqué au sein de la « francophonie », mais l’étude ne pouvait aborder toutes les thématiques et Claude Cavallero a préféré mettre en avant les choix littéraires de l’écrivain afin de montrer tout l’intérêt des paradoxes qui constituent une œuvre aux multiples facettes.