Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Janvier 2011 (volume 12, numéro 1)
Ioana Bota

Robert Walser: le mystère de la neige

Philippe Lacadée, Robert Walser, le promeneur ironique. Enseignements psychanalytiques de l’écriture du roman du réel, Nantes : Éditions Cécile Defaut, coll. « Psyché », 2010, 219 p., EAN 9782350180908.

1En 1929, Walter Benjamin commence son article sur Robert Walser par ces mots : « De la plume de Robert Walser on peut lire bien des textes, mais à propos de lui, rien1. » En guise de réponse à la question soulevée par Benjamin, Phillippe Lacadée affirme en 2010 que « Robert Walser est dans son écriture, dans ce qu’il nomme son roman du réel, qui structure tous ses romans » et se propose de ne pas faire une biographie classique de Walser, mais « de la déduire de ses écrits ». Comme l’indique son sous-titre « Enseignements psychanalytiques de l’écriture du roman du réel », l’essai de Lacadée offre une lecture psychanalytique de l’œuvre de Walser, tout en soutenant, dans la lignée de Freud et de Lacan, que c’est le poète qui précède le psychanalyste, et non pas l’inverse. La démarche critique de Ph. Lacadée remet ainsi en question la dialectique œuvre/auteur et tente de faire connaître l’auteur à partir du récit de ses héros. Le point de départ est donné par la biographie de Walser, en particulier par les événements liés à son enfance. Elevé par une mère hystérique et autoritaire qui sombrera ensuite dans la folie et un père dominé, raté et humilié, Walser ne connaît pas de médiation à l’adolescence. Ph. Lacadée fait appel à ces données biographiques afin de relever un premier paradoxe de Walser : l’enfant qui refuse de grandir sans en avoir jamais été un. Cette contradiction s’avère d’autant plus significative qu’elle influence son rapport avec l’Autre qui ne devient pas un interlocuteur, mais une présence menaçante et envahissante. À partir des œuvres walseriennes, Ph. Lacadée distingue deux types de rapports à l’altérité. D’une part, il y a la solution de l’isolement, de celui qui reste en marge de la société, comme Walser lui-même le fera les dernières années de sa vie. D’autre part, il y a la figure du servant, envisagé comme un « zéro tout rond » qui se met à la disposition de l’Autre, mais en ne s’y soumettant qu’apparemment.

2Le rejet de l’Autre se fait à travers l’écriture et la relation privilégiée de Walser avec la langue ou plus précisément avec ce que Ph. Lacadée appelle, dans les termes de Lacan, « lalangue ». L’invocation du concept lacanien est opportune car ce dernier correspond à la conception de Walser, qui perçoit le langage plutôt comme appareil de jouissance que comme outil de communication. Ce n’est pas le sens qui prévaut chez Walser, c’est, comme le montre Ph. Lacadée, la sonorité du signifiant, ou pour emprunter un nouveau concept à Lacan, la « moterialité » du signifiant. Les mots sont le plus souvent séparés de leur contexte habituel et acquièrent de la sorte des significations insolites. Une fois isolés d’une chaîne signifiante, ils révèlent leur richesse sonore et engendrent la « j’ouï-sens ». À ce propos, Benjamin parle du caractère énigmatique de l’écriture de Walser, tandis que Ph. Lacadée la définit plutôt comme style ironique. L’attitude de Walser envers l’écriture est, selon Ph. Lacadée, celle d’un autiste qui aime s’écouter, qui se promène afin de mieux saisir l’équivocité du langage. Signe de la folie ou non ? Ph. Lacadée répond indirectement à cette question et fait la distinction entre l’écriture symptôme et l’écriture « sinthome ». Si la première est celle du dit-schizophrène, qui entend des voix et se trouve dispersé, la seconde propose une guérison. La solution de Walser est la méthode du crayon qu’il pratique après sa crise d’écriture de 1912, lorsqu’il quitte Berlin pour revenir à Berne et, implicitement, à sa langue natale. Walser renonce à la plume et passe au crayon et, plus précisément, à une écriture miniature qui met à distance la lettre et s’en détache. La plume est envisagée comme instrument de l’Autre, elle est génératrice des « choses incongrues ». L’appel à la méthode du crayon représente donc une réaction à la crise de la plume, ainsi qu’à la faillite de la main comme organe. Selon Ph. Lacadée, miniaturiser, c’est réduire le signifiant au statut de lettre illisible et n’en communiquer qu’une part, celle transcrite ensuite par la plume. En fait, les microgrammes remettent en discussion le rapport avec l’Autre qui se trouve de nouveau exclu de la jouissance de l’écriture. Walser rejette tout discours établi et place la créativité loin du sens commun de l’espace public. L’écriture compte en fin de compte pour elle-même et la jouissance qu’elle provoque reste toujours personnelle, inaccessible à l’Autre. Par ailleurs, Ph. Lacadée cite Peter Utz qui voit dans l’écriture miniature le « sinthome » de la maladie de Walser, sa voie vers la guérison. Benjamin, à son tour, analyse les personnages walseriens et affirme que « ce sont des personnages qui ont surmonté la folie et, pour cette raison, font preuve d’une superficialité déchirante, tout à fait inhumaine et imperturbable. Pour designer d’un mot ce qu’ils ont de charmant et d’inquiétant, on peut dire qu’ils sont tous guéris2. » Les microgrammes permettent ainsi de retrouver le lieu d’un bonheur secret et de réintégrer la main dans le corps, sans passer par la parole de l’Autre.

3Ph. Lacadée soutient que les personnages de Walser renvoient à sa personnalité fragmentée, incapable de fournir à l’Autre une image unitaire et cohérente. La fragmentation semble, d’ailleurs, représenter un trait caractéristique du discours labyrinthique walserien qui met en scène un moi découpé, chaotique, opposé à l’individu solide et harmonieux. L’errance de l’écriture traduit le vagabondage de la vie réelle, mais sert en même temps à « nouer ce qui en lui fuit, se dissocie, s’éparpille en pièces détachées. » Pour l’illustrer, Ph. Lacadée s’interroge sur la figure ambivalente du serviteur chez Walser, qui y recourt afin de maintenir le minimum de lien social. Se vouer au service de l’Autre garantit la liberté sans risquer de s’aliéner. Par ailleurs, c’est Walser lui-même qui déclare que se soumettre, c’est plus raffiné que penser. Cependant, la soumission walserienne est ambiguë puisqu’elle ne suppose pas l’acceptation, mais le rejet ironique de l’Autre. Conscient des règles du jeu social, le serviteur walserien s’en détache, tout en donnant l’impression d’obéissance totale. Grâce à son ironie, il arrive à remplacer le maître et à occuper sa place. Le serviteur se contente d’être « un ravissant zéro tout rond », position qui ferme toute communication et qui protège son espace intime de jouissance.

4L’image du serviteur par excellence est donnée par le brigand, le protagoniste du dernier roman de Walser. Pour Ph. Lacadée, le brigand constitue l’alter-ego de Walser et réussit à incarner « l’errance ultime et ironique ». Chez lui, l’absence du phallus est supplantée par la figure de la serveuse. Comme la plupart des personnages walseriens, il est un être non sexué, non divisé par le sexe. Il tire sa satisfaction de l’acte de servir son maître, dans ce cas précis, sa bien-aimée Edith. Néanmoins, le brigand, comme Walser, se proclame un non-dupe, il refuse le sens de l’Autre et choisit de vivre discrètement sans but ni titres. Quoique persécuté en apparence, le brigand incite à la persécution. Sa fausse obéissance est, en fin de compte, le rejet ironique de tout discours figé. Parallèlement, Ph. Lacadée note la duplicité du brigand, scindé entre le promeneur actif et le citoyen commun. Cette dichotomie se reflète dans la conception que Walser a du langage qui oppose « la dynamique vivante », liée au concept walserien de temps présent à « l’ordre conceptuel du temps », associé au temps de l’Autre.

5La division n’est pas toutefois négative, car elle privilégie l’existence d’un espace unique, la « cavité des grés » où le brigand se ressource et retrouve son équilibre. Celle-ci devient une sorte de locus amoenus qui abonde en occurrences. Parmi elles, Ph. Lacadée mentionne « le lac acoustique », espace de sonorité où « le sujet jouit du sens entendu dans la bain de lalangue ». Le « lac acoustique » se définit de la sorte comme espace d’autoréflexivité où Walser entend son dit et préfère la résonance du signifiant à la communication. Ph. Lacadée continue les analogies et établit des correspondances entre le « lac acoustique » et le « territoire du silence sonore », retrouvé dans la neige. Espace de toutes les sonorités possibles, la neige se dresse toujours comme évasion au sens commun et accablant de l’Autre. Ph. Lacadée réussit, par conséquent, à distinguer deux façons chez Walser de contrecarrer l’ordre invasif de l’Autre. D’une part, c’est l’obéissance dissimulée qui cache le rire ironique du serviteur et d’autre part, il y a l’écriture qui transforme le réel en roman. La neige s’affirme finalement comme métaphore de l’écriture walserienne. Grâce à sa forte liaison avec la promenade, elle devient labyrinthique. L’écriture chez Walser naît avec la marche, qui dicte son rythme, tandis que la promenade fait que le texte a « lui-même son parcours, son allure, ses haltes, ses détours, ses aléas ». Son style est celui que Walser lui-même appelle « le syle-du-temps-présent » qui résiste à l’universel pour s’intéresser à la singularité du détail. Le propre de l’écriture c’est d’obéir à la « volonté des mots » et de garder la « liberté libre ». Ph. Lacadée démontre donc que le labyrinthe de Walser n’est pas négatif, mais plutôt ironique, car au lieu de suivre un sens, il mène le lecteur vers un non-sens. Walser lui-même se dédouble et devient lecteur lorsqu’il lit ses textes miniaturisés et y retrouve la jouissance de l’ouïe et de la voix.

6Pour conclure, Philippe Lacadée entame avec succès l’interprétation psychanalytique de l’œuvre walserienne. Son but ? Déceler le mystère de Robert Walser l’homme, le « fou » qui un jour de Noël, meurt épuisé lors d’une promenade dans la neige. Tout en appliquant la grille de lecture lacanienne, Ph. Lacadée démonte les préjugés liés à la folie walserienne (si elle existe) pour nous révéler l’histoire de Robert Walser l’écrivain, celui qui jouit de la sonorité des mots dans son « lac acoustique », d’où l’Autre et le monde sont chassés.