Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Octobre 2010 (volume 11, numéro 9)
Delphine Amstutz

Jean-Pierre Camus, homme révolté

Jean-Pierre Camus, Les Evenemens Singuliers, éd. Max Vernet, Paris, Garnier, 2010. ISBN : 978-2-8124-0057-5.

« Il lui prit une fantaisie autrefois de faire des romans spirituels pour détourner de lire les profanes. Cette vision lui vint quand l’Astrée commença à paraître. Il faisait un petit roman en une nuit, et il en a beaucoup fait. C’est un des hommes de France qui a le plus fait de volumes. »

Tallemant des Réaux, Historiettes

1Des quelques deux cent soixante-cinq ouvrages rédigés par Jean-Pierre Camus, évêque de Bellay et romancier (1584-1652), l’histoire en aura égaré certains, les éditeurs modernes nous en auront légué une demi-douzaine : deux ouvrages apologétiques1, trois recueils d’histoires tragiques et dévotes2, auxquels il faut désormais ajouter la récente édition critique des Evenemens Singuliers, par Max Vernet, Elodie Vignon et Bernard Barc3.

2Les Evenemens Singuliers qui paraissent pour la première fois en 1628, la même année que les Succez Differens, marquent un tournant dans la carrière  profane de Camus. Avec cette collection de nouvelles en effet, il abandonne le genre des volumineuses « histoires dévotes4 » qu’il pratiquait jusqu’alors pour privilégier des formes brèves, disparates et variées, mieux adaptées au goût d’un public mondain et versatile, qui s’enthousiasme alors pour les compilations de récits singuliers que mettent au jour, à la suite de Bandello et Belleforest, François de Rosset, Pierre Boitel, ou Claude Malingre. Mais si la forme des œuvres change, l’ambition pastorale que Camus leur assigne demeure :

… convier [les lecteurs] à la vertu par les heureux succez & la recompense des [bonnes actions], & les retirer du vice par la crainte du chastiment qui marche tousjours à la suite des [mauvaises], (…) c’est là le but de ce Recueil de nouvelles Histoires, que j’ay tiré du livre de mes pelerinages, des memoires de mes voyages, & de la pratique du monde, que j’ay coustume d’appeler l’escole de la prudence. C’est icy un ouvrage à la Mosaïque, fait de pieces raportees, & comme une espece de Grotesque agreable par sa varieté5.

3« Mémoires tirés de réalités humaines6 », « Ramas tout nu de divers faits7 », les soixante-dix « événements singuliers » publiés en 1628 à Lyon chez Caffin et Plaignard, réédités en 1660 à Paris chez les Cotinet, sont ainsi pris dans la châsse exemplaire d’un discours édifiant, qui autorise à les lire, à certains égards, comme « l’Ovide moralisé de la contre-réforme8 ».

4La présente édition témoigne d’un net regain d’intérêt pour le genre des histoires tragiques9 et plus particulièrement d’un nouvel engouement pour Jean-Pierre Camus. En attestent dernièrement la publication de nombreux travaux – par Max Vernet, Sylvie Robic, Joël Zufferey, etc. - et la tenue en 2009 dans l’Ain, à l’initiative de Sylvie Robic et Max Vernet, de trois journées d’étude, dont les actes seront prochainement publiés dans la revue XVIIe siècle. Le temps semble donc bien révolu, où un critique pouvait écrire :

La tâche éducative que Camus assigne à son œuvre est à la base d’une grandiose monotonie qui fait que les narrés de Camus, en dépit de leur nombre considérable, sont des œuvres rétrécies. Les romans de l’évêque de Belley sont des textes plats parce que sans ambigüités, des œuvres fermées, non ouvertes10.

5L’imposant ouvrage coordonné par Max Vernet veut offrir au lecteur le texte de Camus sans parti-pris d’interprétation. L’ambitieuse introduction et l’apparat critique fourni qui encadrent Les Evenemens Singuliers développent cependant un projet éditorial cohérent et original : « mettre en place les conditions de lecture nécessaires à ce que se reforme sous nos yeux l’œuvre d’un authentique écrivain11. »

6Revenant sur l’étrange « disparition » de Jean-Pierre Camus, rejeté du panthéon littéraire dès la fin du XVIIe siècle, l’introduction de Max Vernet dévoile les conditions réelles de l’entreprise littéraire nostalgique, sinon réactionnaire, de l’évêque romancier. Elle invite le lecteur moderne à redéfinir les modalités de son expérience esthétique et à ne plus considérer comme allant de soi des notions apparemment aussi évidentes que celles d’ « auteur », d’« œuvre » ou de « lecture ». Ainsi pourra-t-il peut-être apprécier l’intérêt et goûter les charmes d’une œuvre inactuelle plutôt que désuète. Camus, homme d’église, militant de la Contre-Réforme est un auteur sans autorité, animé par la charité et l’eutrapélie. Il créé une œuvre sans originalité mais intéressée à la conversion de son lecteur, il produit des livres qui n’ont d’autre fondement que leur fin, leur « événement » : l’amendement moral de celui qui prend le risque de s’y aventurer. À mille lieues donc de la conception autotélique de l’œuvre-monument, Camus va, écrit et prêche à contre-courant, combattant avec la dernière énergie les forces qui concourent, dès le milieu du XVIIe siècle, à l’instauration puis à l’émancipation du « premier champ littéraire» :

Or pour terrasser tant de Livres fabuleux, je n’entreprends pas mon combat de droict front, comme si je refutois des Heresies. (…) De quelle façon est-ce donc que je tasche de deffaire mes Adversaires ? C’est par diversion (…) Tous ces Evenemens que j’appelle Singuliers, tant pour estre rares & notables, que pour n’avoit point de connexité les uns avec les autres, chascun faisant son corps, ont comme à prix fait ou un vice à descrier, ou une vertu à paranympher, mon but estant (& c’est aussi la fin de toute bonne Histoire) de retirer du mal & d’exciter au bien, de donner une sainte horreur des actions mauvaises, & un juste desir des bonnes, y adjoustant à tous propos des traicts courts, mais pressans comme autant d’aiguillons qui poussent à bien faire, & autant de mords qui retiennent de faire le mal. (…)12

7« Evénements singuliers » - Camus a su forger un titre savamment équivoque, aux échos étrangement contemporains, qui peut également s’entendre comme le manifeste d’une « théorie de la contre-littérature » hautement revendiquée :

Camus arrive en fait à une conception du système auteur-texte-lecteur qui n’est ni celle de son époque ni celle de la nôtre, mais qu’il faut saisir dans sa singularité pour décider, entre autres, de ce qu’est exactement cette exemplarité qu’il revendique, et qui semble-t-il lui a coûté une place en Littérature.(…) Il y a là quelque chose de profondément différent de ce que notre doxa pense être la relation de lecture ; l’auteur ne contrôle pas le sens qui n’est pas dans le texte, qui n’est pas ce qui rassemble ce dernier sous une unité plus ou moins attribuable à l’Auteur, mais un événement dans le lecteur. Evénement bien sûr à chaque fois singulier, issue au coup par coup d’un petit combat singulier avec le Tentateur pour sauver une âme13.

8Le riche apparat critique qui facilite l’accès aux Evenemens Singuliers est élaboré selon ces présupposés. Le texte est établi sur l’édition originale de 1628 avec toute la rigueur philologique souhaitable. L’appareil des notes infrapaginales fournit des indications contextuelles élémentaires et élucide en partie les allusions mythologiques et bibliques dont Camus truffe son texte. Les éditeurs – et les chercheurs pourront sans doute le déplorer – ont volontairement limité leur enquête sur les sources des nouvelles historiques composées par Camus. Estimant en effet que la création littéraire selon Camus ne saurait être jugée à l’aune de nos modernes critères d’originalité, puisqu’elle se veut essentiellement innutrition, contamination et dissémination, ils n’ont relevé et cité que les emprunts, explicites et répétés, faits au Thresor d’Histoires admirables et memorables de nostre temps (1610) de Simon Goulart (1543-1628) et ont négligé les influences plus ténues ou plus difficiles à assigner. Tisser des liens entre les Evenemens Singuliers, les nouvelles des nombreux autres recueils de Camus et les récits des polygraphes qui l’ont devancé ou suivi, aurait pourtant permis d’esquisser une poétique et une topique comparées du genre de l’histoire tragique, qui naît de la confrontation entre tradition rhétorique et actualité. Pareille mise en perspective aurait, en outre, été l’occasion d’expliquer, sinon de justifier, le choix d’éditer les Evenemens Singuliers de préférence à tout autre recueil de Camus, voire à une anthologie de textes.

9L’édition de Max Vernet met également à la disposition du chercheur pressé ou de l’amateur oublieux un résumé précis de chacun des récits, ainsi qu’une bibliographie succincte. La plus grande attention en revanche a été apportée à l’exploration du lexique propre à Camus, puisqu’« il vaut mieux traiter la langue des Evenemens Singuliers comme un idiolecte, et constituer les sens à partir de la totalité de leurs occurrences14. » Le glossaire qui accompagne le texte fonctionne ainsi comme une table de concordances. Il dresse la « carte des sens » qui permet au lecteur de s’orienter efficacement sur les chemins sinueux de l’écriture camusienne, en contournant les chausse-trappes sémantiques ou les « bifurcations » équivoques15.

10Avec la publication dirigée par Max Vernet, l’amateur comme le spécialiste disposent désormais d’une édition critique fiable quoique non érudite des Evénements Singuliers. Nul doute qu’elle ne s’impose rapidement comme une référence. Loin de prétendre à la réhabilitation, toujours incertaine, d’un chef d’œuvre injustement méprisé, elle invite modestement son diligent lecteur à découvrir l’un des « oubliés » de l’histoire littéraire, l’esprit dégagé de tout préjugé positiviste.